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Full text of "Les sources"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lessourcesOOgrat 

i 


LES   SOURCES 


p.    GRATRY 

Prêtre  de  l'Oratoire,  Professeur  en  Sorbonne 
Membre  de  l'Académie  Française 


LES  SOURCES 


PARIS-VI- 
LIBRAIRIE   P.   TÉQUI,   EDITEUR 

82,  RUE  BONAPARTE,  82 


36'  mine 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR 


Le  public  ne  cesse  de  demander  deux  opuscules 
du  Père  Gratry,  intitulés,  le  premier  :  Les  Sources, 
Conseils  pour  la  conduite  de  l'Esprit  ;  et  le  second  : 
Les  Sources,  ou  le  premier  et  le  dernier  livre  de 
la  Science  du  Devoir. 

Nous  croyons  donc  lui  être  agréable  en  réunis^ 
sant  CBS  deux  petits  volumes  en  un  seul,  et  en  les 
lui  offrant  aujourd'hui  sous  ce  titre  unique  :  Les 
Sources. 

Paris,  le  10  JuUlet  I87ê 


LES    SOURCES 

(première  partie) 

CONSEILS 
POUR  LA   CONDUITE    DE    L'ESPRIT 


LES   SOURCES 

Conseils    pour    la    conduite    de  l'esprit 


CHAPITRE  PREMIER 

SILENCB   ET    TRAVAIL   DU   MATIN 


CES  conseils  ne  s'adressent  pas  à  tous  :  un  très 
petit  nombre  d'esprits,  dans  l'état  actuel  du 
monde,  en  sont  ou  en  voudront  être  capables. 

Ils  s'adressent  à  cet  homme  de  vingt  ans,  esprit 
rare  et  privilégié,  cœur  encore  plus  privilégié,  qui, 
au  moment  où  ses  compagnons  d'études  ont  fini, 
comprend  que  son  éducation  commence  ;  qui,  à 
l'âge  où  l'amour  du  plaisir  et  de  la  liberté,  du 
monde,  de  ses  honneurs  et  de  ses  richesses  en- 
traîne et  précipite  la  foule,  s'arrête,  lève  les  yeux 
et  cherche,  dans  l'immense  horizon  de  la  vie,  au 
ciel  ou  sur  la  terre,  l'objet  d'un  autre  amour. 

Je  suppose  que  je  m'adresse  à  cet  homme.  C'est 
à  lui  seul  que  je  parle  ici. 

La  possession  de  la  sagesse,  lui  diraî-je  d'abord, 
est  à  de  très  sévères  conditions  ;  sachez-le  bien. 
Ces  conditions,  il  est  vrai,  sont  plus  sévères  en 
apparence  qu'on  vérité.  Mais  enfin,  l'initiation 
exige  d'austères  épreuves.  Etes-vous  courageux? 
Consentez-vous  au  silence  et  à  la  solitude?  Consen- 
tez-vous, au  sein  de  votre  liberté,  à  un  travail  plus 


XO  LES    SOURCES 


profond,  mais  aussi  régulier  que  le  travail  forcé  du 
collège,  ce  travail  que  les  hommes  imposent  aux 
enfants,  mais  non  pas  à  eux-mêmes?  Consentez- 
vous,  dans  cette  voie  rude,  à  voir  vos  égaux,  par 
une  voie  facile,  vous  dépasser  dans  la  carrière  et 
prendre  votre  place  dans  le  monde?  Pouvez-vous 
tout  sacrifier  sans  exception,  à  la  justice  et  à  la 
vérité?  Alors  écoutei. 


I 


Si  vous  avez  cette  extraordinaire  décision,  et  si 
vous  savez  vaincre  les  innombrables  oppositions, 
déraisonnables  et  raisonnables,  qui  vont  vous  ar- 
rêter, sachez  qui  vous  allez  avoir  maintenant  pour 
maître,  Ce  sera  Dieu.  Le  temps  vient  où  vous 
avez  k  pratiquer  cette  parole  du  Christ  :  «  N'ap- 
«  pelez  personne  sur  la  terre  votre  maître  :  car 
«  vous  n'avez  tous  qu'un  maître,  qui  est  le  Christ, 
«  et  vous  êtes  tous  frères  (i).  » 

Oui,  il  faut  que  vous  ayez  maintenant  Dieu  pour' 
maître. 

C'est  ce  que  je  vais  vous  expliquer,  en  vous  don- 
nant les  moyens  pratiques  d'arriver  aux  leçons  du 
Maître  divin. 

Saint  Augustin  a  écrit  un  livre  intitulé  :  De 
Magistro,  où  il  montre  qu'il  n'y  a  qu'un  maître, 
un  seul  maître,  qui  est  intérieur.  Lisez  ce  livre. 
Malebranche  a  beaucoup  écrit  sur  ce  point,  et  d'ad« 
mirabîes  pages,  trop  pen  connues,  et  surtout  trop 
peu  pratiquées.  Il  vous  sera  facile  de  les  trouver. 
Lisez-les  avec  attention  et  recueillement. 

(1^  MATTH..  xxni.  1. 


SILENCE    ET   TRAVAIL    DU   MATIN  U 

Du  reste,  vous  avez  entendu  dire  vulgairement, 
et  vous  l'avez  probablement  répété  vous-même, 
que  Dieu  est  la  lumière  universelle  qui  éclaire  tout 
homme  venant  au  monde.  Croyez-vous  cela? 

Si  vous  le  croyez,  poursuivez-en  les  consé- 
quences. 

Si  vous  croyez  que  vous  avez  en  vous  un  maître 
qui  veut  vous  enseigner  la  sagesse  étemelle,  dites 
à  ce  maître,  aussi  résolument,  aussi  précisément 
que  vous  le  diriez  à  un  homme  placé  en  face  de 
vous  :  «  Maître,  parlez-moi.  «  J'écoute.  » 

Mais,  après  avoir  dit  :  J'écoute,  il  vous  faut 
écouter.  Voilà  qui  est  simple  assurément,  mais  ca- 
pital. 

Pour  écouter,  il  faut  faire  silence.  Or,  je  vous 
prie,  parmi  les  hommes,  et  surtout  parmi  les  pen- 
seurs, qui  est-ce  qui  fait  silence? 

La  plupart  des  hommes,  surtout  des  homme» 
d'étude,  n'ont  pas  une  demi-heure  de  silence  par 
jour.  Et  quand  le  livre  de  l'Apocalypse  dit  quelque 
part  :  «  Et  il  se  fit  dans  le  ciel  un  silence  d'une 
«  demi-heure,  »  je  crois  que  le  texte  sacré  signale 
un  fait  bien  rare  dans  le  ciel  des  âmes. 

Pendant  tout  le  jour,  l'homme  d'étude  écoute 
des  hommes  qui  parlent,  ou  il  parle  lui-même,  et 
quand  on  le  croit  seul  et  silencieux,  il  fait  parler 
les  livres  avec  l'extraordinaire  volubilité  du  regard, 
et  il  dévore  en  peu  d'instants  de  longs  discours. 
Sa  solitude  est  peuplée,  assiégée,  encombrée,  non 
seulement  des  amis  de  son  intelligence  et  des 
grands  écrivains  dont  il  recueille  les  paroles,  mais 
encore  d'une  multitude  d'inconnus,  de  parleurs  inu- 
tiles, et  de  livres  qui  sont  des  obstacles.   De  plus, 


12  LES    SOURCES 


cet  homme,  qui  croit  vouloir  penser  et  parvenir  à 
ta  lumière,  permet  à  la  perturbatrice  de  tout  si- 
lence, à  la  profanatrice  de  toutes  les  solitudes,  à 
la  presse  quotidienne,  de  venir,  chaque  matin,  lui 
prendre  le  plus  pur  de  son  temps,  une  heure  ou 
plus,  heure  enlevée  de  la  vie  par  l'emporte-pièce 
quotidien;  heure  pendant  laquelle  la  passion,  l'aveu- 
g-lement,  le  bavardage  et  le  mensonge,  la  poussière 
des  faits  inutiles,  l'illusion  des  craintes  vaines  et 
des  espérances  impossibles  vont  s'emparer,  peut- 
être  pour  l'occuper  et  le  ternir  pendant  tout  le  jour, 
de  cet  esprit  fait  pour  la  science  et  la  sagesse  (i). 

Veuillez  me  croire,  quand  j'affirme  qu'un  esprit 
qui  travaille  ainsi  n'apprendra  rien,  ou  peu  de 
chose,  précisément  parce  qu'il  n'y  a  qu'un  maître, 
que  ce  maître  est  en  nous,  qu'il  faut  l'écouter  pour 
l'entendre,   et  faire  silence  pour  l'écouter. 

Si  donc  vous  voulez  établir  un  peu  de  silence 
autour  de  vous,  lisez  modérément,  et  chassez  de 
chez  vous  les  profanes.  Eloignez-vous,  de  toute 
manière,  des  paroles  inutiles  :  il  en  sera  demandé 
compte,  dit  l'Evangile.  Il  en  sera  demandé  compte 
aux  complices  aussi  bien  qu'aux  auteurs. 


II 


Il  faut  donc  écouter  Dieu.  Il  faut  faire  silence 
pour  l'entendre.  Mais  le  silence  suffit-il? 

Oui,  on  f>eut  dire  que  le  silence  suffit,  car,  dit 
saint    Augustin,   la   Sagesse    éternelle   ne  cesse  de 

(1)  On  verra  plus  bas  si  nous  prétendons  Isoler  de  la  vi« 
contemporaine  rhomme  qui  veut  servir  Dieu  ;  mais  nous  nous 
élevons  de  toutes  nos  forces  contre  l'usage  ordinaire  que  l'on 
fait  des  Journaux. 


SILENCE    ET    TRAVAIL    DU    MATIN  13 

parler  à  la  créature  raisonnable,  et  la  raison  n« 
cesse  de  fermenter  en  nous.  Seulement,  il  n'est  pas 
facile  d'obtenir  le  silence. 

Faites  taire  les  hommes,  faites  taire  les  livres, 
soyez  véritablement  seul,  avez-vous  pour  cela  le 
silence?  Qu'est-ce  que  cette  loquacité  intérieure  des 
vaines  pensées,  des  désirs  inquiets,  des  passions, 
des  préjugés  plus  redoutables  du  siècle  qui  vous 
porte  et  vous  inspire  à  votre  insu?  Avant  d'arriver 
au  silence  sacré  du  sanctuaire,  il  y  a  de  grandes 
victoires  à  remporter.  Il  faut  ces  surnaturelles  vic- 
toires dont  l'esprit  de  Dieu  dit  :  «  Celui  qui  sera 
«  vainqueur,  je  lui  donnerai  pouvoir  sur  les  na- 
«  tions.  »  {Qui  vicerit,  dabo  ei  potestatem  super 
gentes.) 

Il  faut  cesser  d'être  esclave  de  soi-même  et 
esclave  de  son  siècle.  Je  ne  dis  pas  que  la  lutte  doit 
avoir  cessé  ;  je  dis  qu'elle  doit  avoir  commencé.  La 
passion,  en  vous,  doit  avoir  senti  la  puissance  de  la 
raison.  Il  faut  avoir  rompu  avec  le  siècle,  et  avoir 
dit  au  torrent  du  jour  :  Tu  ne  m'emporteras  pas.  II 
faut  avoir  échappé  à  ce  côté  faux  de  l'esprit  du 
siècle,  à  cet  entraînement  aveugle  et  pervers  par 
lequel  chaque  époque  menace  d'échapper  au  vrai 
plan  de  l'histoire  universelle,  et  en  retarde  l'accom- 
plissement. Cornanpere  et  corrumpi  sœculum  voca- 
tur,  disait  Tacite.  Ce  siècle-là,  oe  corrupteur  avec 
ses  préjugés,  ses  doctrines,  sa  philosophie  s'il  en  a, 
il  faut  s'élever,  et  se  tenir  élevé,  au-dessus  de  lui, 
pour  le  juger,  le  juger  pour  le  vaincre,  et  pour  le 
diriger  au  nom  de  Dieu.  C'est  le  sens  du  mot  cité 
plus  haut  :  «  Celui  qui  sera  vainqueur,  je  lui  don- 
«  nerai  pouvoir  sur  les  nations.  *. 


14  LES    SOURCES 


Je  n'insiste  pas  davantage  sur  ce  point  capital, 
ni  sur  sur  l'extrême  difficulté  de  cette  victoire,  ni 
sur  l'espèc»  de  terreur  profonde  qu'éprouve  une 
âme  qui  vivait  naïvement  de  la  vie  de  son  siècle,  et 
qui  maintenant  entre  en  lutte  et  en  contradiction 
avec  cette  immense  vie  et  ses  puissants  mouve- 
ments, et  commence  à  sentir  sa  faiblesse,  sa  peti- 
tesse, son  isolement,  en  face  de  ces  grands  flots. 
Tout  ceci  nous  entraînerait  trop  loin.  J'indique  seu- 
lement ici  à  quelles  conditions  l'âme  obtient  le  si- 
lence pour  écouter  Dieu. 


ni 


Pythagore  avait  divisé  la  journée  des  disciples 
de  la  philosophie  en  trois  parties  :  la  première 
partie  pour  Dieu  dans  la  prière  ;  la  seconde  pour 
Dieu  dans  l'étude  ;  la  troisième  pour  les  hommes 
et  les  affaires. 

Ainsi  toute  la  première  moitié  du  jour  était  pour 
Dieu. 

C'est,  en  effet,  le  matin,  avant  toute  distraction 
et  tout  commerce  humain,  qu'il  faut  écouter  Dieu. 

Mais  précisons.  Qu'est-ce,  en  effet,  qu'écouter 
Dieu?  me  direz-vous.  En  pratique,  écouterai-jc 
ainsi,  comme  les  contemplatifs  de  l'Inde,  depuis  le 
matin  jusqu'à  midi?  Me  tiendrai-je  le  front  penché 
et  la  tête  appuyée  sur  ma  main,  ou  les  yeux  fixés 
vers  le  ciel?  Que  ferai-je  en  réalité? 

Voici  la  réponse.   Vous  écrirez. 

Vous  êtes-vous  quelquefois  demandé  :  Quel  est 
le  moyen,  y  a-4-il  un  moyen  d'apprendre  à  écrire? 


SILENCE    ET    TRAVAIL    DU    MATIN  15 

Ce  moyen  d'apprendre  à  écrire  et  de  développer,  en 
ce  sens,  vos  facultés  dans  toute  leur  étendue,  Je 
vous  l'offre  ici.  Ce  sera  là  l'avantage  secondaire  de 
l'emploi  de  vos  matinées. 

Parlons  d'abord,  sous  ce  second  point  de  vue,  de 
votre  travail  du  matin.  Ce  ne  sera  pas  un  hors- 
d'œuvre,  ni  même  une  digression,  car  nous  verrons 
que  cet  exercice  secondaire  vous  mène  ici  droit  au 
but  principal. 

Saint  Augustin  commence  ainsi  son  livre  des 
Soliloques  :  «  J'étais  livré  à  mille  pensées  diverses, 
«  et  depuis  bien  des  jours,  je  faisais  les  plus  grands 
«  efforts  pour  me  trouver  moi-même,  moi  et  mon 
«  bien,  et  pour  connaître  le  mal  à  éviter,  quand 
«  tout  à  coup,  —  était-ce  moi-même?  était-ce  un 
«  autre?  était-il  hors  de  moi  ou  en  moi?  je  l'ignore 
«  et  c'est  précisément  ce  que  je  désirais  ardem- 
«  ment  de  savoir  ;  —  toujours  est-il  que  tout  à 
«  coup  il  me  fut  dit  :  Si  tu  trouves  ce  que  tu  chér- 
it ches,  qu'en  feras-tu?  A  qui  le  confieras-tu  avant 
«  de  passer  outre?  —  Je  le  conserverai  dans  ma 
«  mémoire,  répondis-je.  —  Mais  ta  mémoire  est- 
«  elle  capable  de  conserver  tout  ce  que  ton  esprit  a 
«  vu?  —  Non,  certes,  elle  ne  le  peut.  —  Il  faut 
«  donc  écrire.  —  Mais  comment,  puisque  tu  crois 
«  que  ta  santé  se  refuse  au  travail  d'écrire?  Ces 
«  choses  ne  se  peuvent  dicter  :  elles  demandent 
«  toute  la  pureté  de  la  solitude.  —  Cela  est  vrai  ; 
«  je  ne  sais  donc  que  faire.  —  Le  voici  :  demande 
«  de  la  force,  et  puis  du  secours  pour  trouver  oc 
«  que  tu  cherches  ;  puis  écris-le,  pour  que  cet  en- 
«  fantement  de  ton  cœur  t'anime  et  le  rende 
«  fort.  N'écris  que  ies  résultats,  et  en  peu  de  mota. 


l6  LES    SOURCES 


«  Ne  pense  pas  à  la  foule  qui  pourra  lire  ces  pages; 
«  quelques-uns  sauront  les  comprendre  (i).   » 

Maintenant,  je  vous  prie,  pensez-vous  que  ces 
choses  n'arrivent  qu'à  saint  Augustin?  Si  elles  n'ar- 
rivent qu'à  lui  et  ne  nous  arrivent  pas,  c'est  que 
notre  pitoyable  incrédulité  s'y  oppose.  Croyez-vous 
en  Dieu?  Dieu  est-il  muet?  N'est-il  pas  certain  que 
Dieu  parle  sans  cesse,  comme  le  soleil  éclaire  tou- 
jours? Je  vous  dirai  ici  avec  Thomassin  :  «  Qui- 
«  conque  s'étonne  de  ces  choses  et  les  regarde 
«  comme  incroyables,  inespérées,  inouïes,  celui-là 
«  ne  sait  pas  ou  ne  réfléchit  pas  que  la  descente  de 
«  Dieu,  réelle  et  substantielle,  dans  la  nature  intel- 
«  ligente,  est  un  fait  continuel  et  quotidien  (2).  » 

Mais  n'insistons  pas  en  ce  moment  sur  ce  côté 
de  la  question.  Saint  Augustin  lui-même,  parlant 
de  son  inspirateur,  ne  se  demande-t-il  pas  :  «  Etait- 
ce  moi  même?  était-ce  un  autre?  »  Je  vous  dis 
seulement  ici  que  si  vous  suivez  mon  conseil,  si 
vous  consacrez  à  écrire  les  meilleures  heures  du 
jour,  rien  ne  peut  vous  donner  autant  de  chances 
pour  entendre  ou  pour  voir  la  vérité,  et  rien  ne 
saurait,  au  même  degré,  vous  former  à  écrire.  Là 
sont  les  sources  du  génie  et  du  talent. 

Traitons  ceci  avec  quelque  détail,  c'est  le  lieu  : 
le  livre  correspondant  de  la  Logique  d'Aristote 
traite  beaucoup  de  la  rhétorique. 

Vous  le  savez,  il  n'y  a  que  les  ouvrages  bien 
écrits  qui  subsistent  et  qui  font  trace.  Les  autres, 


(lî  Œuvres  complèUs,  t.  I,  p.  598. 

(8)  Dogm.  tb6ol.,  de  Incarnat.,  llb.  I.  cap.  xxi.  —  Lisez, 
dans  notre  Logique,  le  Uvre  Intitulé  :  Des  vertus  intellec' 
tuelles  ins-pirées. 


SILENCE    ET    TRAVAIL    DU    MATIN  I? 

même  savants,  ne  sont  que  des  matériaux.  Ce  sont 
comme  des  créations  inférieures  destinées  à  être 
assimilées  par  quelque  esprit  plus  vigoureux  qui 
s'en  nourrit,  les  fait  homme,  et  les  ajoute  à  la  vie 
de  l'esprit  humain.  Si  donc  vous  voulez  propager 
la  vérité,  il  faut  savoir  écrire.  Je  dirais  qu'il  vous 
faut  acquérir  du  style,  si  ce  mot  n'avait  deux  sens, 
dont  l'un,  le  sens  vulgaire,  est  pitoyable.  Dans  ce 
dernier  sens,  il  serait  bon  de  dire  :  «  Pas  de  style!  » 
comme  on  a  dit  :  «  Pas  de  zèlel  »  Le  meilleur  style, 
en  ce  sens,  est  de  n'en  point  avoir.  Ce  style,  on  le 
voit  assez,  sert  à  déguiser  la  pensée  ou  son  ab- 
sence :  vêtement  toujours  un  peu  de  mauvais  goût, 
qui,  en  tout  cas,  par  cela  seul  qu'il  est  vêtement, 
nous  empêche  d'arriver  à  la  sublime  et  saisissante 
nudité  du  vrai. 

Mais  si  vous  entendez  le  style  dans  le  sens  de  ce 
très  beau  mot,  «  le  style  c'est  l'homme  »,  le  style, 
alors,  c'est  aussi  l'éloquence,  quand  toutefois  on  la 
définit  avec  un  maître  habile  :  «  L'éloquence  n'est 
«  que  l'âme  mise  au  dehors.   » 

Cela  posé,  je  trouve  tout,  comme  règle  pratique 
de  l'art  d'écrire,  dans  le  fragment  de  saint  Au- 
gustin qui  vient  d'être  cité. 

Le  style,  l'éloquence,  la  parole  dans  le  sens  le 
plus  élevé  du  mot,  c'est  l'homme,  c'est  l'âme  mise 
en  lumière.  C'est-à-dire  que  si  vous  voulez  appren- 
dre à  éviter  non  seulement  tout  mol  sans  pensée, 
mais  encore  toute  pensée  sans  âme. 

«  Le  style,  disait  Dussaulx  est  une  habitude  de 
«  l'esprit.  »  —  «  Heureux  ceux,  dit  Joubert,  dans 
«  lesquels  il  est  une  habitude  de  l'âme.  »  Et  Jou- 
«  bert  ajoutait    :  «   L'habitud«  de  l'esprit  est  arti- 

MB    «eVRCBS  ■> 


l8  LES    SOURCES 


«  fice  :  l'habitude  de  l'âme  est  excellence  ou  per« 
«  tection.    » 

Donc,  pour  écrire,  il  ne  faut  pas  seulement  sa 
présence  d'esprit,  il  faut  encore  sa  présence  d'âme; 
il  faut  son  cœur,  il  faut  l'homme  tout  entier  :  c'est 
à  soi-même  qu'il  en  faut  venir.  Saint  Augustin 
commence    donc    parfaitement  quand  il  dit  :  je  me 

CHERCHAIS    MOI-MÊME. 

Mais  il  faut  plus.  Non  seulement  il  faut  appren- 
dre à  éviter  toute  parole  sans  pensée  et  toute  pensée 
sans  âme,  mais  encore  il  faut  éviter,  je  dis,  pour 
bien  écrire,  tout  état  d'âme  sans  Dieu.  Car,  sans 
doute,  ce  que  l'éloquence  entend  mettre  au  dehors, 
ce  n'est  pas  l'âme  dans  sa  laideur,  c'est  l'âme  dans 
sa  beauté.  Or,  sa  beauté,  indubitablement,  c'est  sa 
ressemblance  à  Dieu.  Car  comme  le  dit  encore 
excdlemment  Joubert  :  «  Plus  une  parole  ressemble 
«  à  une  pensée,  une  pensée  à  une  âme,  une  âme  à 
«  Dieu,  plus  tout  cela  est  beau.  » 

Il  faut  donc,  comme  saint  Augustin,  chercher 
son  âme,  se  chercher  soi,  soi  et  son  bien,  son  âme 
et  sa  beauté.  (Quaerenti  mihi  memetipsum  et  bonum 
meum.)  Il  vous  faut  donc,  pour  très  bien  écrire,  la 
présence  de  votre  âme  et  la  présence  de  Dieu  ;  c'est 
à-dire  il  faut  que  votre  âme  tout  entière,  s'il  est 
possible,  soit  éveillée  et  que  la  splendeur  de  Dieu 
soit  sur  elle. 

C'est  là,  dis-je,  ce  qu'il  faut  chercher.  Mais  qui 
cherche  trouve.  Si  vous  cherchez  dans  le  silence  et 
la  solitude,  avec  suite  et  persévérance  {volventi  mihi 
diu,  et  per  multos  dies  sedtdo  quœrenti),  plus  d'une 
fois  U  vous  arrivera  d'être  comme  réveillé  et  de 
seatir  que  vous  n'êtes  plus  seul.   Cependant  l'hôt* 


SILENCE    ET   TRAVAIL    DU    MATIN  I9 

intérieur  et  invisible  est  tellement  caché  et  Impliqué 
dans  l'âme  que  vous  doutez.  Est-ce  moi-même  ou 
est-ce  un  autre  qui  a  parlé?  Où  est-il?  Se  fait-il  en- 
tendre de  loin  ou  parlera-t-il  dans  ce  fond  reculé 
de  moi-même  si  éloigné  de  la  surface  habituelle  de 
mes  pensées? 

Ne  vous  arrêtez  pas  à  ce  doute.  En  pratique,  peu 
importe.  Tâchez  seulement  de  ne  pas  laisser  perdre 
ce  que  vous  entendez  et  ce  que  vous  voyez  alors. 
Ne  vous  fiez  pas  à  la  mémoire.  La  mémoire  o'est 
fidèle  et  complète  qu'en  présence  des  objets.  La 
mémoire  est  une  faculté  qui  oublie.  Quand  la  lu- 
mière céleste  des  idées  luit  sur  éile^  eUe  croit  que 
cette  lumière  ne  lui  sera  point  ôtée  et  qu'elle  verra 
toujours  le  même  spectacle.  N'en  croyez  rien.  Quand 
la  lumière  se  sera  retirée  la  mémoire  pâlira,  comme 
la  nature  quand  ie  soleil  s'en  va,  car  ici  l'absence 
c'est  l'oubli. 

Il  faut  donc  écrire  alors.  {Ergo  scribendum  est.) 
Il  faut  s'efforcer  de  décrire  l'ensemble  vaste,  les 
détails  délicats  du  spectacle  intérieur  que  vous 
voyez  à  peine  ;  il  faut  écouter  et  traduire  les  veines 
secrètes  du  murmure  sacré  (veiias  divini  susurri);  il 
faut  suivre  et  saisir  les  plus  délicates  émotions  de 
cette  vie  éveillée. 

Mais  je  ne  puis,  répond  saint  Aug-usttn  ;  ma 
santé  m'en  empêche.  {Valetudo  scribendi  laborem 
récusât.)  Et  ici,  il  faut  reconnaître  que  chacun  a 
naturellement  cette  sorte  de  santé  qui  ne  peut  pas 
écrire.  Est-ce  que  l'état  presque  toujours  grossier, 
enivré,  remuant,  lourd,  somnolent,  de  mon  corps, 
ne  m'empêche  pas  d'écrire,  c'est-à-dire  de  suivre  et 
de  fixer  ces  beautés  intérieures    que    j'aperçois    à 


a«  LES    SOURCES 


peine,  et  ces  délicates  émotions,  croisées,  effacées, 
étouffées  par  les  rudes  et  pétulantes  émotions  de 
mes  sens? 

Que  faire  donc?  {Nescio  quîd  agam.)  II  faut  qu'il 
soit  porté  remède  à  cet  état  de  votre  corps.  (Oro 
salutem  et  auxilium.)  Il  faut  fuir  cet  état  ténébreux 
du  corps  qui  empêche  d'écrire.  Il  faut  demander  à 
Dieu  cette  sorte  de  santé  précieuse  et  bénie  qui  rend 
le  corps  simple  et  lumineux,  et  dont  l'Evangile 
parle  quand  il  dit  :  «  Si  votre  œil  est  simple,  tout 
«  votre  corps  sera  éclairé  et  vous  illuminera  comme 
«  un  réflecteur  de  lumière  (i).    » 

Oui,  il  faut  que  votre  corps  même  soit  entraîné 
et  entre  dans  la  voie  de  votre  esprit  et  de  votre 
âme.  «t  Tout  ce  qu'on  pense,  dit  parfaitement  Jou- 
et bert,  il  faut  le  penser  avec  l'homme  tout  entier, 
«  l'esprit,  l'âme  et  le  corps.  »  Oui,  le  corps  est  de 
la  partie,  et  saint  Augustin  le  sentait. 

Il  faut  que  l'esprit,  l'âme  et  le  corps,  en  harmo- 
nie, soient  devenus  ensemble  comme  un  seul  ins- 
trument docile  à  l'inspiration  intérieure  :  inspiration 
qui  manque  peu,  mais  qui  trouve  rarement  l'instru- 
ment préparé. 

Le  délicat  et  profond  écrivain  que  j'aime  à  vous 
citer  sur  ce  sujet  l'avait  bien  observé  :  «  Quand  il 
«  arrive  à  l'âme  de  procéder  ain^,  dit-il,  on  sent 
ec  que  les  fibres  se  montent  et  se  mettent  toutes 
«  d'accord.  Elles  résonnent  d'elles-mêmes,  et  mai- 
«  gré  l'auteur,  dont  tout  le  travail  consiste  alors  à 
•  s'écouter,  h  remonter  la  corde  qu'il  entend  se 
«  relâcher    et  à  descendre  celle  qui  rend  des  sons 

(1)  ...Totum  corpus  tuum  lucldum  erlt,  «t  ilcut  lucema  fui. 
SOTïB  UlumLnablt  t«.  (Luc,  xi,  36.) 


SILENCB    ET    TRAVAIL    DU    MATIN 


«  trop  hauts,  comme  sont  contraints  de  le  faire 
«  ceux  qui  ont  l'oreille  délicate  quand  ils  jouent  de 
«  quelque  barpe. 

«  Ceux  qui  ont  jamais  produit  quelque  pièce  de 
«  ce  genre  m'entendront  bien,  et  avoueront  que, 
«  pour  écrire  ou  composer  ainsi,  il  faut  faire  de  soi 
«  d'abord,  ou  devenir  à  chaque  ouvrage  un  instru- 
«  ment  organisé  (i).    » 

N'est-ce  pas  là  ce  que  veut  dire  le  prophète  qui 
s'écrie  :  «  Eveille-toi,  ma  glorieuse  lumière! 
«  éveille-toi,  lyre  de  mon  âme!  »  {Exsurge,  gloria 
mea.   Exsurge,   pscUterium  et  cithara.) 

Mais,  je  vous  en  préviens,  si  vous  attendez  pour 
écrire  que  votre  âme  et  votre  corps  soient  devenus 
cet  instrument  sonore  et  délicat,  vous  n'écrirez  pas. 
Que  dit  en  effet,  saint  Augustin?  «  Priez,  deman- 
o  dez  la  force,  la  santé,  le  secours,  et  écrivez,  afin 
«  que,  vous  sentant  père,  vous  en  deveniez  plus 
«  fort  {ut  proie  tua  fias  animosior).   » 

Oui,  commencez  par  écrire  et  produire,  dussiez- 
vous  sacrifier  ensuite  les  premiers-nés.  Mais,  en 
tout  cas,  les  premiers  fruits  vivants  de  votre  esprit 
l'animeront  ;  les  fibres  se  monteront,  et  se  mettront 
d'accord  d'elles-mêmes. 

Savez-vous  pourquoi  des  esprits,  d'ailleurs  très 
préparés,  restent  souvent  improductifs  et  n'écrivent 
pas?  C'est  parce  qu'ils  ne  commencent  jamais,  et 
attendent  un  élan  qui  ne  vient  que  de  l'oeuvre.  Ils 
ignorent  cette  incontestable  vérité,  que  pour  écrire, 
il  faut  prendre  la  plume,  et  que,  tant  qu'on  ne  la 
prend  pas,  on  n'écrit  pas. 

Et  ils  ne  prennent  jamais  la  plume,  parce  que  je 

(1)  Pentée»  de  Joubert,  i.  Il,  p   flA. 


22  LES    SOURCES 


ne  sais  quelle  circonspection  les  arrête  ;  ils  pensent 
au  lecteur,  Us  tremblent  devant  toute  cette  foule  de 
critiques  qu'ils  imaginent  et  devant  leurs  mille  pré- 
tentions. 

Aussi,  que  dit  saint  Augustin?  «  Ne  cherchez  pas 
«  à  attirer  toute  cette  foule  ;  quelques-uns  sauront 
«  vous  comprendre.  »  {Nec  modo  cures  invitatio- 
nem  turhae  legentiutn.) 

Le  respect  humain  est  un  fléau  dans  tous  les 
ordres  de  choses.  Pensez  à  Dieu  et  à  la  vérité,  et 
ne  craignez  pas  les  hommes  :  règle  fondamentale 
pour  bien  écrire,  comme  pour  parler. 

Ne  faites  donc  point  d'apprêts  pour  attirer  les 
hommes.  Pas  de  style,  avons-nous  dit,  mais  la 
sévère  nudité  du  vraH  N'écrivez  que  les  résultats, 
en  peu  de  mots  {paucis  conclusiuncuîis  breinter  col- 
lige);  retranchez  tout  ce  qui  n'est  que  vêtement, 
ornement,  apparence,  effet,  précaution  ,  transition. 
Transition!  fléau  du  style  et  de  la  parole!  Combien 
d'esprits  que  les  transitions  empêchent  de  passer, 
et  ne  laissent  jamais  arriver  à  ce  qu'Us  voulaient 
dire!  N'écrivez  que  là  où  vous  voyez,  où  vous  sen- 
tez. Là  oii  vous  ne  voyez  pas,  où  vous  ne  sentez 
pas,  n'écrivez  pas  ;  taisez-vous.  Ce  silence-là  aura 
son  prix,  et  rendra  le  reste  sonore. 

Quelle  dignité,  queUe  gravité,  quelle  vérité  dans 
la  parole  de  celui  qui  n'attend  rien  des  hommes, 
qui  ne  cherche  aucune  gloire,  mais  qui  cherche  la 
vérité  ;  qui  craint  Dieu  seul  et  attend  tout 
de  Dieu!  Le  Christ  parlant  à  ceux  qui  cher- 
chent la  gloire  venant  des  hommes,  et  non  pas  celle 
qui  vient  de  Dieu,  ne  dit-il  pas  :  «  Son  Verbe  ne 
demeure  point  en  vous  »  {verhum  ejus  non  habetis 


SILENCB    ET    TRAVAIL    DU    MATIN  23 

in  vohis  manens)?  Dcmc  cherchez  la  gloire  qui  vient 
de  Dieu  ;  alors  le  Verbe  de  Dieu  demeure  en  vous. 
«  Jouez  pour  les  Muses  et  pour  moi,  »  d'sait  un 
célèbre  Athénien  à  un  grand  musicien  méconnu. 
Appliquez-vous  ce  mot.  Ecrivez  pour  Dieu  et  pour 
vous.  Ecrivez  pour  mieux  écouter  le  Verbe  en  vous, 

ket  pour  conserver  ses  paroles.  Supposez  toujours 
jqu'aucun  homme  ne  verra  ce  qui  vous  est  ainsi 
(dicté. 
Plus  un  livre  est  écrit  loin  du  lecteur,  plus  il  est 
fort.  Les  pensées  de  Pascal,  les  travaux  de  Bossuet 
pour  le  dauphin,  la  Somme  de  saint  Thomas 
d'Aquin  surtout,  écrite  pour  les  commençants,  en 
sont  des  preuves.  Une  preuve  des  plus  singulières 
en  ce  genre  se  trouve  dans  les  deux  styles  de  Mas- 
sillon  :  celui  du  Petit  Carême,  et  celui  des  Discours 
synodaux  :  le  premier,  préparé  pour  la  cour,  où 
l'auteur  abuse  vraiment  de  la  ductilité  de  la  pensée, 
où  le  défilé  de  la  trame  épuise  la  patience  du  regard; 
l'autre  presque  improvisé  pour  quelques  curés 
d'Auvergne,  courtes  pages  vivantes,  énergiques,  où 
l'on  rencontre  un  autre  Massillon,  aussi  supérieur 
au  premier  qu'un  beau  visage  est  supérieur  à  un 
beau  voile. 

Voici  encore  une  précaution  à  prendre. 

L'esprit  est  prosaïque,  l'âme  poétique  est  musi- 
cale. Symphoniaîis  est  anima  :  ainsi  parlait  une 
sainte  du  moyen  âge.  Le  livre  de  Vlmitation  le  dit 
aussi.  Quand  l'âme  se  recueille  et  entend  quelque 
chose  de  Dieu,  que  la  paix  et  la  joie  l'inondent,  il 
arriv<»  bien  ce  que  dit  Gerson  :  Si  dos  pacem,  si 
gaudium  sanctum  infundis,  erit  anima  servi  lui 
plena  modtUatione.   Joubert  aussi  l'avait  compris  5 


24  LES    SOURCES 


«  Naturellement,  dit-il,  l'âme  se  chante  à  eile- 
«  même  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau.  »  Aussi,  quand  le 
style  est  une  habitude  de  l'âme,  il  y  a  un  écueil  à 
éviter  :  c'est  le  chant.  C'est  l'excès  de  l'harmonie 
musicale  dans  le  style,  et  l'introduction  involontaire, 
presque  continuelle  du  rythme  et  du  vers  dans  la 
prose  :  c'est  un  vrai  défaut,  quoique  dans  une  prose 
parfaite,  toute  syllabe,  je  crois,  est  comptée,  et 
même  pesée.  Mais  il  faut  rompre  ce  chant  trop 
explicite,  non  par  un  calcul  de  détail,  mais  par  une 
modération  générale  et  une  profonde  pudeur  de 
l'âme,  qui,  n'osant  pas  chanter,  modère  le  rythme 
des  mots,  le  rend  presque  insensible,  de  même 
qu'elle  renferme  en  elle,  avec  pudeur,  l'enthou- 
siasme de  sa  pensée,  et  le  maintient  intime,  caché, 
réservé,  presque  insensible,  mais  d'autant  plus 
irrésistible  et  pénétrant. 


CHAPITRE   II 
l'idée  inspiratrice 


JE  cont'nue  à  vous  donner  ces  conseils,  à  vous, 
qui  croyez  à  la  présence  de  Dieu,  et  qui  êtes 
résolu  à  l'austère  discipline  de  sa  divine  école. 
Puissé-je  me  faire  comprendre  et  vous  mener  jus- 
qu'à la  pratique  même! 

Je  suivrai  vos  conseils,  me  direz-vous.  Je  saurai 
supporter  la  solitude  et  le  silence.  J'écrirai  donc 
Mais  quoi? 

La  réponse  est  impliquée  dans  ce  qui  précède  ; 
elle  est  très  loin  du  conseil  de  Boileau  : 

Faites  cbolx  d'un  sujet... 

Mot  étrange!  Est-ce  qu'un  homme  sérieux  choisit 
un  sujet?  S'il  n'en  a  pas,  il  n'écrit  pas.  Jamais  il 
n'a  le  choix. 

D'abord,  au  fbnd,  il  n'y  a  qu'un  sujet  :  Dieu, 
l'homme  et  la  nature  dans  leur  rapport  ;  rapport 
où  se  rencontrent  à  la  fois  le  bien,  le  mal,  le  vrai, 
le  beau,  la  vie,  la  mort,  l'histoire,  l'avenir.  De 
sorte  que  l'unique  sujet  total  de  la  méditation  de 
l'âme,  c'est,  en  effet,  celui  qu'indique  saint  Augus- 
tin :  Je  cherchais  pendant  bien  des  jours  ;  je  me 
cherchais  moi-même,   moi  et   mon   bien,   et   le  mal 


26  LES    SOURCES 


qxie  je  veux  fuir.  {Volventi  mihi  et  per  multos  dies 
quaerenti  sedulo  memetipsum  et  bomrni  mewm,  et 
malum  quod  esset  vitandunu) 

Soit!  Mais  de  quel  côté  prendre  ce  sujet,  qui  est 
le  sujet  universel?  Je  réponds  :  û  faut  le  prendre 
comme  il  se  présente. 

Les  musiciens  n'ont-ils  pas  remarqué  que,  lors- 
que l'âme  est  vraiment  émue,  il  y  a  un  ton,  un  seul,  à 
l'exclusion  des  autres,  dans  lequel  il  lui  est  possible 
d'entrer?  Et  qu'on  y  regarde  de  près  :  non  seule- 
ment le  ton,  mais  la  mesure,  mais  le  fond  de  l'har- 
monie générale,  peut-être  même  les  détails  de  la 
mélodie  sont  donnés,  sont  commandés  par  l'émo- 
tion régnante. 

Eh  bien,  si  vous  êtes  en  silence,  si  vous  êtes 
éveillé,  ému,  —  et  d'ordinaire  le  vrai  silence  amène 
l'éveil  et  donne  l'émotion  vraie,  —  alors  ces  har- 
monies et  ces  mélodies  intérieures,  quoique  vous  ne 
sachiez  pas  peut-être  encore  bien  les  entendre,  sont 
en  vous,  et  à  ces  harmonies  répondent  certains 
spectacles,  certaines  faces  des  idées  éternelles,  cer- 
taines inspirations  particulières  et  actuelles  de  Dieu. 
Croyez-vous  que,  lorsque  vous  serez  recueilli  vous 
allez  vous  trouver  en  face  des  attributs  de  Dieu  tels 
que  les  professeurs  de  philosophie  les  expliquent? 
Certainement  non.  Vous  allez  vous  trouver,  de  fait, 
en  face  de  ce  qu'annonce  l'Evangile,  le  Verbe  fait 
chair.  C'est  pourquoi  l'Evangile  ne  dit  pas  :  Vous 
n'avez  tous  qu'un  maître  qui  est  Dieu  ;  il  dit  d'une 
manière  plus  précise  :  «  Vous  n'avez  tous  qu'un 
«  maître  qui  est  le  Christ.  »  Dieu  n'est  pas  seule- 
ment pour  nous  l'éternel,  l'immobile,  l'absolu, 
l'invisible    :   il   est  aussi   le   Dieu   vivant,    présent, 


l'idée  inspiratrice  27 

aimaBt  et  souffrant  dans  l'humanité.  Il  est  celui  de 
qui  vous  viennent,  si  vous  êtes  vraiment  son  dis- 
ciple, les  plus  particulières,  les  plus  précises,  les 
plus  actuelles  inspirations. 

Or,  que  voulez-vous  que  le  Verbe  fait  chair  pour 
le  salut  du  monde  inspire  à  ses  disciples,  sinon  ce 
qui  est  est  nécessaire  actuellement  au  salut  du  siè- 
cle où  ils  vivent,  et  surtout  à  leur  propre  salut? 
Leur  salut,  le  salut  du  siècle  où  ils  vivent,  voilà 
l'œuvre  et  l'idée  universelle,  identique  pour  tous  les 
serviteurs  de  Dieu  dans  le  même  temps;  mais  variés 
pour  chacun  d'eux  selon  le  peuple  dont  on  fait  par- 
tie, selon  le  rôle  qu'on  peut  et  qu'on  doit  remplir 
dans  la  lutte. 

Ainsi  l'idée  vraiment  inspiratrice  pour  vous, 
comme  pour  tous,  c'est  le  salut  du  siècle,  où  vous 
vivez,  c'est  votre  salut,  lié  à  votre  œuvre,  et  qu'il 
faut  assurer  à  chaque  heure  par  un  travail  et  une 
obéissance  propre  à  cette  heure.  Votre  idée,  votre 
lumière,  votre  source  de  vie,  c'est  le  Dieu  vivant  et 
fait  homme,  voulant  votre  salut  et  celui  du  siècle, 
y  travaillant,  par  sa  providence  actuelle,  et  vous 
provoquant  à  l'aider  :  vous  montrant,  le  côté  précis 
de  la  vérité  que  le  monde,  au  moment  présent,  et 
que  vous-même,  en  ce  moment,  devez  comprendre, 
développer  et  pratiquer  pour  ne  pas  échapper  au 
plan  providentiel,  ou  y  rentrer  si  vous  en  êtes  sorti. 

Venons  plus  au  détail.  Voyons  plus  en  particulier 
ce  qui  est  inspiré  à  l'âme  qui  a  su  parvenir  au  si- 
lence. 

J'ai  dit  que  vous  avez  dû  imposer  silence  au  bruit 
du  siècle  ;  que,  pour  cela,  vous  avez  dû  rompre 
avec  lui.    Mais   p«nsez-vous  que  vous   arez   rompu 


28  LES    SOURCES 


avec  rhumanité  pour  écouter  Dieu  seul?  Loin  de  là. 
Rompre  avec  le  siècle,  c'est  bien.  Mais  rompre  avec 
l'human'*é  ne  se  peut  pas.  Le  siècle  n'est  pas  l'hu- 
manité. La  tendance  du  siècle  et  la  tendance  du 
genre  humain  sont  deux  choses.  Celle-ci  est  la  loi 
et  l'autre  la  perturbation  sur  la  loi.  De  même  que 
le  mouvement  total  de  la  terre,  dans  sa  course 
autour  du  soleil,  implique  deux  mouvements,  celui 
qui  lui  fait  parcourir  sa  course  régulière,  et  celui 
qui  la  pousse  à  dévier  en  des  oscillations  acciden- 
telles ;  de  même  l'humanité,  en  chaque  point  de  sa 
marche,  a  deux  mouvements,  son  mouvement  pro- 
videntiel et  régulier,  et  un  mouvement  capricieux  et 
pervers  qu'on  nomme  le  siècle.  Auquel  des  deux 
mouvements  voulez-vous  appartenir?  Auquel  des 
deux  voulez-vous  donner  toutes  vos  forces?  Il  faut 
vaincre  ce  mouvement  faux  qu'on  nomme  le  siècle, 
le  mauvais  siècle,  qui  est  la  résultante  de  tous  les 
égoïsmes,  de  toutes  les  sensualités,  de  tous  les 
aveuglements  et  de  tous  les  orgueils  du  temps  : 
mouvement  coupable,  qui  croise  et  retarde  le  mou- 
vement vrai  du  genre  humain. 

Ainsi  donc,  rompre  avec  le  siècle,  ce  n'est  pas 
rompre  avec  l'humanité,  c'est  être  avec  l'humanité, 
en  même  temps  qu'avec  Dieu.  Et  de  fait,  la  pre- 
mière chose  que  trouve  l'âme  qui  se  dégage  pour 
être  à  Dieu,  c'est  l'amoui  de  l'humanité.  Qui  aime 
le  siècle  n'aime  pas  l'humanité.  Mais  quand  le  sens 
divin  est  réveillé  en  nous  par  le  silence,  le  sens 
humain,  le  sens  d'autrui,  le  sens  fraternel  nous 
revient.  La  communion  avec  l'immense  humanité 
commence,  parce  qu'on  vient  d'abjurer  l'esprit  tou- 
jours sectaire  du  siècle.  Nous  rentrons  en  union,  en 


l'idée  inspiratrice  29 

sympathie  réelle,  inspiratrice,  avec  l'ensemble  des 
hommes  de  tous  les  siècles  et  de  toutes  les  parties 
de  la  terre,  vivants  ou  morts,  qui  sont  unis  entre 
eux  et  avec  Dieu.  Cette  partie  saine  et  essentielle 
du  genre  humain,  qui  a  l'unité,  dans  le  temps  et 
l'espace,  parce  qu'elle  a  Dieu,  cette  assemblée  uni- 
verselle, cette  Eglise  catholique  dans  le  sens  le 
plus  large  du  mot,  cette  communion  des  hommes 
en  Dieu  nous  retrouve,  nous  reprend,  nous  ranime 
de  sa  sève  puissante  et  de  ses  divines  inspirations. 
Les  craintes  communes,  les  espérances  communes, 
les  volontés,  les  pensées,  les  efforts  de  ce  grand 
faisceau  d'âmes  pour  le  salut  et  le  progrès  du 
monde,  nous  portent,  nous  pénètrent,  nous  multi- 
plient. Nous  regardons  le  globe,  comme  Jésus- 
Christ  le  regardait,  avec  larmes  ;  et,  en  voyant 
les  hommes  couchés  dans  les  ténèbres  et  les  ombres 
de  la  mort,  accablés  et  foulés  aux  pieds  par  le  mal, 
nous  voyons  avec  Jésus-Christ  que  la  moisson  est 
grande  et  qu'il  y  a  peu  d'ouvriers.  Nous  savons 
alors  ce  qui  nous  reste  à  faire.  Nous  savons  à  quoi 
penser  et  à  quoi  travailler.  Le  sujet  de  tous  no» 
travaux  est  trouvé. 


€^ 


CHAPITRE  III 


LE    SOIR    ET    LE    REPOS 


TOUT  n'est  pas  dit  sur  ces  heures  de  la  matinée 
qui  doivent  vous  apporter,  conrme  fruit  se- 
condaire, le  don  d'écrire  ;  qui  ouvrent  les 
sources  de  l'âme  et  la  pensée  originale  ;  qui  font 
travailler  en  nous  la  raison  plus  que  des  années  de 
lecture  ;  qui  mettent  en  mouvement  l'homme  entier; 
qui  clarifient  l'esprit  et  même  le  corps.  Je  n'ai  pas 
dit  encore  tous  les  moyens  de  donner  à  ces  heures 
toute  leur  fécondité,  ni  de  vous  faire  arriver  au 
grand  but,  vous,  disciple  de  la  justice  et  de  la 
vérité,   qui   voulez  avoir   Dieu  pour  maître. 

Vous  avez  déjà  bien  compris  que  ce  travail 
d'écrire  est  en  grande  partie  une  prière.  Je  vous 
parlerai,  en  effet,  tout  à  l'heure,  de  la  prière  pro- 
prement dite,  qui  est  le  grand  moyen  de  donner  à 
ces  heures  et  à  la  vie  entière  toute  leur  fécondité. 
Mais,  avant  cela,  voici  un  moyen  que  je  vous  re- 
commande pour  doubler  votre  temps. 

Voulez-vous  doubler  votre  temps?  Faites  tra- 
vailler votre   sommeil.   —  Je  m'explique. 

Dans  un  sens  beaucoup  plus  profond  qu'on  oc 
pense,  la  nuit  porte  conseiU 


LE    SOIR    ET    LE    REPOS  3I 

Posez-vous  des  questions  le  soir  ;  bien  souvent 
vous  les  trouverez  résolues  au  réveil. 

Quand  un  germe  est  posé  dans  l'esprit  et  le 
cœur,  ce  germe  se  développe  non  seulement  par 
nos  travaux,  nos  pensées,  nos  efforts,  mais  par 
uae  sorte  de  fermentation  sourde,  qui  se  poursuit 
en  nous  sans  nous.  C'est  ce  que  l'Evangile  fait  en- 
tendre quand  il  dit  :  «  Lorsqu'un  homme  a  jeté  en 
«  terre  une  semence,  soit  qu'il  veille  ou  qu'il 
«  dorme,  la  semence  croît  et  se  développe;  car  la 
«  terre  fructifie  d'elle-même  {terra  enitn  vitro  fruc- 
«  tificat).  »  —  Ainsi  de  notre  âme,  elle  fructifie 
d'elle-même. 

Que  font  les  écoliers  pour  bien  apprendre  leur 
leçon?  Ils  la  regardent  le  soir,  avant  de  s'endor- 
mir, et  ils  la  savent  le  lendemain  matin. 

Que  font  les  religieux  pour  bien  méditer  le  matin? 
Ils  préparent  leur  méditation  la  veille,  après  la 
prière  du  soir,  et  ils  la  trouvent  toute  vivante  au 
réveil  dans  leur  esprit  et  dans  leur  cœur.  Rien  de 
plus  connu. 

Laplace,  l'illustre  mathématicien,  nous  apprend, 
dans  un  de  ses  ouvrages,  que  souvent  il  posait  le 
soir  des  problèmes  par  le  travail  et  la  méditation, 
et  que  le  matin  au  réveil,  il  les  trouvait  résolus. 

Parmi  ceux  qui  travaillent,  qui  n'a  pas  observé 
ces  faits?  Qui  ne  sait  à  quel  point  le  sommeil  déve- 
loppe les  questions  posées,  fait  fructifier  les  germes 
dans  notre  esprit?  Que  de  fois,  au  réveil,  la  vérité 
qu'on  avait  poursuivie  en  vain  brille  dans  l'âme 
au  sein  d'une  clarté  pénétrante?  On  dirait  que  les 
fruits  du  travail  se  concentrent  dans  le  repos,  et 
que  l'idée  se  dépose  en  notre  âme  comme  un  cristal, 


32  LES    SOURCES 


comme   un  diamant,    quand   Veau  mère,    longtemps 
agitée,  vient  à  dormir. 

Voilà  le  fait.  Le  sommeil  travaille.  Il  faut  donc 
le  faire  travailler  en  lui  préparant  son  travail  le 
soir. 

L'emploi  du  soir!  le  respect  du  soir!  Quelle  grave 
question  pratique! 

Nous  venons  de  parler  de  ce  qu'on  peut  appeler 
la  consécration  du  matin.  Parlons  de  la  consécra- 
tion du  soir. 

C'est  ici  ou  jamais  qu'il  faut  savoir  rompre  avec 
nos  habitudes  présentes.  Je  nie  que  les  esprits  puis- 
sent grandir  avec  l'organisation  actuelle  du  soir. 

Quand  toute  journée  finit  par  le  plaisir,  sachez 
que  toute  journée  est  vide.  Je  ne  parle  pas  de  ceux 
qui,  chaque  soir,  brisent  toute  leur  force  et  leur 
dignité  d'homme  par  une  orgie.  Je  parle  de  ceux 
qui,  comme  presque  tous  aujourd'hui,  cessent  toute 
vie  sérieuse  à  un  moment  donné,  pour  l'interrom- 
pre pendant  au  moins  douze  heures  ou  quatorze 
heures.  Que  devient  ce  temps?  Qu'est-ce  que  nos 
conversations  du  soir,  nos  réunions,  nos  jeux,  nos 
visites,  nos  spectacles?  Il  y  a  là  comme  un  emporte- 
pièce  de  quatorze  heures  sur  la  vie  véritable.  C'est 
du  repos,  dira-t-on.  Je  le  nie.  Ce  qui  dissipe  ne  re- 
pose pas.  Le  corps,  l'esprit,  le  cœur,  épuisés,  dis- 
sipés hors  d'eux-mêmes,  se  précipitent  après  une 
soirée  vaine,  dans  un  lourd  et  stérile  sommeil,  qu' 
ne  repose  rien,  parce  que  la  vie  trop  dispersée,  n'a 
plus  ni  le  temps  ni  la  force  de  se  retremper  dans  ses 
sources.  Dans  quel  état  sort-on  d'un  tel  sommeil? 
Certes,  il  faut  du  repos  ;  et  nous  manquons  au- 
jourd'hui de  repos  bien  plus  encore  qoe  de  travail. 


LE    SOIR    ET    LE    REPOS  33 

I-e  repos  est  le  frère  du  silence.  Nous  manquons 
de  repos  comme  de  silence. 

Nous  sommes  stériles  faute  de  repos  plus  encore 
que  faute  de  travail. 

Le  repos  est  une  chose  si  grande  que  la  saitite 
Ecriture  va  jusqu'à  dire  :  «  Le  sage  acquerra  la 
«  sagesse  au  temps  de  son  repos.  »  Et  ailleurs,  le 
grand  reproche  qu'un  prophète  adresse  au  peuple 
juif  est  celui-ci  :  «  Vous  avez  dit  :  Je  ne  me  repo- 
«  serai  pas.   »  Et  dixisti  :  Non  quiescam. 

Qu'est-ce  donc  que  le  repos?  Le  repos,  c'est  la 
vie  se  recueillant  et  se  retrempant  dans  ses 
sources. 

Le  repos  pour  le  corps,  c'est  le  sommeil  :  ce  qui 
s'y  passe.  Dieu  le  sait.  Le  repos  pour  l'esprit  et 
pour  l'âme,  c'est  la  prière.  La  prière,  c'est  la  vie 
de  l'âme,  îa  vie  intellectuelle  et  cordiale,  se  recueil- 
lant et  se  retrempant  dans  sa  source,  qui  est  Dieu. 

La  vie  devrait  se  composer  de  travail  et  de 
repos,  comme  la  suite  du  temps  de  cette  terre  se 
compose  de  jour  et  de  nuit. 

Nous  donc  aujourd'hui,  nous  travaillons  encore 
un  peu,  mais  nous  ne  nous  reposons  plus.  Après 
l'agitation  du  travail,  vient  l'agitation  du  plaisir,  et 
après  l'une  et  l'autre,  la  prostration  et  l'affaissement. 

Où  est  pour  nous  le  repos  du  soir,  le  repos  sacré 
du  dimanche,  celui  des  fêtes,  et  ces  plus  longs 
repos  encore  qu'ordonnait  la  loi   de  Moïse? 

Le  repos,  moral  et  intellectuel,  est  un  temps  de 
communion  avec  Dieu  et  avec  les  âmes,  et  de  joie 
dans  cette  crmmunion.  Or,  il  est  bien  visible  que 
nous  n'avons  conservé  du  repos  que  des  figures 
vides  dans  nos  coutumes  et  nos  plaisirs  du  soir. 


34  LES    SOURCES 


Je  ne  cx>nnais  qu'un  seul  moyen  de  vrai  repos 
dont  nous  ayons,  quelque  peu,  conservé  l'usage,  ou 
plutôt  l'abus,  dans  l'emploi  du  soir  :  c'est  la  mu- 
sique. Rien  ne  porte  aussi  puissamment  au  vrai 
repos  que  la  musique  véritable.  Le  rythme  musical 
régularise  en  nous  le  mouvement,  et  opère,  pour 
l'esprit  et  le  cœur,  même  pour  le  corps,  ce  qu'opère 
pour  le  corps  le  sommeil,  qui  rétablit,  dans  sa  plé- 
nitude et  son  calme,  le  rythme  des  battements  du 
coeur,  de  la  circulation  du  sang  et  des  soulèvements 
de  la  poitrine.  La  vraie  musique  est  sœur  de  la 
prière  comme  de  la  poésie.  Son  influence  recueillie, 
en  ramenant  vers  la  source,  rend  aussitôt  à  l'âme 
la  sève  des  sentiments,  des  lumières,  des  élans. 
Comme  la  prière  et  comme  la  poésie,  avec  les* 
quelles  elle  se  confond,  die  ramène  vers  le  ciel,  lieu 
du  repos.  Mais  nous,  nous  avons  trouvé  le  moyen 
d'ôter  presque  toujours  à  la  musique  son  caractère 
sacré,  son  sens  cordial  et  intellectuel,  pour  en  faire 
un  exercice  d'adresse,  un  prodige  de  vélocité  et  un 
brillant  tapage  qui  ne  repose  pas  même  les  nerfs, 
loin  de  reposer  l'âme. 

Vous  donc  qui  voulez  faire  parler  le  silence  et 
travailler  le  sommeil,  rendez  utile  aussi  votre  repos. 
Faites  en  sorte  que  l'interruption  du  travail  soit 
vraiment  le  repos.  Consacrez  vos  soirées.  Allez  à 
la  réalité  des  vaines  et  vides  figures  qu'ont  conser- 
vées nos  habitudes.  Que  le  repos  du  soir  soit  un 
commerce  d'esprit  et  d'âme,  un  effort  commun 
vers  le  vrai  par  quelque  facile  étude  des  sciences, 
vers  le  beau  par  les  arts,  vers  l'amour  de  Dieu  et 
des  hommes  par  la  prière;  donnez  des  germes  de 
lumière,  et  de  saintes  émotions  au  sommeil  qui  va 


LE    SOIR    ET    LE    REPOS  35 

survenir  et  où  Dieu  même  les  cultivera  dans  l'âme 
de  son  fils  endormi. 

Une  vie  bien  ordonnée  consacrerait  ainsi  le  soir. 
Elle  consacrerait  aussi  la  fin  d^  chaque  période  de 
sept  jours,  par  un  repos  sacré,  et  par  un  jour  de 
communion  des  âmes  en  Dieu.  Une  vie  bien  ordon- 
née consacrerait  ainsi  la  fin  de  chaque  année  par  un 
repos  réparateur  qui  doublerait  la  sève  et  la  fécon- 
dité du  travail  de  l'année  suivante. 

Se  retremper  dans  le  spectacle  de  la  nature,  dans 
la  lumière  des  arts,  dans  le  commerce  des  grands 
esprits,  dans  les  pèlerinages  vers  les  absents,  dans 
les  amitiés  saintes,  da^s  ies  ligues  sacrées  pour  le 
bien,  et  puis  enfin  daris  quelques  jours  de  sévère 
solitude,  en  face  de  Dieu  tout  seul,  dernier  terme 
du  repos  de  l'année,  —  qui,  de  loin,  paraît  seul 
austère,  mais,  de  près,  est  bien  doux,  —  ne  serait- 
ce  pas  là  du  repos?  Une  vie  bien  ordonnée,  enfin, 
consacrerait  tout  son  automne,  tout  l'automne  de 
la  vie,  à  Dieu  surtout,  à  l'amour  pur  qui  vient  de 
Dieu,  à  la  charité  pour  les  hommes,  au  côté  subs- 
tantiel de  la  science,  aux  espérances  précises  du 
ciel,  au  recueillement  vrai  en  Dieu,  c'est-à-dire  à 
cet  unique  travail  que  l'oracle  imposait  à  Socrate 
dans  sa  prison,  pendant  les  quelques  jours  qui  le 
séparaient  de  la  mort,  lorsqu'il  lui  dit  ce  mot  que 
nous  ne  savons  pas  traduire  :  Ne  faites  plus  que  de 
la  musique  ;  mot  qui  doit  signifier  qu'il  faut  finir 
sa  vie  dans  l'harmonie  sacrée. 

Mais  ces  beautés  du  soir  de  Lt  vie  ne  sont  que 
des  illusions  pour  la  plupart  des  h»mmes  ;  pour 
presque  tous,  la  réalité  est  bien  autre.  La  vie 
entière   ne  peut   finir  dans  l'harmonie   sacrée,   dan» 


36 


LES    SOURCES 


le  saint  et  fécond  repos,  plein  de  germes  que  doit 
développer  la  mort  pour  le  monde  d'en  haut,  que 
si  chacune  de  nos  années  et  chacun  de  nos  jours  ont 
su  finir  par  le  repos  sacré  :  car  l'automne  de  la  vie 
ne  recueille  que  ce  que  chaque  jour  a  semél 


I 


• 


CHAPITRE  IV 

LA    PRIÈRE 


J'ose  espérer  que  vous  ne  trouverez  pas  ces 
conseils  mutiles  aux  progrès  de  la  Logique  vi- 
vante, c'est-à-dire  au  développement  du  Verbe 
en  vous.  Je  les  crois  plus  utiles,  en  Logique  pro- 
prement dite,  que  l'étude  des  formes  du  syllogisme, 
étude  que  je  ne  méprise  point,  vous  le  savez  (i). 
Je  vous  donne  les  moyens  pratiques  de  développer 
en  vous  la  vraie  lumière  de  la  raison.  Si  vous  le« 
employez,  si  vous  préparez  vos  journées  par  la 
consécration  du  soir,  votre  sommeil  lui-même  tra- 
vaillera. Vous  vous  réveillerez  plein  de  sève,  plein 
d'idées  implicites,  d'harmonies  sourdes.  Si,  pour 
écouter  cette  fermentation  intérieure  de  la  vie,  cette 
voix  du  Verbe  au  fond  de  l'âme,  vous  savez  établir 
le  silence  en  vous,  le  silence  vrai,  extérieur  et  inté- 
rieur ;  si,  pour  ne  pas  se  borner  à  de  vagues  audi- 
tions de  ces  murmures  lointains,  qui  cesseraient 
bientôt  par  la  moindre  paresse,  vous  y  correspondez 
par  le  travail  ;  si  vous  cherchez  à  en  fixer  les  pré- 
cisions et  les  détails  par  la  pensée  articulée  et  in- 
carnée dans  l'écriture,  soyez  certains  qu'après  bien 
peu   de  jours  d'un   tel   effort,   vous    en    verrez    le» 

(1)  Voir,  dans  le  trolslôme  llrre  de  la  Logique.  Le  eluip.  i. 
D*  1,  et  le  cb&p.  IV  tout  entier. 


38  LES    SOURCES 


fruits.  Et  lorsque,  après  votre  travail,  vous  pren- 
drez un  jour  de  repos,  et,  après  une  journée,  quel- 
ques semaines,  —  si  c'est  le  vrai  repos,  non  son 
contraire,  —  vous  verrez  que  votre  repos  continuera 
votre  travail,  et  que  vous  pourrez  dire  de  votre 
esprit  ce  qu'on  dit  de  la  terre  : 

Nec  nulla  interea  est  inaratae  gratla  terrae. 

Votre  vie  entière  sera  comme  ce  champ,  labouré 
et  ensemencé,  où  la  semence  croît  et  se  développe, 
soit  que  l'homme  veille,  soit  qu'il  dorme  :  terra 
enim  ultro  fructificat. 

Cependant  je  n'ai  pas  tout  dit,  et  il  me  reste  à 
vous  donner  le  plus  important  des  conseils.  J'ai 
nommé  la  prière,  mais  n'en  ai  pas  encore  parlé 
directement,  quoique  indirectement  je  n'aie  guère 
cessé  d'en  parler. 

Je  vous  le  demande,  priez-vous?  Si  vous  ne  priez 
pas,  qu'êtes-vous?  Etes-vous  athée  ou  panthéiste? 
Alors  ce  n'est  pas  à  vous  que  je  parle  en  ce  mo- 
ment. Je  parle  à  l'homme  qui,  ayant  reconnu,  dès 
ses  premiers  pas  en  ce  monde,  le  côté  vain  de  la 
vie,  cherche  son  côté  vrai,  savoir  :  l'amour  de  la 
justice  et  la  vue  de  la  vérité.  Cet  homme-là  croit  en 
Dieu.  Et  pour  peu  que  cet  homme  sache  la  valeur 
des  mots,  il  sait  que  Dieu  est  l'amour  infini,  la 
sagesse,  la  vie  infinie,  libre,  intelligente,  person- 
nelle, en  qui  nous  sommes,  en  qui  nous  nous  mou- 
vons, en  qui  nous  respirons. 

Or,  la  prière  est  la  respiration  de  l'âme  en  Dieu. 
L'âme  prie  longtemps  sans  le  savoir.  L'âme  des 
enfants,  dans  leurs  années  pures,  prie  et  contemple, 


LA   PKièSB  39 

sans  réfléchir,  avec  la  force  et  la  grandeur  de  la 
simplicité.  Mais,  après  ces  années  passives,  vien- 
nent les  années  actives  et  libres.  La  prière  libre, 
avec  conscience  d'elle-même,  formera  l'homme  en 
vous  et  développera  en  vous,  à  l'image  de  Dieu,  la 
personnalité  qui  est  implicite  «t  latente  dans  l'en- 
fant. 

Je  ne  vous  prouverai  pas  ici  plus  amplement  qu'il 
faut  prier.  Je  ne  vous  y  exhorterai  même  pas.  Je 
vous  en  donnerai  les  moyens. 

On  appelle  vulgairement  prière  du  matin  et  du 
soir,  la  récitation  d'un  certain  texte,  excellent  en 
lui-même,  en  usage  parmi  les  chrétiens,  récitation 
dont  la  durée  varie  de  cinq  à  dix  minutes  ;  et  on 
appelle  méditation  la  réflexion  libre  sur  quelque 
grande  vérité,  morale  ou  dogmatique  ;  exercice  que 
quelques  personnes  font  durer  le  matin  une  demi- 
heure.  Mais  le  grand  obstacle  à  ces  pratiques,  c'est 
que,  dans  la  méditation,  on  dort  ou  on  divague,  et 
que,  dans  la  prière,  on  articule  des  mots,  par  trop 
connus,  sans  réflexion  ni  sentiment.  Ces  deux  fai- 
blesses, que  presque  personne  ne  sait  vaincre, 
dégoûtent,  éloignent  continuellement  de  la  prière 
et  de  la  méditation  un  très  grand  nombre  d'âmes  : 
car  à  quoi  bon,  disent-elles,  ces  prières  nulles,  ces 
méditations  vides? 

Or  voici,  pKJur  éviter  les  distractions  dans  la  mé- 
ditation, le  conseil  donné  récemment  à  l'assemblée 
du  clergé  d'un  diocèse  de  France. 

«   Méditez,  en  écrivant.    » 

Ecrivez  lentement,  parlez  à  Dieu  que  vous  savez 
présent  ;  écrivez  ce  que  vous  lui  dites  ;  priez-le  de 
vous  inspirer,  de  vous  dicter  ses  volontés,  d«  vous 


40  LE8    SOURCES 


mouvoir  de  ces  mouvements  intérieurs,  purs,  déli- 
cats et  simples,  qui  sont  sa  voix,  et  qui  sont  infail- 
libles. En  effet,  s'il  vous  dit  :  a  Mon  fils,  sois 
bon  ;  »  cela  peut-il  être  trompeur?  S'il  vous 
dit  :  «  Aime-moi  par-dessus  tout  :  sois  pur,  sois 
«  généreux  ;  aime  les  hommes  comme  toi-même  ; 
«  pense  à  la  mort  qui  est  certaine,  qui  est  pro- 
«  chaîne  ;  sacrifie  ce  qui  doit  passer  ;  consacre  ta 
«  vie  à  la  justice  et  à  la  vérité,  qui  ne  meurent 
«  pas;  »  direz- vous  que  ces  révélations  ne  sont 
pas  infaillibles?  Et  si,  dans  le  même  temps, 
l'amour  énergique  de  ces  vérités  manifestes  vous 
est  comme  inspiré  au  cœur  par  je  ne  sais  quelle 
touche  divine  qui  saisit  et  qui  fixe,  direz-vous  que 
la  source  de  ces  forces  ardentes  et  lumineuses  n'est 
pas  Dieu?  Et  si,  sans  rien  ajouter  d'arbitraire  et 
d'inutile  à  ces  impressions  fortes  et  à  ces  lumières 
simples,  vous  les  écrivez  toutes  brûlantes,  pensez- 
vous  que  vous  n'en  serez  pas  doublement  saisi,  et 
que  la  distraction  et  le  sommeil  interviendront  dans 
cette  méditation?  Quelqu'un  disait,  —  c'était  une 
femme  :  —  «  Oh!  je  ne  veux  plus  méditer  ainsi  : 
«  cela  me  saisit  trop.    » 

Essayez,  et  j'espère  que  plus  d'une  fois  vous  ces- 
serez d'écrire  pour  tomber  à  genoux  et  pour  verser 
des  larmes. 

Plus  d'une  fois,  sous  la  touche  de  Dieu,  —  vous 
savez  qu'il  est  vrai  de  le  dire  :  Dieu  nous  touche, 
—  plus  d'une  fois  vocre  âme,  recueillie  par  le 
grand  et  divin  saisissement  de  ce  rare  et  puissant 
contact,  votre  âme  opérera  d'ellt-même  cet  acte 
prodigieux  que  Bossuet  nomme  le  plus  grand  acte 
de  la  vie,  et  qu'il  faut  que  je  vous  fasse  connaître* 


LA   PRIÈRE  41 

Et,  à  ce  propos,  je  vous  conseille  de  lire  et  de 
relire  avec  la  plus  profonde  attention  les  opuscules 
de  Bossuet  intitulés  :  Manière  courte  et  facile  de 
faire  oraison,  et  Discours  sur  l'acte  d'abandon. 
C'est  le  résumé  le  plus  pur  et  le  plus  substantiel  de 
l'ascétisme   et   du    mysticisme  orthodoxe. 

Voici  donc  l'acte  le  plus  profond,  le  plus  sublime 
et  le  plus  important  que  l'âme  humaine  puisse  opé- 
rer, et  dont  Bossuet,  d'accord  avec  l'Eglise  catho- 
lique et  la  plus  savante  théologie,  vous  parle  ainsi  : 

«  Il  faut  trouver  un  acte  qui  renferme  tout  dans 
«  son  unité. 

«  Faites-moi  trouver  cet  acte,  ô  mon  Dieu!  cet 
«  acte  si  étendu,  si  simple,  qui  vous  livre  tout  ce 
«  que  je  suis,  qui  m'unisse  à  tout  ce  que  vous 
«  êtes.   » 

«  Tu  l'entends  déjà,  âme  chrétienne  :  Jésus  te 
«  dit,  dans  le  cœur,  que  cet  acte  est  l'acte  d'aban- 
«  don,  car  cet  acte  livre  tout  l'homme  à  Dieu  :  son 
«  corps  en  général  et  en  particulier,  toutes  ses  pen- 
«  sées,  tous  ses  sentiments,  tous  ses  désirs  ;  tous 
«  ses  membres,  toutes  ses  veines  avec  tout  le  sang 
«  qu'elles  renferment  ;  tous  ses  nerfs,  jusqu'aux 
«  moindres  linéaments  ;  tous  ses  os,  jusqu'à  l'in- 
«  térieur  et  jusqu'à  la  moelle  ;  toutes  ses  entrailles; 
«  tout  ce  qui  est  au  dedans  et  au  dehors.    » 

«  O  Dieu!  unité  parfaite  que  je  ne  puis  égaler  ni 
«  comprendre  par  la  multiplicité,  quelle  qu'elle 
«  soit,  dans  mes  pensées,  et,  au  contraire,  dont  je 
m  m'éloigne  d'autant  plus  que  je  multiplie  mes 
«  pensées,  je  vous  en  demande  une,  si  vous  le  vou- 
«  lez,  où  je  ramasse  en  un,  autant  qu'il  est  permis 


42  LB8    SOURCES 


«  à  ma  faiblesse,  toutes  vos  infinies  perfections,  ou 
«  plutôt  cette  perfection  seule  et  infinie,  qui  fait 
«  que  vous  êtes  Dieu,  en  qui  tout  est.   » 

«  Avec  cet  acte,  qui  que  vous  soyez,  ne  soyez  en 
«  peine  de  rien.  Le  dirai-je?  Oui,  je  le  dirai  :  ne 
K  soyez  pas  en  peine  de  vos  péchés  mêmes,  parce 
«  que  cet  acte,  s'il  est  bien  fait,  les  emporte  tous. 

«  Cet  acte,  le  plus  parfait  et  le  plus  simple  de 
«  tous  les  actes,  nous  met  pour  ainsi  parler,  tout 
«  en  action  pour  Dieu.  C'est  un  entier  abandon  à 
«  cet  esprit  de  nouveauté  qui  ne  cesse  de  vous 
«  réformer  intérieurement  et  extérieurement  en 
«  remplissant  tout  votre  intérieur  de  pudeur,  de 
«  modestie,  de  douceur  et  de  paix. 

ec  Qu'est-ce  que  cet  acte,  sinon  cet  amour  parfait 
«  qui  bannit  la  crainte?  Tout  disparaît  devant  cet 
«  acte  qui  renferme  toute  la  vertu  du  sacrement  de 
«  Pénitence.    » 

Vous  le  voyez,  je  vous  mène  en  Théologfie  mys- 
tique à  propos  de  logique  ;  mais  tout  se  touche.  La 
Logique  vivante,  qui  est  le  développement  du  Verbe 
en  vous,  c'est-à-dire  de  votre  esprit  ou  verbe  hu- 
main par  son  union  à  l'esprit  et  au  Verbe  de  Dieu, 
la  Logique  réelle  et  vivante,  a  certainement  pour 
source  principale  la  prière,  la  prière  substantielle 
telle  que  Bossuet  vient  de  nous  la  décrire. 

Ajoutons  un  mot  sur  l'autre  prière,  celle  dont 
quelques-uns  se  dégoûtent,  parce  que  ce  sont,  di- 
sent-ils, toujours  les  mêmes  paroles,  qu'à  la  fin 
l'habitude  nous  empêche  de  voir  et  d'entendre. 

Le  fond  de  cette  prière  quotidienne,  c'est  l'Orai- 
son dominicale  :  «  Notre  Père  qui  êtes  aux  deux  », 


LA    PRIÈRE  43 

et  le  reste.  Cette  prière  que  notre  mère,  dans  notre 
première  enfance,  nous  a  fait  dire  sur  ses  genoux 
et  en  joignant  elle-même  nos  mains,  est  celle  qui  a 
été  dictée,  mot  pour  mot,  par  le  Christ,  le  maître 
des  hommes.  Cette  prière,  me  fût-elle  inintelligible, 
je  veux,  à  tous  les  titres,  et  vous  voulez  comme 
moi  la  répéter,  tous  les  jours  de  la  vie,  matin  et 
soir,  jusqu'à  la  mort.  Du  reste,  lorsque  votre 
esprit  s'est  ouvert  et  a  regardé  le  monde  et  son 
histoire,  vous  avez  dû  comprendre  le  sens  visible- 
ment divin  de  ces  paroles.  Elles  sont  la  prière  essen- 
tielle de  l'humanité  sur  la  terre  :  «  Notre  Père,  — 
«  que  votre  règne  arrive,  que  votre  volonté  soit  faite 
«  sur  la  terre  comme  au  ciel.  »  Evidemment,  cela 
môme  est  la  substance  de  la  prière,  telle  que  Dieu 
doit  nécessairement  la  dicter  à  tout  cœur  qu'il  ins- 
pire. 

Mais  voulez-vous  ajouter  quelque  chose  à  cette 
courte  prière  dictée  de  Dieu,  à  ce  fond  de  toute 
prière  écrite?  êtes-vous  de  ces  heureux  et  flexibles 
esprits  qui  savent  lire,  c'est-à-dire  quitter,  quand 
ils  le  veulent,  leur  pensée  propre,  pour  entrer  aussi- 
tôt dans  la  pensée  d'autrui  et  improviser  en  eux- 
mêmes  tout  ce  que  comportent  de  sens  des  paroles 
apportées  du  dehors?  Si  vous  avez  ce  don,  je  vous 
en  félicite  grandement  et  voici  ce  que  je  vous  con- 
seille. Il  existe  d'admirables  paroles,  pleines  d'une 
poésie  toute  divine  et  de  la  plus  vigoureuse  et  de  la 
plus  sublime  simplicité.  Lisez-les  comme  prière  d\i 
matin  et  du  soir.  Ce  sont  les  Psaumes,  sainte 
poésie  du  peuple  qui  a  été  le  cœur  du  monde  an- 
cien et  le  père  du  Messie.  L'Eglise  catholique  en  a 
composé  des  prières,  qu'elle  met  d:ms  la  bouche  de 


^4  LBS   SOURCB9 


ses  prêtres.  Ces  prières,  préparées  pour  les  heures 
diverses  du  jour,  sont  composées  chacune  d'une 
partie  fixe  et  d'une  partie  variable  :  la  partie  va- 
riable diffère  pour  chaque  heure  et  pour  chaque 
jour  de  la  semaine.  Prenez,  chaque  jour,  deux  de 
ces  prières,  dont  l'une  répond  à  la  prière  du  matin 
et  l'autre  à  celle  du  soir,  ce  que  nous  appelons 
Prime  et  Compiles.  Lisez-les  avec  •  une  profonde 
attention,  et  regardez  la  partie  variable  comme  une 
révélation  spéciale  que  Dieu  vous  adresserait,  à 
vous,  et  pour  ce  jour.  Vous  verrez  si  ces  vastes  pa- 
roles n'ont  pas  une  singulière  vertu  pour  nous  aider 
à  sortir  de  nos  mesquines  pensées. 


•€-è 


CHAPITRE   V 

LA    LECTURE 


J'ai  dit  un  mot  de  la  lecture.   Il  en  faut  parler 
plus   au  long.   Après   la  prière  et   tout  ce   quï 
s'y   rapporte,   après  la   méditation   personnelle, 
vient  la  lecture  comme  source  de  lumière. 

Comment  user  de  la  lecture  pour  le  progrès  de 
la  Logique  vivante,  le  développement  du  Verbe  en 
vous? 

Il  y  a  un  livre  qu'on  appelle,  entre  tous  les  au- 
tres, le  livre  proprement  dit,  la  Bible.  Lisez  ce 
livre. 

Et  d'abord,  croyez-vous  qu'il  ne  puisse  y  avoir, 
sur  la  terre,  de  parole  de  Dieu  actuellement  écrite? 

Il  y  a  des  penseurs  qui  soutiennent  que  tous  les 
livres  sont  sacrés,  que  toute  pensée  est  inspirée, 
que  toute  parole  est  parole  de  Dieu.  Car,  disent-ils, 
s'il  est  vrai,  comme  le  croient  les  chrétiens,  que 
l'homme  n'est  raisonnable,  qu'il  ne  pense  et  ne 
parle  que  par  une  participation  actuelle  à  la  lu- 
mière de  Dieu,  ou  plutôt  si,  comme  nous  le  soute- 
nons, disent-ils,  l'homme  est  Dieu  même  pensant, 
comment  expliquez-vous  que  l'homme  puisse  parler 
quelque  chose  qui   ne   soit   pas   parole  de   Dieu? 

l'cspèra  que  vous  n'adhérez  pas  à  tout  ce   pan- 


46  LES    SOURCES 


théisme.  Mais  du  moins,  si  l'on  vous  enseigne  qu'il 
y  a,  dans  la  mémoire  des  hommes  et  dans  la  tradi- 
tion, des  paroles  pures  et  vraiment  inspirées  de 
Dieu,  je  suis  certain  que  vous  n'avez  aucune  solide 
raison  de  le  nier. 

Voici  que,  depuis  plus  de  trois  mille  ans,  une 
grande  partie  du  genre  humain,  la  plus  vivante,  la 
partie  civilisatrice  du  monde,  qui  forme  le  courant 
principal  de  l'histoire  universelle,  et  qu'anime 
l'Fglise  catholique,  voici  dis-je,  que  ce  côté  lumi- 
neux de  l'humanité,  par  des  motifs  considérables, 
qu'il  vous  est  facile  de  connaître,  tient  comme  étant 
tout  pur,  comme  certainement  saint  et  divinement 
inspiré,  ce  texte  écrit  qu'on  nomme  la  Bible.  Pour- 
quoi ne  le  pas  croire,  si  vous  croyez  en  Dieu?  Pour- 
quoi ne  pas  croire  d'avance  que  la  bonté  du  Père  a 
su  parfois  inspirer  ses  enfants? 

Vous  lirez  donc  la  Bible. 

Du  reste,  oommeiit  comprendre  qu'un  homme, 
quel  qu'il  soit, -x;royant  ou  autre,  ne  médite  pas, 
avant  toute  autre  chose,  les  paroles  du  Christ? 
Comment  comprendre  que  l'Evangile  ne  soit  pas 
toujours,  pour  tout  homme  de  cœur  et  tout  homme 
qui  pense,  le  premier  des  livres? 

Vous  donc,  qui  voulez  être  disciple  de  Dieu  et 
qui  avez  en  vous  le  sens  divin,  vous  lirez  chaque 
jour  l'Evangile.  Et  quand  vous  en  aurez  quelque 
usage  et  que  vous  y  lirez  ceci  :  «  Si  vous  pratiquez 
«  ma  parole,  vous  connaîtrez  la  vérité,  et  la  vérité 
«  vous  rendra  libres;  »  quand  vous  aurez,  en  effet, 
entrevu  l'insondable  lumière  du  texte  et  pressenti 
les  forces  libératrices  que  sa  pratique  vous  donne- 
rait,   vous   verrez  bien   qu'après   la   pratique  même 


LA    LECTURE  47 


de  l'Evangile  et  la  prière,  la  méditation  des  paroles 
du  Christ  doit  être  la  grande  source  philosophique, 
l'aliment  principal  du  développement  du  Verbe  en 
vous. 

Quand  vous  commencerez  à  comprendre,  et  à  vous 
douter  enfin  de  cet  Evangile  éternel,  incarné  dans 
cet  Evangile  historique  que  vous  voyez,  vous  direz 
avec  Origène  :  «  Il  s'agit  donc  maintenant  de  tra- 
«  duire  l'Evangile  sensible  en  Evangile  intelligible 
«  et  spirituel.  »  Et  vous  ajouterez  avec  son  com- 
mentateur, Thomassin  :  «  Oui,  il  faut  traduire 
«  l'Evangile  temporel  et  sensible  en  Evangile  in- 
«  telligible  et  éternel,  si  nous  voulons  enfin  quitter 
«  l'enfance  et  parvenir  à  la  puberté  de  l'es- 
«  prit  (i).    » 

Voici  comment  vous  lirez. 

Lisez  le  texte  ou  la  Vulgate.  D'ordinaire,  met- 
tez une  heure  à  lire  un  ou  deux  chapitres.  Quel- 
quefois, une  lecture  suivie  de  l'un  des  quatre  Evan- 
giles est  d'un  grand  fruit.  Dans  ce  cas,  il  faut  lire 
tantôt  dans  une  langue,  tantôt  dans  une  autre, 
français,  allemand,  anglais,  etc.  Dans  tous  les  cas, 
efforcez-vous  de  vous  appliquer  à  vous-même  tout 
ce  que  vous  lisez.  Priez  Dieu  ardemment  de  vous 
faire  entrer  dans  le  fond  du  sens.  Efforcez-vous,  ?t 
ceci  est  très  important,  de  trouver  dans  les  dis- 
cours du  Christ,  qui  d'ordinaire  semblent  passer 
brusquement    d'un    objet  à  un   autre,   l'unité   puis- 

(1)  «  Et  enlm  nunc  nobls  proposltuni  est,  »  ÛM  Orlgèiic,  ■  ut 
«  ETangellum  senslblle  transmutemus  In  lnt«lUglb:le  et  splrl- 
«  tuale.  »  Et  Thomassin  ajout*  :  «  Dbl  persplcue  duplex  dlscrl- 

•  mlnat  EvaageUum,  et  senslblle  In  Intelltgiblle,  temporale  In 
■  aeternum   traducl   debero   demonstrat,   si   modo  puerltia  ali- 

•  quando  excuti  et  adolescere  Intelllgentla  débet.  »  (Tbomenl- 
nus.  De  Incamalione  Verbt,  llb.  l.  cap.  x.) 


48  LES    SOURCES 


santé  et  vivante  qui  les  caractérise.  A  mes  yeux, 
une  des  plus  fortes  preuves  intrinsèques  de  la  divi- 
nité de  ces  discours,  c'est  leur  saisissante  unité 
jointe  à  leur  étonnante  variété.  Quand  on  est  par- 
venu au  fond  du  sens,  on  aperçoit  une  sorte  de 
lumière  éternelle,  immense  et  simple,  dans  laquelle 
vivent  et  se  touchent  tous  les  objets  de  la  création, 
les  plus  divers,  les  plus  lointains,  comme  en  Dieu 
même.  Si  jamais  il  vous  est  donné,  une  seule  fois, 
de  voir  les  mots  évangéliques  que  Jésus-Christ  lui- 
même  compare  à  des  grains  de  blé,  s'il  vous  est 
donné  de  voir  ces  germes  éclater  et  s'ouvrir,  déve- 
lopper leurs  tiges,  leur  beauté,  leurs  parfums, 
leurs  trésors,  vous  n'oublierez  pas  ce  spectacle.  Et 
quand  vous  vous  serez  nourri  de  leur  substance, 
qui  est  à  la  fois  vigne  et  froment,  et  plus  encore, 
ou  plutôt  qui  est  je  ne  sais  quelle  substance  univer- 
selle impliquant  tout,  vous  comprendrez  pourquoi, 
le  Christ  ayant  prononcé  sur  le  monde  ce  peu  de 
mots  que  nous  recueillons  en  dix  pages,  ces  quel- 
ques mots  ont  produit  dans  l'histoire,  je  ne  dis  pas 
la  plus  grande,  je  dis  la  seule  révolution  morale, 
religieuse  et  intellectuelle  qu'ait  vue  le  genre  hu- 
main. 

Plus  vous  aurez  de  cœur,  d'esprit,  de  science, 
de  bonne  volonté,  de  courage,  de  pénétration, 
d'expérience,  surtout  d'amour  des  hommes,  plus 
vous  verrez  le  texte  évangélique  s'ouvrir  pour 
vous.  Mais  sachez  bien  que  vous  n'aurez  =,aisi  le 
sens  dernier  des  mots  du  Christ  que  lorsque  vous 
apercevrez  leur  incomparable  unité,  et  quand  vous 
pourrez  dire  de  chacun  d'eux  :  Patuii  Devs. 


LA    LECTURE  49 


II 


Vous    voyez,    vous   qui    voulez   avoir    Dieu   pour 
maître,     que   je   ne   cesse  de   vous   dire   une   seule 
chose  :  écoutez  Dieu  dans  le  silence,  dans  la  médi- 
tion,    dans   la   prière,   dans   le   travail   de  la   prière 
écrite,   dans  la  lecture.   Comme  lecture,  je  ne  vous 
ai   encore   parlé   que     d'un     seul    livre,     l'Evangiie 
Mais     la     lecture    du    livre   divin    exclura-t-elle    les 
livres  humains?  Brûlerons-nous  tout  pour  l'Evangile 
comme  on  a  tout  brûlé  pour  le  Coran?  Non;  le  livre 
divin    n'exclut    pas     plus    les    livres    humains   que 
l'amour    de     Dieu    n'exclut    l'amour  des    hommes. 
L'amour  de  Dieu  donne  l'amour  des  hommes  ;  de 
même    on   puise    dans    l'Evangile    l'intelligence    des 
pensées  des  hommes   :  on   y  puise  l'esprit   philoso- 
phique  et   scientifique   le   plus   profond;   et,    il    faut 
dire  avec  saint  Thomas  :  «  La  science  du  Christ  ne 
«  détruit  pas  la  science  humaine,  mais  l'illumine.   » 
Un  esprit  élargi  par  l'Evangile,  voit  dans  les  livres 
humains     des      étendues,     des      profondeurs,      que 
l'homme  souvent  n'y  a  pas  mises,  mais  qu'il  a  ren- 
contrées et  laissées  au  milieu  de  son  œuvre,  à  son 
insu.     D'ordinaire,    notre    étroite   pensée     ne     voit, 
dans  le  livre  ou  la  pensée  d'autrui,  que  ce  que  les 
mots   et  le   style  expriment   à  la   rigueur.    Loin  de 
prêter  aux  autres,  nous  leur  ôtons.   Nous  leur  fai- 
sons  toujours,    dans    notre    entendement     parcimo- 
nieux et  inhospitalier,  un  lit  de  Procuste.  Mais  l'es- 
prit dilaté  par  l'Esprit  du  Christ  a  cet  incomparable 
don  des  langues,  qui  comprend  les  langages  divers 
des    différentes    natures    «d'esprit.    Il   a  cette  bien- 

I.BS    SOU  HORS  4 


50  LES    SOURCES 


veillance  intellectuelle  qui  transfigure  les  accidents 
de  la  parole  ;  remonte  de  la  parole  à  son  sens  dans 
l'esprit,  et  de  ce  sens  lui-même,  tel  qu'il  est  dans 
l'esprit  de  nos  frères,  à  l'étemelle  idée  qui  est  en 
Dieu,  et  qui  porte  et  inspire  ce  sens.  En  sorte  que, 
parfois,  cette  clairvoyante  charité  de  l'esprit  voit 
les  choses  même  à  travers  une  pensée  mal  conçue 
et  plus  mal  exprimée,  et  elle  se  sert  de  ces  débris 
pour  reconstruire  la  vérité,  comme  la  spience  re- 
construit un  être,  qui  fut  vivant,  avec  un  débris  de 
ses  os. 

On  sait  qu'il  n'y  avait  pas  de  livre  si  détestable 
dont  Leibniz  ne  tirât  quelque  fruit. 

Faites  de  même  ou  plutôt  faites  mieux.  Puisqu'il 
est  permis  de  choisir,  ne  lisez  que  les  excellents. 
Il  faut  lire,  disait  Malebranche.  Il  ne  faut  lire 
qu'un  livre,  disait  un  autre,  voulant  faire  com- 
prendre par  là  la  puissance  toujours  considérable 
de  l'unité.  Mais  que  serait-ce  si  vous  saviez  trouver 
l'unité  des  esprits  du  premier  ordre,  et  si  vous  pou- 
viez fréquenter  comme  une  seule  société,  par  voie 
de  comparaison  continuelle,  Platon  et  Aristote, 
saint  Augustin  et  saint  Thomas  d'Aquin,  Descartes, 
Bossuet  et  Fénelon,  Malebranche  et  Leibniz!  Ce 
sont  là,  je  crois,  les  principaux  génies  du  premier 
ordre.  Puissiez-vous  parvenir  à  comprendre  dans 
quel  sens  général  et  commun  Dieu  inspire  les 
grands  hommes,  et  ce  qu'il  veut  de  l'esprit  humain! 
Puissiez-vous  clairement  comprendre,  dans  Aris- 
tote et  dans  Platon  la  grandeur  de  l'esprit  de 
l'homme  et  ses  bornes,  et  dans  les  autres,  l'immen- 
sité qu'ajoute  à  la  raison  humaine  la  lumière  révé- 
lée de  Dieu  I 


\ 


CHAPITRE  VI 

FOI.     —    SCIENCE    COMPARÉ» 
1 

MAIS,  disions-nous,  qu'est-ce  que  Dieu  veut  de 
l'esprit  humain?  Grande  question,  que  je 
n'aborde  pas  ici  tout  entière.  Je  poursuis 
ces  conseils  pratiques.  Il  est  vrai  qu'ils  nous  mè- 
nent à  considérer  un  côté,  fort  important  pour  nous, 
de  cette  question. 

Je  vous  ai  dit  que,  quand  un  homme  se  donne 
vraiment  à  Dieu  et  devient  son  disciple.  Dieu  le 
pousse  à  une  œuvre,  le  salut  du  siècle  où  il  vit. 
Dieu  lui  montre  le  monde  malade,  couché  dans  les 
ténèbres  et  la  souffrance  ;  il  lui  donne  le  regard  du 
Christ  pour  en  sonder  les  plaies,  et  quelque  chose 
du  cœur  du  Christ  pour  les  sentir  :  puis  il  lui  dit, 
au  fond  du  cœur  :  «  Il  y  a  peu  d'ouvriers.  » 

Quand  l'homme  comprend  et  se  décide  à  devenir 
un  ouvrier,  un  de  ces  «  ouvriers  dont  parle  le  pro- 
«  phète,  qui  travaillent  sur  les  nations  (i),  »  qui 
fortifient  leurs  frères,  et  que  Dieu  suscite  quelque- 
fois pour  sauver  un  siècle  ou  un  peuple,  alors  Dieu 
lui   inspire,   par  la  compassion   et  l'amour,   l'intelli- 

(1)   Zacb.,   I,   20,   ti.    Et  ottendlt  «ilhl    Domluu»  quatuor  ta- 
broi.,  ut  dejlclani  cornna  coutlum. 


52  LES    SOURCES 


gence,  ou  instinctive  ou  développée,  de  l'œuvre  à 
entreprendre. 

Or,  aujourd'hui,  quelle  est  la  plaie  et  quelle  est 
l'œuvre? 

Il  n'est  pas  nécessaire»  d'êtr/»  prophète  pour  le 
savoir,  Jésus-Christ  dit  aux  hommes  dans  l'Evan- 
gile :  a  Vous  savez  bien  prévoir  le  beau  temps  ou 
«  l'orage  ;  nypocritesl  pourquoi  ne  connaissez- 
«  vous  pas  aussi  les  signes  des  temps  (2)?  » 

Vous  donc  qui  voulez  devenir  ouvrier  parmi  les 
hommes,  rendez-vous  attentif  aux  signes  des 
temps  qui  s'aperçoivent. 

Mais  d'abord,  qu'attendez- vous  de  la  marche  de 
l'humanité  sur  la  terre?  Vers  quel  avenir  va  le 
monde?  Comment  finira-t-il? 

Pour  moi,  je  crois  que  le  monde  est  libre  et  finira 
comme  il  voudra.  Le  monde  finira  comme  un  saint, 
comme  un  sage,  ou  comme  un  méchant  :  peut-être 
comme  une  de  ces  âmes  insignifiantes  et  inutiles 
que  Dieu  seul  peut  juger.  Tout  est  possible.  L'hu- 
manité est  libre.  Il  n'y  a  pas  d'article  de  foi  sur  ce 
point.  La  seule  chose  qu'en  ait  dite  le  Christ,  si 
toutefois  j'entends  bien  ses  paroles,  est  une  ques- 
tion qu'il  a  posée  sans  la  résoudre.  «  Quand  le  fils 
«  de  l'Homme  reviendra,  dit-il,  pensez-vous  qu'il 
«  trouve  encore  de  la  foi  sur  la  terre?  »  Il  semble 
que,  sur  ce  sujet,  le  doute  est  la  vérité  même. 

Or,  je  ne  sais  si  vous  sentez  ceci  comme  je  le 
sens,  mais  ce  doute  m'électrise.  Le  doute  éner\'e 
d'ordinaire  ;  ici  il  vivifie,  il  transporte.  Oui,  il  s» 
peut  que  sur  la  face  de  cette  terre,  comme  frufi 
de  tant  de  larmes  et  de  luttes,   le  bien  l'emporte 

(9)  Luc.   XII,  u. 


J 


FOI.     —     SCIENCE    COMPARÉE  53 

enfin,  que  l*^  règne  de  Dieu  arrive,  et  que  sa  volonté 
soit  faite  en  la  terre,  comme  au  ciel.  Il  se  peut  que 
l'histoire  finisse  par  une  moisson.  Et  il  se  peut 
aussi  que  tout  finisse  par  la  stérilité,  comme  la  vie 
du  figuier  maudit  ;  que,  comme  on  voit  des 
hommes,  épuisés  de  débauche  et  perdus  de  folie, 
mourir  avant  le  temps,  le  monde  aussi  vienne  à 
mourir  avant  le  temps,  épuisé  de  débauche  et  perdu 
de  folie.  Il  se  peut  que  la  justice  et  la  vérité  soient 
vaincues,  et  rentrent  dans  le  sein  de  Dieu  en  mau- 
dissant la  terre  qui  aura  refusé  de  donner  son  fruit. 
Or,  vous  savez  qu'aujourd'hui,  parmi  nous,  bien 
des  esprits  découragés  soutiennent  qu'il  en  sera 
certainement  ainsi.  D'autres,  étrangement  con- 
fiants, déclarent  qu'il  en  sera,  sans  aucun  doute, 
tout  autrement,  et  que  le  bien  doit  triompher  sur 
terre.  Moi,  je  l'ignore,  et  je  ne  sais  qu'une  seule 
chose,  c'est  que  l'humanité  est  libre  et  que 
l'homme  finira  comme  il  voudra.  Je  sais  que  vous, 
moi,  chacun  de  nous,  nous  pouvons  ajouter  nos 
mouvements  et  notre  poids  au  mouvement  de  déca- 
dence qui  nous  emporte  vers  l'abîme,  ou  bien,  au 
nom  de  Dieu,  et  en  union  avec  le  Christ,  travailler 
à  sauver  le  monde,  et  à  redresser,  en  ce  moment 
môme,  la  direction  du  siècle  et  de  l'histoire,  si  elle 
est  fausse. 

Mais,  je  vous  le  demande  maintenant,  et  ceci  est 
la  plaie  du  siècle,  qu'est-ce  qui  nous  manque  à  tous 
pour  cette  œuvre? 

Il  nous  manque  la  foi. 

Si  vous  aviez  de  la  foi,  seulement  comme  un 
grain  de  sénevé,  a  dit  le  Christ,  vous  transporte- 
riez les  montagnes,   et   rien   ne   vous   serait  impos- 


54  I^S    SOURCES 


sible.  Or,  qui  est-ce  qui  croit  maintenant  que  rien 
n'est  impossible?  Qui  est-ce  qui  croit  qu'on  peut 
transporter  les  montagnes,  qu'on  peut  guérir  les 
peuples,  faire  prédominer  la  justice  dans  le  monde, 
et,  dans  l'esprit  humain,  la  vérité?  Où  sont-ils,  ces 
croyants? 

La  foi  manque  dans  ceux  qu'il  faut  sauver,  et 
l'on  ne  peut  pas  les  saisir  ;  et  la  foi  manque  dans 
ceux  qui  veulent  ou  croient  vouloir  sauver  les  au- 
tres, et  ils  n'ont  pas  la  force  d'entraîner  ceux  qu'ils 
auraient  saisis. 

Quand  le  Fils  de  l'Homme  reviendra,  pensez- 
vous  qu'il  trouve  encore  de  la  foi  sur  la  terre? 

Je  le  vois,  nous  sommes  sous  le  coup  de  cette 
question.  Voilà  la  plaie. 

«  Seigneur,  augmentez-nous  la  foi.  »  Voilà  donc 
la  prière  qu'il  faut  faire,  et  l'œuvre  à  laquelle  il 
faut  nous  attacher. 

Mais  comment? 

II 

Il  y  a  deux  manières.  L'une,  plus  haute  que  la 
philosophie,  ne  nous  regarde  pas  ici  ;  je  l'indiquerai 
cependant.  L'autre  précisément  est  l'oeuvre  de  la 
philosophie,  et  répond  à  la  question  posée  plus 
haut   :  Qu'est-ce  que  Dieu  veut  de  l'esprit  humain? 

Le  plus  puissant  moyen  de  retrouver  la  foi  est 
celui  qu'a  employé  saint  Vincent  de  Paul.  On  lit, 
dans  la  vie  de  cet  homme  héroïque,  un  fait  trop 
peu  connu.  Un  jour,  ému  de  compassion  par  l'état 
d'un  malheureux  prêtre,  docteur  en  théologie,  qui 
perdait  sa  foi  parce  qu'il  avait  cessé  d'étudier  la 
grande  science,  saint  Vincent  de  Paul  pria  Dieu  de 


FOI.     —    SCIENCE    COMPARÉE  55 

lui  rendre  la  vivacité  de  sa  foi,  s 'offrant  de  se  sou- 
mettre lui-même,  s'il  le  fallait,  au  fardeau  que  ce 
pauvre  frère  ne  pouvait  pas  porter.  Il  fut  exaucé  à 
l'heure  même,  et  ce  grand  saint  resta,  pendant 
quatre  ans,  comme  privé  de  cette  foi  qui  cependant 
était  sa  vie.  Savez-vous  comment  il  sortit  de  cette 
épreuve?  Il  en  sortit  en  devenant  saint  Vincent  de 
Paul,  c'est-à-dire  tout  ce  que  signifie  ce  nom.  C'est 
cette  épreuve,  inexplicable  en  apparence,  qui  a  fait 
saint  Vincent  de  Paul,  c'est-à-dire  l'esprit  de  foi, 
d'amour,  de  compassion  incarné  dans  une  vie  tout 
entière.  C'est  en  se  donnant  à  la  compassion  sans 
réserve  que  ce  grand  cœur  a  retrouvé  la  possession 
paisible  de  sa  foi.  «  Après  trois  ou  quatre  ans 
«  passés  dans  ce  rude  exercice,  dit  son  historien, 
«  gémissant  toujours  devant  Dieu,  il  s'avisa  un 
n  jour  de  prendre  une  résolution  ferme  et  inviolable 
«  de  s'adonner  toute  sa  vie,  pour  l'amour  de  Dieu, 
«  au  service  des  pauvres.  Il  n'eut  pas  plus  tôt  formé 
«  cette  résolution  dans  son  esprit  que  ses  souf- 
«  frances  s'évanouirent,  que  son  cœur  se  trouva 
«  remis  dans  une  douce  liberté  ;  et  qu'il  a  avoué 
«  depuis,  en  diverses  occasions,  qu'il  lui  semblait 
«  voir  les  vérités  de  la  foi  dans  la  lumière  (i).  » 

Voilà  l'exemple.  Que  notre  siècle  en  fasse  autant, 
et  se  donne,  pour  l'amour  de  Dieu,  au  service  des 
pauvres.  Il  n'y  aura  bientôt  plus  de  lutte  contre  la 
foi. 

Tel  est  le  grand  et  le  premfer  moyen  de  ramener 
la  foi  sur  la  terre  pour  la  sauver.  Voici  le  second. 

Le  premier  est  ce  que  Dieu  veut  du  cœur  humain. 
Le  second  est  oe  que  Dieu  v«ut  de  l'esprit  humain. 

(1)  AUIXT,  t.  II.  p.  IM. 


56  LES    SOURCES 


Ceci  regarde   la  Logique.    Donnez-moi   toute  votre 
attention. 

III 

Quelle  est  depuis  trois  siècles,  en  France,  et  plus 
ou  moins  dans  toute  l'Europe,  et  par  conséquent 
dans  le  monde,  la  marche  de  l'esprit  humain  sous 
le  rapport  de  la  foi?  Je  vois  un  grand  siècle  de  foi, 
le  dix-septième  ;  je  vois  un  siècle  d'incrédulité,  le 
dix-huitième  ;  je  vois  un  siècle  de  lutte  entre  la  foi 
et  l'incrédulité,  c'est  le  nôtre.  Qu'est-ce  qui  l'em- 
portera? C'est  là,  dis-je,  ce  qui  dépend  de  nous. 

Qu'était  le  dix-septième  siècle?  Un  docteur  en 
théologie,  d'abord  ;  et  en  outre,  sous  le  rapport  in- 
tellectuel, le  point  le  plus  lumineux  de  l'histoire. 
Le  dix-septième  siècle,  lui  seul,  est  le  père  des 
sciences,  le  créateur  de  cette  grande  science  mo- 
derne dont  nous  sommes  si  fiers  aujourd'hui.  On  a, 
depuis,  perfectionné,  séduit  et  appliqué  ;  mais  il  a 
tout  créé,  et,  si  l'on  ose  ainsi  parler,  tout  dans 
l'ordre  scientifique,  a  été  fait  par  lui,  et  rien  de  ce 
qui  a  été  fait  jusqu'à  présent  n'a  été  fait  sans  lui. 
Il  y  a  eu  là  comme  une  inspiration  du  Verbe  pour 
r.Tvènement  des  sciences.  Ce  siècle,  du  reste,  était 
le  plus  précis,  le  plus  complet  des  siècles  théologi- 
ques ;  le  plus  grand  sans  comparaison  des  siècles 
philosophiques,  et  le  plus  grand  des  siècles  litté- 
raires. 

Mais  après  cet  immense  élan,  l'esprit  humain, 
semblable  à  ce  docteur  qui  avait  cessé  d'étudier, 
cessa  aussi  de  travailler,  non  la  physique,  non  les 
mathématiques,  mais  la  théologie  et  la  phîlosopb'e, 
la  science  de  Dieu  et  celle  de  l'honanvR., 


FM.    —    SCIENCE    COMPARÉE  57 

Et  alors  la  foi  se  perdit. 

Je  dis  qu'on  a  cessé  de  travailler  la  théologie  et 
la  philosophie.  La  théologie,  cela  est  visible  ;  et 
l'oeuvre  du  dix-huitième  siècle  a  précisément  con- 
sisté à  chasser  la  théologie  de  toutes  les  directions 
de  l'esprit  humain.  On  la  chassait  au  nom  de  la  phi- 
losophie. On  proclamait  le  règne  de  la  philosophie, 
et,  pendant  ce  temps,  on  chassait  la  philosophie  à 
tel  point  que  je  ne  connais  aucun  siècle  qui  en  ait 
eu  moins.  C'est  ce  que  j'ai  quelque  part  clairement 
démontré  par  une  citation  de  Voltaire,  suivie  d'une 
citation  de  CondlUac.  Je  dis  donc  qu'après  l'im- 
mense lumière  du  siècle  précédent,  l'ignorance  phi- 
losophique du  dix-huitième  siècle  est  un  prodige 
qui  ne  saurait  être  expliqué  que  par  la  dépravation 
générale  des  moeurs,  la  paresse  et  l'abâtardisse- 
ment qui  en  résultent.  Je  ne  connais  qu'un  seul 
phénomène  analogue  :  c'est  l'histoire,  du  reste  trop 
fréquente,  de  ce  pauvre  enfant,  d'abord  brillant  et 
admirable  dans  ses  études,  tant  qu'il  est  pur  et 
pieux;  mais  le  vice  et  l'impiété  le  font  descendre, 
d'une  année  à  l'autre,   aux  derniers  rangs. 

On  cessa  donc  de  s'occuper  de  théologie  et  de 
philosophie,  et  on  perdit  la  foi,  ou  plutôt  le  tout 
vint  ensemble  :  il  y  a  \h  une  cause  et  un  effet 
mêlés,  qui  se  produisent  réciproquement  :  immora- 
lité, incrédulité  et  paresse,  font  cercle.  Le  commen- 
cement est  où  l'on  veut. 

Je  n'ajoute  qu'un  mot  sur  le  dix-huitième  siècle. 
Sa  ressource  devant  Dieu,  et  ce  pour  quoi,  peut- 
être,  il  n'a  pas  absolument  rompu  avec  le  cours 
providentiel  de  l'histoire,  c'est  qu'il  a  parlé  de  jus- 
lice  et  d'amour  des  hommes,   parfois   sincèrement. 


58  LES    SOURCES 


et  que,  pendant  qu'il  s'égarait  d'ailleurs,  il  y  avait, 
au  fond  du  siècle,  je  ne  sais  quel  mouvement  du 
cœur  universel  des  bons,  qui  cherchait,  par  une 
adoration  plus  profonde,  à  devenir  plus  semblable 
au  cœur  sacré  du  Christ  ;  et  le  siècle  superficiel 
lui-même,  à  travers  ses  débauches  et  ses  folies,  bé- 
nissait saint  Vincent  de  Paul,  et  le  prenait  pour 
son  patron. 

Mais  revenons.  La  question  est  aujourd'hui  de 
savoir  lequel  des  deux  mouvements  sera  le  nôtre.  A 
qui  voulons-nous  ressembler,  à  nos  pères  ou  à  nos 
aïeux?  Il  est  clair  que  ces  deux  mouvements,  parmi 
nous,  luttent  encore  et  que  nous  hésitons.  Laisse- 
rons-nous courir  la  décadence,  qui  court  toujours, 
ou  remonterons-nous  vers  la  lumière? 

Je  le  répète,  cela  dépend  de  nous. 

Vous  avez  vu  la  décadence  simultanée  de  la  phi- 
losophie et  de  la  foi.  Relevez  l'une  et  l'autre  en 
même  temps,  et  l'une  par  l'autre.  Est-ce  que  vous 
ne  comprenez  pas  que  votre  philosophie  stérile, 
épuisée,  et  dont  ne  s'occupe  plus  que  la  lignée  des 
professeurs,  n'est  telle  que  parce  qu'elle  est  vide 
de  foi?  Et  ne  voyez-vous  pas  de  vos  yeux  que  la  foi 
est  chassée  de  l'esprit  de  tous  les  demi-savants,  et 
même  des  ignorants,  par  le  préjugé  séculaire  que 
la  philosophie  et  la  raison  sont  contraires  à  la  foi? 

Travaillez  donc  à  les  réunir,  et  vous  travaillerez 
au  salut  du  siècle. 

IV 

Mais  je  ne  m'arrêterai  pas  aux  généralités,  je 
veux  en  venir  au  détail.  Voici  pour  arriver  à  ce 
grand  but,  —  qui  est  précisément  ce  que  Dieu  veut 


FOI.     -^    SCIENCE    COMPARÉS  59 

de  l'esprit  humain;  —  voici  encore,  si  vous  ne  vous 
lassez  pas  de  me  suivre,  un  conseil  pratique  qui, 
du  reste,  est  indispensable  au  développement  de  vo» 
facultés  et  au  progrès  de  la  lumière  dans  votre 
esprit. 

Voici  ce  conseil  :  Travaillez  la  science  comparée. 
Ceci  demande  explication. 

Travailler  la  science  comparée,  c'est  prendre 
pour  devise,  dans  vos  études,  cette  parole  de  Leib- 
niz :  «  Il  y  a  de  l'harmonie,  de  la  métaphysique, 
«  de  la  géométrie,  de  la  morale  partout.  »  C'est 
ajouter  encore  à  cette  immense  et  profonde  parole 
deux  mots  que  Leibniz  ne  désavouera  pas,  et  dire  : 
«  Il  y  a  de  l'harmonie,  de  la  métaphysique,  de  la 
«  théologie,  de  la  physique,  de  la  géomé- 
«  trie,  de  la  morale  partout.  »  C'est  y  ajouter 
encore  une  autre  parole  que  nous  citons  sans  cesse 
et  que  nous  voudrions  pouvoir  écrire  partout  en  let- 
tres d'or,  et  que  voici  :  «  Il  faut  savoir  qu'il  y  a 
«  trois  sortes  de  sciences  :  la  première  est  pure- 
«  ment  humaine  ;  la  seconde,  divine  simplement  ; 
«  la  troisième  est  humaine  et  divine  tout  ensemble; 
«  c'est  proprement  la  vraie  science  des  chré- 
«  tiens  (i).   » 

Si  vous  voulez  aujourd'hui  travailler  utilement, 
contribuer  au  retour  du  siècle  vers  la  lumière,  à  la 
renaissance  de  la  foi,  à  la  restauration  de  la  raison 
publique,  c'est  dans  ce  sens  qu'il  vous  faut  tra- 
vailler. 

Rappelez-vous  les  paroles  du  grand  Joseph  de 
Maistre,  ce  demi-prophète. 

«   Attendez  que  l'affinité  naturelle  de  la   religion 
U)   vu  de   ht.  OlUr,  t.   Il,  p.  tn. 


60  LES    SOURCES 


«  et  de  la  science  les  réunisse  dans  la  tête  d'un  seul 
«  homme  de  génie  :  l'apparition  de  cet  homme  ne 
«  saurait  être  éloignée,  et  peut-être  même  existe-t- 
«  il  déjà.  Celui-là  sera  fameux  et  mettra  fin  au  dix- 
e   huitième  siècle,  qui  dure  toujours  (i).   » 

Remarquez  toutefois  que  si  l'homme  de  génie 
était  né  avant  1810,  ou  même  avant  1820,  il  aurait 
bien  probablement  déjà  donné  signe  de  vie.  Consi- 
dérez de  plus  que  l'œuvre  est  tellement  irmnense 
qu'Aristote  ou  Leibniz  n'y  suffirait  pas.  Aristote  a 
trop  peu  d'élan;  Leibniz  a  trop  de  singularités. 
Peut-être  saint  Thomas  d'Aquin  pourrait-il  entre- 
prendre la  Somme  du  dix-neuvième  siècle  :  génie 
d'un  élan  prodigieux,  sans  aucune  singularité,  su- 
blime et  rigoureux,  aussi  étendu  tout  au  moins 
qu'Aristote  ou  Leibniz,  on  n'ose  lui  tracer  de  limites 
ni  dire  ce  qu'il  ne  pourrait  pas. 

Mais  où  est  saint  Thomas  d'Aquin?  Où  est  la 
plus  haute  sainteté,  unie  au  plus  haut  génie?  Où 
est  l'absolue  chasteté  d'une  vie  entière,  unie  à  la 
richesse  d'une  nature  méridionale?  Où  sont  la  soli- 
tude, le  silence,  le  cloître,  et  ces  douze  frères  écri- 
vains, qui  déchiffrent,  copient,  cherchent  pour  saint 
Thomas,  et  sont  prêts  nuit  et  jour  à  écrire  ces  dic- 
tées que  Dieu  inspire? 

Que  faire  donc?  Il  faut,  en  attendant,  que  quel- 
que coup  de  génie  nous  réveille  et  entraîne  l'esprt^ 
européen  dans  cette  féconde  et  magnifique  carrière, 
il  faut,  vous  qui  entrevoyez  ces  vérités,  vous  y  don- 
ner d'abord  et  tout  entier.  Qui  sait  si  l'on  ne  fera 
pas,    par  le   nombre   et   l'imion,   ce   que   Joseph   de 

(i)  Soiréet   â«  SainUPétersbourg.  Onzième  entretien. 


FOI.     —    SCIENCE    COMPARÉE  6l 


Maistre  attend  de  l'unité  et  de  la  solitude  du  génie? 

Peut-être,  en  effet,  le  temps  est-il  venu  où  il  n'y 
aura  plus  d'écoles,  où  l'on  ne  donnera  plus  à  aucun 
homme  particulier  le  nom  de  maître,  où  l'on  prati- 
quera en  un  certain  sens  élevé  ce  mot  du  Christ  : 
«  N'appelez  personne  sur  la  terre  votre  maître, 
«  parce  que  vous  n'avez  qu'un  maître,  qui  est  le 
«  Christ,  et  que  vous  êtes  tous  frèrtj.  >  Peut-être 
que  plusieurs  humbles  disciples  du  Christ,  unissant 
leurs  intelligences  dans  l'humilité  f ratera îlle  et 
méritant,  dans  l'ordre  de  la  science,  cette  bénédic- 
tion du  vrai  maître  :  a  Lorsque  deux  ou  trois  d'en- 
«  tre  vous  s'unissent  en  mon  nom  sur  la  terre,  je 
M  suis  au  milieu  d'eux;  »  peut-être,  dis-je,  que  plu- 
sieurs humbles  frères,  unis  en  Dieu,  feront  plus 
qu'un  grand  homme. 

Peut-être  que  plusieurs  bons  ouvriers,  décidés, 
courageux,  laborieux,  et  poussés  par  un  architecte 
invisible,  construiront  l'édifice  comme  des  abeilles 
construisent  une  ruche. 

Mais  je  suis  seul,  me  direz-vous.  Alors  soyez  du 
moins  aussi  courageux  que  Bacon,  mais  plus  mo- 
deste. Ne  dites  pas  comme  lui  :  Viam  aut  inve- 
niam  aut  faciam  ;  mais  travaillez  pourtant,  et  si 
vous  êtes  persévérant  et  convaincu,  peut-être,  plus 
heureux  que  Bacon,  qui  cherchait  à  briser  une 
porte  déjà  ouverte  par  de  plus  forts  que  lui,  peut- 
être  vous  sera-t-il  donné  d'ouvrir  modestement  à 
d'autres  plus  forts  que  vous,  qui  sauront  conquérir 
la  place,  une  porte  qu'ils  n'apercevaient  pas. 


CHAPITRE  Vil 

SCIENCE    COMPARÉE 


CELA  posé,  voici  comment  vous  travaillerez,  si 
vous  voulez  parvenir  à  la  science  comparée. 
Je  suppose  que  vous  sortez  du  collège,  avec 
de  bonnes  études  littéraires,  et  quelque  commence- 
ment de  philosophie. 

Il  vous  faut  maintenant  la  théologie  et  les 
sciences.  Vous  savez  que  les  grands  hommes  du 
dix-neuvième  siècle  étaient  à  la  fois  m;»thématiciens, 
physiciens,  astronomes,  naturalistes,  historiens, 
théologiens,  philosophes,  écrivains.  Qu'on  en  cite 
un  qui  n'ait  été  que  pihlosophel  De  Kepler  à  New- 
ton, tous  sont  théologiens.  Voilà  vos  modèles. 

Donc,  reléguez  un  peu,  et  même  beaucoup,  les 
lettres  et  la  philosophie,  et  faites  place  à  la  théo- 
logie et  aux  sciences. 

Du  reste,  il  est  heureux  que  vous  ayez  à  prendre 
ce  parti,  car,  si  vous  avez  du  goût  pour  les  let- 
tres et  la  philosophie,  la  première  précaution  à  pren- 
dre, c'est  de  ne  pas  vous  y  enfermer,  k  Homme 
«  littéraire,   dangereux  et  vain!   »   disait  quelqu'un. 

Comprenez-vous  ce   texte   de   l'Ecriture   sainte    : 


SCIENCE    COMPARÉE  63 

«  Parce  que  je  ne  suis  pas  littéraire,  j'entrerai  dans 
«  les  puissances  sacrées  »?  {Quoniam  non  cognovt 
litteraturam,  ideo  introiho  in  potentias  Dominù) 
N'avez-vous  jamais  remarqué  la  différence,  le  con- 
traste, je  dirai  même  l'opposition  qui  se  rencontrent 
entre  la  puissante  profondeur  des  divines  idées,  et 
surtout  des  divins  sentiments,  et  leur  expression 
littéraire?  N'avez-rous  jamais  remarqué  ces  deux 
natures  d'esprit,  si  bien  décrites  par  Fénelon,  dont 
l'une  exprime,  à  peu  près  sans  voir  ni  sentir  ;  dont 
l'autre  sent  et  voit,  mais  n'exprime  pas,  ou  du 
moins  pas  encore? 

Défiez- vous  de  cette  première  espèce  d'esprits, 
et  tâchez  de  n'en  être  pas.  Si  vous  avez  déjà  acquis 
quelque  art  d'exprimer  ce  que  vous  tenez,  cherchez 
maintenant  les  choses  à  exprimer  ;  car  il  vous  faut 
d'abord  savoir  : 

Scrlbeodl    recte  sapere   est   et   princlpium   et   fons. 

Laissez  maintenant  dormir  en  vous  l'esprit  litté- 
raire, et  cherchez  l'esprit  scientifique.  Soyez  sa- 
vant. Votre  esprit  non  seulement  en  deviendra  plus 
riche,  mais  aussi  plus  fort  et  plus  grand. 

Heureux  ceux  qui  soumettent  leur  esprit  au  con- 
seil que  Virgile  donnait  aux  laboureurs   : 

Et  qui  prosclaso  quae  suscitât  aequnre  tere:a 
Rursus  In  obliquum  verso  perrumplt  aratro, 
Exercetque  frequens   teliurem   atque  Imperat   arvls    (1)1 

Faites  de  même.  Croissez  votre  littérature  par  la 


(1)  •  Que  dira  de  celui  qui,  après  avoir  ouvert  le  sol  et  fou- 
•  levé  la  terre,  retourne  la  charrue,  croise  et  brise  les  pre- 
«  miers  sillons,  exerce  ainsi  la  terre  et  la  gouvernel  »  {Géorui- 
ques,   I,   07-99.) 


64  LES    SOURCES 


science,  la  science  par  la  théologie.  Rompez  vos 
premières  habitudes  d'esprit,  vos  premières  forme* 
de  pensée.  Surtout,  si  vous  avez  pris,  au  collège, 
une  première  attache  à  un  système  particulier  de 
philosophie,  hâtez-vous  de  rappeler  la  charrue,  et 
de  diriger  les  sillons  dans  un  tout  autre  sens   : 

Rursus  In  obliquum  verso  perrumpit  aratro. 

Dans  ce  second  travail,  rien  de  bon  ne  sera 
perdu  ;  mais  que  de  préjugés,  d'erreurs,  d'incohé- 
rences disparaîtront!  Quelle  mince  culture  que  celle 
de  la  première  éducation!  Superposez  à  cette  éduca- 
tion une  autre  éducation,  et  puis  une  autre  encore. 
Rompez  et  domptez  votre  esprit  en  le  labourant 
plus  d'une  fois  ©n  plusieurs  sens  : 

Exercetque  freeiuens  tellurem  atgne  Imperat  arvis. 

Ne   craignez    pas    de    changer    plusieurs    fois   de 
culture.    Rien   n'est   plus   favorable   à   la   terre,    dit   « 
ailleurs  le  poète.  Le  changement  de  culture  repose  :  ^ 

Sic  quoque  mutatis  requiescunt  foetibus  arva  (1). 

Il  y  a  plus,  telle  ou  telle  production  brûle  et  des- 
sèche la  terre,  si  on  la  continue.  Mais  que  les  mois- 
sons se  succèdent  sans  se  ressembler,  et  la  terre  les 
porte  gaiement. 

ont  entm  Uni   campum   seges,   urlt  avenae, 
Urunt   letbaeo   perfusa  papavera   somno, 
Sed   tamen   al  ternis  facilis   labor   (3). 

(1)  «  C'est  ainsi  que  la  terre  se  repose  par  le  changement  de 
«  culture.  » 

(2)  «  Le  Un  brûle  le  champ  qui  le  porte;  l'avoine  aussi  et 
«  le  pavot  chargé  du  sommeil  de  la  mort.  Mais  la  terre  nt 
«  BoutCrlrà  point,  s'ils  m  succèdent.   • 


SCIENCE    COMPARÉE  6$ 

C'est  ainsi,  par  exemple,  que  les  mathéxnatiques 
isolées  brûlent  et  dessèchent  l'esprit  :  la  philosophie 
le  boursoufle;  la  physique  l'obstrue;  la  littérature 
l'exténue,  le  met  tout  en  surface  ;  et  la  théologie 
parfois  le  stupéfie.  Croise-z  ces  influences  ;  super- 
posez ces  cultures  diverses  ;  rien  de  bon  ne  se  perd, 
beaucoup  de  mal  est  évité. 


II 


L'esprit  est  une  étrange  capacité,  une  substance 
d'une  nature  surprenante.  Je  vous  excite  à  la 
science  comparée;  je  vous  demande,  pour  cela, 
d'étudier  tout  :  théologie,  philosophie,  géométrie, 
physique,  physiologie,  histoire.  Eh  bien,  je  crois 
vous  moins  charger  l'esprit  que  si  je  vous  disais  de 
travailler  de  toutes  vos  forces,  pendant  la  vie  en- 
tière, la  physique  seule,  la  géométrie  seule,  la  phi- 
losophie ou  la  théologie  seule.  Il  se  passe  pour 
l'esprit  ce  que  la  science  a  constaté  pour  l'eau  dans 
sa  capacité  d'absorption.  Saturez  l'eau  d'une  cer- 
taine substance  :  cela  ne  vous  empêche  en  rien  de 
la  saturer  aussitôt  d'une  autre  substance,  comme 
si  la  première  n'y  était  pas  puis  d'une  troisième, 
d'une  quatrième  et  plus.  Au  contraire,  et  c'est  là  le 
fort  du  prodige,  la  capacité  du  liquide  pour  la  pre- 
mière substance  augmente  encore  quand  vous 
l'avez  en  outre  remplie  par  la  seconde,  et  ainsi  de 
suite,  jusqu'à  un  certain  point.  Donc,  ajoutez  à 
votre  philosophie  toutes  les  sciences  et  la  théologie, 
vous  augmenterez  votre  capacité  philosophique  : 
votre  philosophie,  à  son  tour,  augmente  de  beau- 
coup votre  capacité  scientifique,   théologique  ;  ainsi 

LSS   SOUUCtS  5 


66  LES    SOURCES 


de  suite,  jusqu'à  un  certain  point  qui  dépend  de  la 
nature  finie  de  l'esprit  humain  et  du  tempérament 
particulier  de  chaque  esprit.  Il  ne  faut  point  oublier 
surtout  que  ces  capacités  de  l'eau  dépendent  prin- 
cipalement de  sa  température.  Refroidissez  :  la  ca- 
pacité diminue  ;  elle  augmente  si  la  chaleur  re- 
vient. De  même,  rien  n'augmente  autant  la  vraie 
capacité  de  l'esprit  qu'un  cœur  ardent.  L'esprit 
grandit  quand  il  fait  chaud  dans  l'âme.  Les  pensées 
sont  grandes  quand  le  cœur  les  dilate.  Il  y  a  des 
esprits  où  il  fait  clair  :  il  y  en  a  où  il  fait  chaud, 
disait  excellemment  Jcubert.  Oui,  parfois  la  cha- 
leur et  la  clarté  se  séparent,  mais  la  chaleur  et  la 
grandeur,  jamais.  Les  esprits  les  plus  grands  soût 
toujours  ceux  où  il   fait  chaud. 

Donc  ne  vous  effrayez  pas  du  travail  de  la 
science  comparée  ;  la  science  comparée,  au  con- 
traire, est  une  méthode  pour  travailler  énormément, 
sans  trop  de  fatigue  ;  c'est  le  moyen  de  déployer 
toutes  vos  ressources  et  toutes  vos  facultés,  et  sur- 
tout d'approfondir  chaque  science  plus  qu'elle  ne 
pouvait  l'être  dans  l'isolement. 

L'avenir  montrera  la  vérité  de  cette  remarque,  si 
l'on  entre  courageusement  dans  la  voie  de  la 
science  comparée. 

Quelle  n'a  pas  été  la  fécondité  de  l'algèbre,  ap- 
pliquée à  la  géométrie  ;  puis  la  fécondité  de  cette 
science  double,  appliquée  à  son  tour  à  la  physique 
et  à  l'astronomie!  Que  sera-ce  quand  on  ira  plus 
loin,  et  que  l'on  saura  comparer  les  sciences  mo- 
rales aux  sciences  physiologiques,  et  même  physi- 
ques, et  le  tout  à  la  théologie? 


SCIENCE    COMPARÉE  67 


III 


Sous  ce  rapport,  les  Allemands  nous  donnent 
l'exemple.  Seulement,  le  panthéisme  en  égare  un 
grand  nombre.  Le  faux  principe  des  hégéliens 
opère,  dans  le  domaine  des  sciences,  la  parodie  de 
ce  que  nous  annonçons  ici.  Ils  prétendent  qu'il  n'y 
a  qu'une  science,  parce  que  tout  est  absolument  un; 
qu'il  ne  faut  plus  morceler  la  science  en  logique, 
morale,  physique,  métaphysique,  théologie  :  tout 
cela,  disent-ils,  est  précisément  un  et  identique, 
parce  que  tous  les  objets  sont  identiques,  tout  étatit 
Dieu. 

Voilà  la  confusion.  Nous  parlons,  nous,  de  com- 
paraison. C'est  autre  chose.  Comparaison  suppose, 
au  contraire,  distinction. 

On  sait  assez  les  résultats  risibles,  et  quelquefois 
odieux,  qui  sortent  de  ce  principe  de  confusion  pan- 
théistique,  soit  en  Logique,  soit  en  Morale,  soit  en 
Physique.  Mais  ce  que  l'on  sait  moins,  c'est  que 
cette  voie  de  rapprochement,  cette  tentative  impos- 
sible d'identifier  toutes  les  lignes  de  l'esprit  humain, 
a  cef>endant  poussé  à  la  comparaison,  et  produit, 
en  quelques  esprits  éminents,  dont  plusieurs,  du 
reste,  sont  libres  de  tout  panthéisme,  de  très  grands 
résultats.  Il  suffit  de  citer  Ritter,  Je  grand  géogra- 
phe, Burdach,  le  grand  physiologiste,  Gœrres, 
Humboldt,  le  philologue,   Schubert,  surtout. 

Nous  f>ouvons  d'ailleurs  attendre  de  ce  peuple  de 
grandes  choses  pour  la  science  comparée.  Ces  âmes 
profondes,  mystiques,  harmonieuses  vont  volontiers 
AU  centre  des  idées,  en  ce  point  où  les  racines  des 


68 


LES    SOURCES 


vérités  se  touchent.  La  monstrueuse  philosophie, 
absolument  absurde,  dont  ils  sont  aujourd'hui  vic- 
times, n'est  point  pour  toute  l'Allemagne,  une 
preuve  de  réprobation  intellectuelle.  Ils  ont  poussé 
à  bout,  les  premiers,  la  raison  humaine  isolée  et 
séparée  de  Dieu;  dès  que  la  raison  de  ce  peuple  re- 
prendra sa  racine  en  Dieu,  on  verra  ce  que  peut 
produire  la  puissance  harmonieuse  de  ces  âmes. 

Mais,  même  dès  maintenant,  il  est  vrai  de  dire 
que  leurs  travaux,  malgré  la  confusion  panthéis- 
tique  qui  s'y  rencontre,  ont  préparé  beaucoup  de 
matériaux  à  la  science  comparée.  Quand  la  vérita- 
ble science  comparée  s'élèvera,  elle  traitera  ce  mons- 
trueux produit,  comme  l'Ecriture  sainte  nous  rap- 
porte que  Tobie,  inspiré  par  l'ange,  traita  ce  mons- 
trueux poisson  qui  l'effrayait  d'abord.  «  Seigneur, 
«  il  m'envahit,  »  criait  l'enfant,  comme  nous  di- 
sions du  panthéisme  qui  nous  envahissait  de  toutes 
parts,  a  Ne  crains  rien  de  ce  monstre,  lui  dit  l'ange, 
«  prends-le  et  amène-le  à  toi  :  tu  te  nourriras  de  sa 
«  chair.  »  Quand  nous  aurons  conçu  quelque  chose 
de  l'idée  et  du  plan  de  cette  science  nouvelle,  qui 
sera  celle  du  prochain  grand  siècle,  nous  traiterons 
ainsi  le  panthéisme,  qui  maintenant  s'engraisse  pour 
nous. 

IV 


Ainsi  ne  craignez  ni  la  masse,  ni  le  nombre,  ni  la 
diversité  des  sciences.  Tout  cela  sera  simplifié,  ré- 
duit et  fécondé  par  !a  comparaison. 

Mais  il  vous  faut,  en  tout  cas,  de  toute  nécessité, 
une  connaissance  suffisante  de  la  géométrie  et  des 
mathématiques  en   général  ;  de  l'astronomie,   de  la 


SCIENCE    COMPARÉE 


physique  et  de  la  chimie,  de  la  physiologie  com^ 
parée,  de  la  géologie  et  de  l'histoire,  sans  parler  de 
la  théologie,  dont  il  sera  question  plus  tard. 

Et  n'oubliez  pas  d'ailleurs,  qu'il  ne  faut  jamais 
consacrer  à  ces  choses  tout  votre  temps.  Il  en  faut 
au  contraire,  réserver  la  meilleure  partie  pour  Dieu 
seul,  et  pour  écrire. 

La  tâche,  peut-être,  vous  paraît  impossible.  Elle 
ne  l'est  pas.  Mais  à  deux  conditions  :  c'est  que 
vous  saurez  étudier  et  que  vous  choisirez  vos  maî- 
tres. 

Vous  ne  prendrez  pas  la  science,  comme  on  pre- 
nait autrefois  le  quinquina  avec  l'écorce  ;  le  ma- 
lade, alors,  mangeait  peu  de  suc  et  beaucoup  de 
bois.  Vous  prendrez  la  science,  le  plus  possible, 
comme  on  prend  aujourd'hui  la  quinine,  sans 
écorce  ni  bois.  Puis  vous  aurez  des  maîtres  qui 
n'enseigneront  pas  avec  cette  excessive  lenteur  que 
nécessite  la  faiblesse  des  enfants  dans  les  collèges, 
et  surtout  qui  s'éloigneront  de  la  manière  de  ces  trop 
nombreux  professeurs,  qui  jamais  ne  présentent  un 
ensemble  à  l'auditoire,  mais  toujours  des  parcelles 
indéfiniment  étendues  ;  en  sorte  que  le  cours  n'est 
jamais  terminé,  mais  se  prolonge  toujours,  quel 
que  soit  le  nombre  de«  années  qu'on  y  mette.  Vous 
chercherez  des  maîtres  qui  sachent  vous  présenter 
rapidement  les  résultats  et  les  totalités. 

Ceci  posé,  commencez  par  consacrer,  par  exem- 
ple, deux  ans  aux  mathématiques,  à  la  physique  et 
la  chimie,  et  à  la  théologie. 

Prenez  une  heure  et  demie  de  leçon  par  jour, 
dans  l'après-midi.  Deux  leçons  de  mathématiques 
par   semaine  ;   deux  leçons  de   physique  et  de   ohi- 


70  LES   SOURCES 

mie,  deux  leçons  de  théologie.  Travaillez  chaque 
leçon  deux  heures,  immédiatement  après  les  leçons. 
Ceci   est   l'emploi   de   l'après-midi. 

Donnez  ensuite  deux  ans  aux  trois  cours  sui- 
vants :  géologie,  géographie,  histoire,  philologie, 
théologie. 

N'oubliez  pas  que  je  parle  à  un  homme  décidé  à 
travailler  toute  sa  vie  ;  qui  trouve  que  l'étude 
mèmQ  après  la  prière,  est  le  bonheur;  qui  veut 
creuser  et  comparer  chaque  chose  pour  y  trouver  la 
vérité,  c'est-à-dire  Dieu.  Du  reste,  tenez  pour  cer- 
tain que  les  grandes  difficultés  vous  attendent, 
vous  qui  entrerez  les  premiers  dans  cette  voie. 

Mais  que  de  peine  on  pourrait  s'épargner  si  on 
savait  s'unir  et  s'entr'aiderl  si,  au  nombre  de  six 
ou  sept,  ayant  la  même  pensée,  on  procédait  par 
enseignement  mutuel,  en  devenant  récipioquement 
et  alternativement  élève  et  maître  ;  si  même,  par 
je  ne  sais  quel  concours  de  circonstances  heureuses, 
on  pouvait  vivre  ensemble!  si,  outre  les  cours  de 
l'après-midi  et  les  études  sur  les  cours,  on  conver- 
sait le  soir,  à  table  même,  sur  toutes  ces  belles 
choses,  de  manière  à  en  apprendre  plus,  par  cau- 
serie et  par  infiltration,  que  par  les  cours  eux- 
mêmes  :  si,  en  un  mot,  on  pouvait  former  quelque 
part  une  sorte  de  Port-Royal,  moins  le  schisme  et 
i'orgueill 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  supposé  que  vous  pour- 
riez trouver  des  maîtres  capables  de  vous  pré- 
senter rapidement  l'ensemble  de  chaque  science  et 
son  résultat  utile  ;  et  aussi,  que  vous  sauriez  pren- 
dre, dans  chaque  science,  le  suc  en  négligeant 
l'écorcc. 


i'f. 


'  SCIENCE    COMPARÉE  71 

Mais  là  même  est  la  difficulté.  Si  nos  sciences 
étaient  ainsi  faites,  et  nos  professeurs  préparés  à 
enseigner  ainsi,  les  admirables  résultats  de  nos 
grandes  sciences  cesseraient  bientôt  d'être  un  mys- 
tère réservé  aux  écoles  et  aux  académies.  Mais, 
puisqu'il  n'en  est  pas  ainsi,  j'essayerai  de  vous 
donner,  sur  la  manière  d'étudier  ou  d'enseigner  ces 
sciences,  quelques  a^fs  très  incomplets,  auxquels 
j'espère,  vous  saurez  suppléer. 


^•^ 


CHAPITRE  Vin 

MATHÉAÎATIQUES 


PARLONS  d'abord  des  mathématiques. 
Platon  avait  écrit,  dit-on,  sur  la  porte  de 
son  école  de  phiîosoj»nie,  ces  mots  :  Ntd  n'en- 
n'entre  ici  s'il  ne  sait  la  géoméirie.  Ce  mot  a  été 
récemment  commenté  par  M.  Bordaz-Desmoulin, 
l'un  des  rares  esprits  qui,  parmi  nous,  ont 
cherché  à  entrer  dans  la  voie  de  la  science  com- 
parée, et  qui  écrit  sur  la  première  page  de  son  livre 
cette  épigraphe  :  «  Sans  les  mathématiques,  on  ne 
«  pénètre  point  au  fond  de  la  philosophie  ;  sans  la 
«  philosophie,  on  ne  pénètre  point  au  fond  des  ma- 
«  thématiques  ;  sans  les  deux,  on  ne  pénètre  au 
«  fond  de  rien.  » 

Quand  Descartes,  l'un  des  quatre  grands  mathé- 
maticiens, anathématise  les  mathématiques  en  ces 
termes  :  «  Cette  étude  nous  rend  impropres  à  la  phi- 
«  losophie,  nous  désaccoutume  peu  à  peu  de  l'usage 
«  de  notre  raison,  et  nous  empêche  de  suivre  la 
«  route  que  sa  lumière  nous  trace;  »  Descartes,  par 
ces  mots,  ne  contredit  point  Platon  ni  ses  commen- 
tateurs ;  il  parie  de  l'usage  exclusif  des  mathéma* 


MATHÉMATIÇUES 


tiques  isolées.  De  même  qu'une  terre  est  épuisée  par 
tel  produit  unique  revenant  chaque  année,  mais  le 
supporte  par  alternances,  ainsi  de  notre  esprit.  Les 
mathématiques  seules  ruinent  l'esprit  :  cela  est  su- 
rabondamment prouvé.  Quant  à  ce  que  peut  l'union 
de  la  philosophie  et  des  mathématiques,  Descartes 
en  est  lui-même  la  preuve,  avec  Leibniz  encore 
plus  que  Platon. 

Kepler,  le  plus  gfrand  peut-être  des  mathémati- 
ciens, disait  :  «  La  géométrie,  antérieure  au  monde, 
«  coétemelle  à  Dieu,  et  Dieu  même  a  donné  les 
«  formes  de  toute  la  création,  et  a  passé  dans 
«  l'homme  avec  l'image  de  Dieu...  »  D'après  lui, 
la  géométrie  est  en  Dieu,  elle  est  dans  l'âme.  On 
ne  connaît  Dieu  et  l'âme,  sous  certaines  faces,  que 
par  les  idées  géométriques. 

Non  seulement  Kepler  a  montré  le  premier  que 
la  géométrie,  non  approximativement,  mais  en  toute 
rigueur,  comme  le  dit  Laplace,  était  dans  le  ciel  vi- 
sible; il  l'y  a  vue,  et  cette  vue  est  la  vue  des  grandes 
lois  qui  régissent  toutes  les  formes  et  les  mouve- 
ments astronomiques.  Non  seulement  on  a  su,  depuis, 
introduire  les  mathématiques  dans  toutes  les  braa- 
clies  de  la  physique  ;  non  seulement  on  a  trouvé 
que  la  lumière  et  les  couleurs  sont  nombres,  lignes 
et  sphères  ;  que  le  son  est  aussi  nombre  et  sphère  ; 
que  la  musique,  dans  sa  forme  sensible,  n'est  que 
géométrie  et  proportions  de  nombre  ;  mais  voici  que 
déjà  la  physiologie  elle-même  commence  à  s'appli- 
quer la  géométrie,  comme  dans  les  travaux  de  Carus 
et  autres,  par  exemple,  dans  ce  beau  théorème  de 
Burdach  :  a  Dans  la  forme  la  plus  parfaite,  le  centre 
«  et  la  périphérie  sont  doubles.   »  Mais  on  Ira  plus 


74  LES    SOURCES 


loin.  On  introduira  les  mathématiques  dans  la 
psychologie  pour  y  mettre  de  l'ordre  et  en  aper- 
cevoir le  fond;  ces  vagues  pressentiments  de  Pla« 
ton,  de  Pythagore,  de  saint  Augustin  et  de  tant 
d'autres  :  «  L'âme  est  un  nombre,  l'âme  est  une 
«  sphère  ;  l'âme  est  une  harmonie;  »  deviendront 
des  précisions  scientifiques.  Nous  avons  essayé 
d'en  montrer  quelque  chose  dans  notre  Connais- 
sance  de  l'âme  (i).  On  verra  ce  qu'a  dit  Leibniz  : 
«  Il  y  a  de  la  géométrie  partout;  »  on  en  trouvera 
jusque  dans  la  morale. 

Mais  comment  étudier  et  enseigner  cette  vaste 
science?  Comment  en  cultiver  toutes  les  parties  : 
arithmétique,  géométrie,  algèbre,  application  de 
l'algèbre  à  la  géométrie,  calcul  infinitésimal,  dif- 
férentiel et  intégral  ;  comment  embrasser  toutes"  ces 
sciences? 

Voici  ce  que  je  vous  conseille. 


II 


Posez  d'abord  à  votre  maître  une  première 
question  :  Qu'est-ce  que  tout  cela?  Demandez-lui 
une  première  leçon  d'une  heure  et  demie  sur  ce 
sujet.  Quand  il  vous  aura  dit  et  fait  comprendre 
qu'il  n'y  a  en  tout  cela  que  deux  objets,  les  nom' 
bres  et  les  formes,  arithmétique  et  géométrie  ;  puis 
une  manière  de  les  représenter  de  les  calculer,  de 
les  comparer,  arithmétique  et  application  de  l'algè- 
bre à  la  géométrie  ;  puis  une  manière  plus  pro- 
fonde de  les  analyser,   calcul  infinitésimal,   dont  le 

(1)  Livre  IV.  chap,  m.  Voyez  aussi  le  livre  V,  cbap    u.  por- 
tant ce  titre  :  ■  Le  lieu  de  l'Immortalité.  * 


MATHÉMATIQUES  75 


calcul  différentiel  et  le  calcul  intégral  sont  les  deux 
parties,  alors  vous  demanderez  à  votre  maître  une 
leçon  sur  chacune  de  ces  branches. 

Il  y  a  une  règle  générale  d'enseigtiement  pres- 
que toujours  renversée  aujourd'hui  :  c'est  qu'il 
faut  commencer,  en  tout  enseignement,  par  la  ra- 
cine et  par  le  tronc,  passer  de  là  aux  maîtresses 
branches,  puis  aux  branches  secondaires,  puis  aux 
rameaux,  pu' s  aux  feuilles  et  aux  fruits,  puis  à  la 
graine  et  au  noyau,  et  montrer  à  la  fin,  dans  cha- 
que noyau  et  dans  chaque  graine,  la  racine  et  le 
touL  Aujourd'hui  d'abord,  nous  ne  parlons  jamais 
du  tout,  ni  au  commencement,  ni  à  la  fin;  du  reste, 
nous  commençons  arbitrairement  par  tel  ou  tel  ra- 
meau, et  quand  nous  en  avons  plus  ou  moins  décrit 
toutes  les  brandies,  sans  les  approfondir  ni  même 
en  montrer  l'unité,  nous  croyons  notre  tâche  ache- 
vée. Les  professeurs  sont  trop  souvent,  comme  le 
poète  dont  parle  Horace,  assez  habiles  dans  cer- 
tains détails,  mais  incapables  de  produire  un  tout  i 

Infellx  operls   summa   quia   ponere    totuiu 
Nesdet. 

Après  cette  leçon  générale  sur  chaque  branche, 
recommencez  cinq  ou  six  leçons  sur  chacune,  puis 
reprenez  le  tout  encore,  avec  plus  de  détail. 

On  peut  enseigner  de  cette  manière  ;  on  le  doit, 
du  moins  pour  certains  esprits  ;  il  le  faut,  et  nou« 
y  viendrons. 

III 

Ici  je  veux  vous  indiquer  une  simplification  fon- 
damentale qui  doit  vivifier  et  accélérer,    dans    une 


76  LES    SOURCES 


incalculable  proportion,  l'enseignement  des  mathé- 
matiques. Je  suis  heureux  de  pouvoir  m'appuyer 
en  ce  point  sur  l'autorité  de  deux  mathématiciens 
éminents,  M.  Poisson,  dont  les  ouvrages  sont  dans 
toutes  les  mains,  et  M.  Coriolis,  ancien  directeur 
des  études  de  l'Ecole  polytechnique,  homme  d'au- 
tant d'expérience  que  de  pénétration.  M.  Poisson, 
pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  travaillait 
à  renouveler  en  France  l'enseignement  des  raathé- 
anatiques,  par  la  méthode  que  je  vais  dire,  et  qui 
est  aux  anciennes  méthodes  ce  que  notre  nouveau 
moyen  de  locomotion  est  aux  anciens.  Mais  les 
efforts  de  l'illustre  et  habile  géomètre  ont  échoué 
contre  la  force  d'inertie  et  le  droit  de  possession 
des  vieilles  méthodes.  Tout  ce  qu'il  a  pu  obtenir 
comme  conseilkr  de  l'Université,  c'est  une  ordon- 
nance décrétant  le  changement  de  méthode.  L'or- 
donnance a  paru,  mais  elle  n'a  pas  été  suivie  d'ef- 
fets. 

Il  faut  la  reprendre.  M.  Poisson  disait  que  les 
parties  des  mathématiques  devaient  être  enseignées 
par  la  méthode  infinitésimale.  Quelques  personnes 
se  souviennent  encore  qu'un  jour,  présidant  un  con- 
cours d'agrégation,  M.  Poisson,  oubliant  un  ins- 
tant le  candidat  qu'il  avait  à  juger,  prit  la  parole 
et  développa  ceci  :  «  qu'il  y  ji  en  géométrie  quatre 
méthodes  :  méthode  de  superposition,  méthode  de 
réduction  à  l'absurde,  méthode  des  limites,  mé- 
thode infinitésimale.  La  superposition,  disait-il, 
n'est  applicable  qu'en  très  peu  de  cas;  la  réduction 
à  l'absurde  suppose  la  vérité  connue,  et  prouve 
alors  qu'il  ne  peut  en  être  autrement,  nmis  sans 
montrer   pourquoi.    La   méthode   des   limites,    isolé© 


MATHÉMATIQUES  77 


de  l'idée  des  infiniment  petits  (i),  cette  méthode 
plus  généralement  applicable  que  les  deux  autres 
suppose  aussi  la  vérité  connue,  et  n'est,  par  consé- 
quent, pas  davantage  une  méthode  d'investigation; 
ce  sont  trois  méthodes  de  démonstration,  applica- 
bles chacune,  dans  certains  cas,  aux  vérités  déjà 
connues.  Au  contraire,  la  méthode  des  infiniment 
petits  se  trouve  être  à  la  fois  une  méthode  géné- 
rale et  toujours  applicable,  et  de  démonstration  et 
d'investigation.  »  —  Il  est  vrai,  pendant  que 
M.  Poisson  parlait  ainsi,  à  côté  de  lui,  un  autre 
mathématicien  illustre  croyait  l'arrêter  tout  court 
en  lui  disant  :  Qu'est-ce  que  les  infiniment  petits? 
Je  ne  sais  ce  qu'a  répondu  M.  Poisson.  Mais,  quant 
à  la  méthode,  qu'importe  la  réponse?  Il  suffit 
qu'avec  notre  notion,  telle  quelle,  des  infiniment 
petits,  qui  sont  ce  que  Dieu  sait,  aussi  bien  que  le 
point,  la  ligne,  la  surface,  le  solide  et  le  reste,  il 
suffit  dis-je,  que  l'introduction  de  cette  notion  soit 
la  voie,  sans  comparaison  la  plus  facile  et  la  plus 
courte,  pour  trouver  et  montrer  la  vérité  mathéma- 
tique. 

C'est  donc  celle-là  que  nous  prendrons. 

Sans  m'arrêter  aux  objections  de  ceux  qui  disent 
qu'on  ne  sait  ce  que  c'est,  qu'elle  n'est  point  rigou- 
reuse, je  l'emploie  parce  qu'elle  mène  au  but. 
D'ailleurs,  nous  avons  répondu,  ce  semble,  à  ces 
difficultés    dans   le   quatrième   livre   de   notre   Logi- 

(1)  Je  (31s  «  lso1é«  (]e  l'idée  des  Infiniment  petits  ».  car  on 
est  pleinement  dans  le  Trai  lors(iuo,  avec  M.  Duhamel,  on 
regarde   «    1»   notion    des   infiniment    petits,    et   la    conception 

•  fonlameiitale   des   limites  comme   lntlm<nient  unies   l'une   à 
«  l'autre,   et   comme   étant   les   deux    Idées   génôrnles   les   plus 

•  férondes    des    sciences    mathématiques.    »    (Préface    des    Elé- 
wients  de  calcrU  intinitésimal.) 


yS  LES    SOURCES 


que,    et    surtout  dans  notre  introduction  à  la  Lo- 
gique. 

Il  y  a,  dans  cette  défiance  de  la  rationalité  des 
infiniment  petits,  ce  que  disait  déjà  Fontenelle, 
lorsque  les  esprits  chagrins  de  l'Académie  des 
sciences  voulaient  étouffer  dans  son  germe  la  dé- 
couverte de  Leibniz,  il  y  a  une  sainte  horreur  de 
l'infini;  il  y  a  ce  rationalisme  pédant  qui  se  donne 
bien  du  mal  pour  démontrer  rigoureusement  le  pos' 
tulatum  d'Euclide,  qui  n'en  a  pas  besoin  ;  il  y  a  ce 
pédantisme  qui  se  flatte,  comme  nous  le  disait  un 
spirituel  mathématicien,  de  trouver  des  difficultés 
là  où  personne  n'en  avait  vu  ;  il  y  a  ce.  que  pensait 
Bordaz-Desmoulin,  lequel  a  dit  fort  à  propos  : 
«  L'infini  qui  ne  fait  qu'apparaître  dans  la  science 
«  l'éblouit;  »  il  y  a  cette  disposition  qui  poussa 
Lagrange  à  écrire  sa  Théorie  des  fonctions  analyti' 
ques,  dégagée  de  toute  considération  d'infiniment 
petits,  etc.,  il  y  a  enfin  cet  étrange  aveuglement 
des  esprits  d'une  certaine  nature,  qui  ne  veulent 
point  d'idées  plus  grandes  que  nous,  et  ignorent 
que,  comme  le  dit  Bossuet,  «  nous  n'égalons  jamais 
«  nos  idées,  tant  Dieu  a  pris  soin  d'y  marquer  son 
«  infinité.   » 

Nous  citions  un  autre  mathématicien  compétent, 
M.  Coriolis,  lequel,  peu  de  temps  avant  sa  mort, 
nous  avouait  qu'il  eût  aimé  à  consacrer  le  reste 
de  ses  forces  à  la  réforme,  dans  ce  sens  de  l'ensei- 
gnement mathématique.  Tout  ramener  à  la  mé- 
thode infinitésimale  était  me  disait-il,  l'idée  de 
toute  sa  vie,  comme  professeur  et  comme  directeur 
des  études.  A  ses  yeux,  l'enseigTiement  des  mat 
matiques,     aujourd'hui    en     France,    était   le   ph 


MATHÉMATIQUES  79 


lourd,  le  plus  pédant,  le  plus  fatigant  pour  les 
élèves  et  pour  les  maîtres  qu'il  fût  possible  de  voir, 
et  présentait  le  plus  étrange  exemple  de  routine 
qu'ait  offert  aucun  enseignement  dans  aucun  temps. 
«  Quand  on  parle  comme  on  le  fait  souvent,  disait- 
<v  ilj  de  la  routine  des  séminaires  dans  l'enseigne- 
«  ment  théologique,  on  est  loin  de  se  douter  que 
«  l'enseignement  mathématique  est  victime  d'une 
«  routine  incomparablement  plus  lourde  et  plus 
«  barbare.   » 

D'après  ces  autorités,  ces  raisons,  et  bien  d'au- 
tres, je  ne  pense  pas  qu'il  soit  téméraire  d'affirmer 
qu'une  seule  année  d'études  par  la  méthode  infini- 
tésimale, convenablement  appliquée  et  présentée, 
donnerait,  non  pas  plus  d'acquis  ni  de  détail,  mais 
plus  de  résultats  utUes,  plus  d'intuition  géométrique, 
et  surtout  plus  de  développement  des  facultés  ma- 
thématiques, que  le  séjour  même  de  l'Ecole  po- 
lytechnique, qui  est  de  deux  ans,  et  qui  suppose 
d'ordinaire  trois  années  d'études  préalables. 

Par  cette  voie,  qui  est  vraiment,  comme  le  disait 
M.  Poisson,  la  seule  voie  d'invention,  ne  voit-on  pas 
qu'en  peu  de  temps  on  apprendrait  à  l'élève  géo- 
mètre à  faire  de  petites  découvertes,  et  à  voir  par 
lui-même,  au  lieu  d'apprendre  par  cœur,  sans  voir? 
Il  développerait  ses  facultés,  en  acquérant  la 
science,  et  accélérerait  sa  vitesse  par  chaque  effort. 

Je  conclus,  sur  ce  point,  en  répétant  mon  asser- 
tion :  la  méthode  infinitésimale  appliquée  partout 
en  mathématiques,  c'est  la  lumière  introduite  dans 
la  masse,  c'est  la  vitesse  substituée  à  la  lenteur. 
Ausci  je  ne  doute  pas  un  seul  instant  que  la  solu- 
tion du  problème  de  l'enseignement  ne  réside  sur- 


8o  LES    SOURCES 


tout  en  ce  point.  On  peut  doubler,  plus  que  dou- 
bler, la  vitesse,  la  clarté,  la  fécondité  de  l'ensei- 
g-nement  mathématique  par  l'introduction  décidée 
de  la  méthode  infinitésimale.  On  peut  alors  sui>er- 
poser  les  deux  éducations  nécessaires  de  l'esprit, 
faire  pénétrer  la  science  dans  les  lettres,  trop  vides 
et  trop  banales  sans  ce  vig'oureux  aliment,  et  par 
contre,  donner  à  la  science  la  chaleur  lumineuse,  le 
feu,  qui  seul  en  transfigure  la  masse,  et  la  change 
en  diamant.  Le  premier  qui,  en  France,  instituera 
sur  une  base  durable,  par  la  voie  que  nous  indique- 
quons,  cette  pénétration  mutuelle  des  lettres,  et  des 
sciences  dans  la  première  éducation,  celui-là  dou- 
blera les  lumières  de  la  génération  suivante,  et  de- 
viendra peut-être  le  Richelieu  d'un  grand  siècle. 


IV 


Reste  donc  un  point  dont  personne  ne  s'occupe. 

Nous  étudions  aujourd'hui  les  mathématiques 
soit  pour  passer  un  examen,  soit  pour  apprendre 
aux  autres  à  le  passer,  mais  non  pas  pour  savoir, 
pour  posséder  la  science.  Quand  donc  nous  savons 
démontrer  un  théorème,  c'est  tout.  Mais  que  fait-on 
de  ce  théorème  démontré?  Que  fait  notre  esprit  de 
cette  vérité  dévoilée?  Quand  est-ce  qu'il  la  médite, 
la  contemple  en  elle-même,  et  s'en  nourrit?  Quel 
est  le  sens  de  cette  géométrie  et  de  ces  formes?  Cef 
formes  sont  des  caractères  que  nous  avons  appris  à 
distinguer,  à  désigner,  à  reproduire,  à  comparer. 
Mais  que  veulent  dire  ces  caractères?  S'il  est  vrai 
que  les  caractères  mathématiques  sont  des  vérités 
absolues,   éternelles,   elles  sont  en  Dieu,  elles  sont 


MATHÉMATIQUES  8l 


la  loi  de  toute  chose.  Nous  commençons  à  le  com- 
prendre pour  la  nature  inanimée  :  mais  que  sont- 
elles  dans  l'ordre  vivant?  Que  sont-elles  dans 
l'âme?  Que  sont-elles  en  Dieu?  Et  quelle  est  la  phi- 
losophie de  ces  formes?  Questions  étranges  pour 
les  mathématiciens  purs,  aussi  bien  que  pour  les 
philosophes  purs,  mais  questions  que  l'on  posera, 
et  que  peut-être  on  résoudra  un  jour,  quand  les  ma- 
thématiques se  répandront  dans  l'ensemble  de  la 
science  comparée. 

Du  reste,  si  vous  avez  lu  et  compris  le  quatrième 
livre  de  notre  Logique,  intitulé  I'induction  ou  pro- 
cédé INFINITÉSIMAL,  VOUS  v  avcz  VU  un  exemple  de 
la  comparaison  de  la  philosophie  et  des  mathéma- 
tiques :  exemple  qui  me  paraît  jeter  une  vive  lu- 
mière sur  le  point  capital  de  la  Logique,  lequel, 
étant  demeuré  obscur  jusqu'à  présent,  quoique  va- 
guement entrevu  de  tout  temps,  était  une  vraie 
pierre  d'achoppement  pour  la  philosophie. 

V 

Nul  n'est  j-ge  dans  sa  propre  cause.  J'ose  pour- 
tant exhorter  nos  jeunes  lecteurs  à  travailler,  avec 
plus  d'attention  qu'on  ne  l'a  su  faire  jusqu'ici,  ce 
chapitre  de  la  Logique,  tel  que  je  l'ai  écrit.  Il  y  a 
bientôt  huit  ans  que  j'ai  publié  la  théorie  du  Pro- 
cédé de  transcendance.  Depuis,  cette  théorie  a  été 
publiée  en  Allemagne  par  un  auteur  qui,  de  son 
côté,  arrivait  au  même  résultat.  Nulle  objection  sé- 
rieuse ne  nous  a  été  faite,  et  j'ai  d'ailleurs  démon- 
tré ma  pensée  une  dernière  fois  dans  une  introduc- 
tion (i)  qui  me  semble  ne  pouvoir  plus  Être  attaquée, 

(1)  Lofirique  :  Latroductlon.  Cotte  Introduction  n«  m  troaT« 
pas  dans  la  première  édition,   mais  daus  ]>-■  uiiv.i-.t/^ 

bKB    SOUHCI  s  A 


&2  LES    SOURCES 


du  moins  dans  sa  thèse  principale.  Voici  cette 
thèse  :  La  raison  a  deux  procédés,  déduction,  in- 
duction, procédé  de  continuité  et  procédé  de  trans- 
cendance. Ces  deux  procédés  nécessaires,  de  déduc- 
tion et  de  transcendance,  sont  les  deux  procédés 
logiques  fondamentaux  de  la  géométrie,  comme  de 
toute  autre  sciencu.  En  géométrie,  comme  partout, 
le  procédé  de  transcendance  ou  l'induction  est  le 
procédé  d'invention  par  excellence. 

Or,  si  j'ai  raison,  il  s'ensuit  que  le  chapitre  prin- 
cipal de  la  Logique,  la  logique  d'invention,  disait 
Leibniz,  ce  chapitre,  oublié  par  la  philosophie  con- 
temporaine, est  remis  en  lumière.  Il  s'ensuit  encore 
selon  moi,  que  le  secret,  la  formule  générale  de  ces 
jugements  prompts,  rapides  et  sûrs  qu^  pose  le 
sens  commun,  formule  que  cherchait  ou  regrettait 
Jouffroy  (i)  et  qu'il  croyait  possible  de  déterminer 
se  trouve  maintenant  en  effet  déterminée.  Les  obs- 
tacles logiques,  élevés  ccmtre  l'instinct  des  âmes  et 
le  mouvement  spontané  des  esprits,  sont  scienti- 
fiquement  renversés. 

Cela  mérite  d'être  vérifié. 

Pascal  a  dit  :  «  Le  cœur  a  ses  raisons  que  la 
«  raison  ne  connaît  pas.  u  Eh  bien!  je  suis  très  fier 
d'avoir  écrit  des  volumes  de  logique  qui  démon- 
trent, entre  autres  choses,  que  les  raisons  du  cœur 
sont  bonnes. 

Mais  quittons  brusquement  ce  sujet,  pour  qu'il 
ne  nous  mène  pas  trop  loin. 

Passons  à  la  principale  application  des  mathéma- 
tiques, l'astronomie. 


(1)  Nouveaitx  Mélanges,  p.  94. 


CHAPITRE  IX 

ASTRONOMIE 


L'IGNORANCE  du  public  du  sujet  de  l'astronomie 
est  véritablement  étrange. 
J'ai  connu  des  hommes  très  instruits  qui 
m'ont  longtemps  soutenu,  très  vivement,  en  me  qua- 
lifiant d'empiriste,  que  le  vieux  système  astrono- 
mique, plus  philosophique,  disait-on,  que  le  nou- 
veau, était  le  vrai  ;  que  le  soleil  tourne  autour  de  la 
terre,  non  la  terre  autour  du  soleil. 

Ainsi  cette  science  simple,  facile,  régulière,  lumi« 
neuse,  majestueuse  et  religieuse,  cette  science 
pleine,  dans  ses  détails,  du  plus  puissant  intérêt, 
cette  science,  modèle  des  sciences,  et  chef-d'œuvre 
de  l'esprit  humain,  non  seulement  n'est  pas  encore 
devenue  populaire,  mais  même  est  absolument  in- 
connue de  la  plupart  de  ceux  qui  ont  reçu  une  édu- 
cation libérale  complète. 

Il  est  vrai  que  cela  tient  en  grande  partie  à  la 
manière  dont  on  l'enseigne. 

D'abord,  la  science  est  encombrée  d'instruments, 
hérissée  d'algèbre,  défigurée  par  un  bon  nombre  de 
mots  effrayants,  enveloppée  de  cercles  dont  l'imagi- 
nation ne  peut  sortir,  masquée  surtout  par  les  in- 
croyables figures  d'animaux,  de  dieux  et  de  serpents 
que  vous  savez.  Rien  n'effraye  plus  les  esprits  que 
CCS  figures.  De  sorte  qu'il  faut  braver  les  tentations 


84  LES   SOURCES 


de  découragement,  et  briser  une  épaisse  écorce 
pour  parvenir  jusqu'au  noyau,  au  résultat  utile,  au 
fait.  De  plus,  on  expose  d'ordinaire  l'astronomie 
d'une  étrange  façon.  On  commence  par  décrire  lon- 
guement et  minutieusement  à  l'élève  des  appa- 
rences dont  on  lui  apprendra  ensuite  la  fausseté. 
Pourquoi  ne  pas  dire  tout  de  suite  et  franchement 
Ce  qui  en  est? 

Je  me  souviens  d'un  fort  habile  homme  qui,  sur 
la  lecture  du  premier  volume  d'un  de  nos  plus  sa- 
vants traités  d'astronomie,  voyant  l'auteur  parler 
toujours  des  mouvements  du  soleil,  des  cercles 
qu'il  parcourt,  des  révolutions  diurnes,  de  ses  mou- 
vements annuels,  progrès,  stations  et  rétrograda- 
tions, croyait,  d'après  cet  exposé,  que  l'Acadéinie 
des  sciences  était  revenue  au  système  de  Ptolémée. 

Je  ne  pense  pas  qu'il  faille  procéder  ainsi  quand 
on  n'a  pas  de  temps  à  perdre. 

Commencez,    comme    pour    toute    autre    science 
par  une  seule  leçon  sur  l'ensemble;  puis  une  leçor 
sur  le  système  solaire,   une  autre    sur    le    système 
stellaire,  une  troisième  sur  les  Nébuleuses.  Reprere? 
le  système  solaire  en  dix  ou  douze  leçons,   le  sys- 
tème stellaire   en  trois  ou  quatre,     les    Nébuleuse; 
plus  brièvement  encore.   Dans  ces  leçons,  ne  parlez 
pas  des  apparence^  qui  fourvoient  l'imagination,  ne 
dites  que  ce  qui  est,  donnez  les  résultats,  les  résul- 
tats certains  ;  mettez  à  part  ce  qui  est  contestable 
au   sujet   des   étoiles   et   au   sujet    des    Nébuleuses. 
Parlez  très  peu  d'abord  des  instruments  et  des  mé-, 
thodes,    qui   sont   l'échafaudage  du   moment  ;   moa-j 
trez  le  monument  lui-même,    il  le  mérite.    Puis   re» 
commencez  encore  plus  amplement,  et  tout  en  mul- 

t 


ASTRONOMIE  85 


il  pliant  les  détails  précis,  serrez  de  près  l'unité  de 
la  science  ;  montrez  la  cause  unique  de  toutes  les 
formes  et  de  tous  les  mouvements,  l'attraction  et  sa 
loi.  Voyez  sortir  de  là,  par  voie  de  conséquence,  la 
courbe  du  second  degré,  le  cercle  et  sa  famille,  pour 
régfner  seuls  sur  tous  les  astres  ;  et  ne  rejetez  pas 
trop  vite  ce  que  disait  Kepler,  compétent  en  ces 
choses,  puisque  c'est  lui  qui  les  a  découvertes,  que 
le  cercle  est  un  symbole  de  l'âme  et  de  la  Trinité  de 
Dieu,  de  sorte  que  l'âme  et  Dieu  seraient  partout 
retracés  dans  le  ciel  et  en  seraient  la  loi.  Placez  ici 
la  mécanique  céleste,  et  l'application  surprenante 
de  précision  et  de  délicatesse  du  calcul  infinitésimal 
à  l'analyse  de  toutes  ces  formes  et  de  tous  ces  mou- 
vements. Faites  connaître  cette  puissance  du  cal- 
cul qui  pèse  sur  les  astres,  et  qui  annonce  leurs 
mouvements  plusieurs  années  d'avance,  non  pas  à 
la  minute,  ni  à  la  seconde,  mais  par  dixième  de 
seconde  ;  qui  sur  l'imperceptible  frémissement  d'un 
astre,  affirme,  comme  l'a  fait  M.  Leverrier,  qu'il  y 
a  un  astre  invisible,-  à  un  milliard  de  lieues,  qu". 
inquiète  celui  que  l'on  voit  ;  puis  enfin,  calculant  le 
sens  et  l'amplitude  du  frémissement,  dénonce  le  lieu 
et  l'heure  où  l'on  apercevra  l'astre  inconnu. 

Pendant  ces  leçons  développées,  la  description  des 
instruments,  des  méthodes  et  des  procédés  et  l'his- 
toire de  la  science  se  placent  çà  et  là  comme  digres- 
sion, avec  un  très  grand  intérêt  ;  surtout  l'admi- 
rable histoire  de  Kepler,  qui  est  la  genèse  de  l'as- 
tronomie. 

Mais  quand  vous  connaîtrez  tout  le  matériel  de  la 
science,  les  faits  et  leurs  lois,  que  votre  imaginatio» 
se   représentera,  jusqu'à   un  certain  point,   l'ensem» 


86  LES    SOURCES 


ble  des  formes  et  des  mouvements,  —  je  parle  ici 
du  système  solaire,  qui  est  la  partie  achevée  de  la 
science;  —  quand  vous  saurez  les  distances  des  pla- 
nètes au  soleil,  leur  grandeur  relative,  leur  densité, 
le  temps  des  rotations  et  des  révolutions  ;  quand 
vous  verrez  toute  cette  flotte  de  mondes  voguer  de 
concert  et  avancer  dans  le  même  sens  ;  et  notre 
terre  aussi  flottant  comme  un  navire  autour  de  cette 
!le  de  lumière  qui  est  notre  soleil  :  quand  vous  ver- 
rez les  décroissances  étranges  de  lumière,  de  cha- 
leur et  de  mouvement  pour  les  mondes  éloignés  du 
centre  ;  puis  l'incroyable  excentricité  et  l'espèce  de 
folie  des  comètes,  qui  semblent  se  débattre  sous  la 
loi  dont  elles  sont  d'ailleurs  dominées  tout  autant 
que  les  mondes  habitables  ;  et  puis  leur  étonnante 
mobilité  de  formes,  leurs  combustions  furieuses, 
tantôt  dans  la  chaleur  et  tantôt  dans  le  froid  j 
quand  vous  verrez  toute  cette  géométrie  en  action, 
toute  cette  physique  vivante,  tout  ce  merveilleux 
mécanisme  de  la  nature,  toujours  entretenu  par  ^a 
présence  de  Dieu,  et  manifestement  réglé  par  sa 
sagesse,  sous  des  lois  qui  sont  son  image  ;  quand 
vous  verrez  la  vie  et  la  mort  dans  le  ciel  :  un  monde 
brisé  dont  les  débris  roulent  près  de  nous,  le  ciel 
emportant  avec  lui  ses  cadavres  dans  son  voyage 
du  temps  comme  la  terre  emporte  les  siens  ;  quand 
vous  verrez  des  étoiles  disparaître,  pendant  que 
d'autres  naissent,  croissent  et  grandissent  ;  quand 
vous  apercevrez  ces  Nébuleuses,  —  que  ce  soient 
des  groupes  de  soleils  ou  bien  des  groupes  d'atomes, 
onp  les  unes  soient  soleils,  d'autres  atomes,  p)ous- 
i?ièrc  d'atomes  ou  poussière  de  soleils,  qu'importe? 
qu^md  vous  verrez  les  groupes  de  même  racCf 


ASTRONOMIE  87 


mais   de   dififérents   âges,    parvenus    sons   nos   yeux 

à  différents  degrés  de  formation,  et  laissant 
voir  la  marche  du  développement,  comme  nous 
voyons  dans  une  forêt  de  chênes,  le  développement 
de  l'arbre  dans  tous  ses  âges  ;  puis,  quand  vous 
verrez  sur  tous  les  mondes  ces  alternances  de  nuit 
et  de  jour,  ces  vicissitudes  de  saisons,  en  harmonie 
avec  la  vie  de  la  nature,  je  dirai  même  avec  la  vie 
de  nos  pensées  et  de  nos  âmes  :  vicissitudes,  alter- 
natives, partout  inévitables,  excepté  dans  ce  monde 
central  où  règne  un  plein  été,  un  plein  midi  ;  alors, 
s'il  n'entre  dans  votre  astronomie  ni  poésie,  ni  phi- 
losophie, ni  religion,  ni  morale,  ni  espérances,  ni 
conjectures  de  la  vie  étemelle  et  de  l'état  stable  du 
monde  futur  ;  si  vous  ne  comprenez  rien  à  ce  mot 
sublime  de  Ritter  :  «  La  terre,  dans  ses  révolutions 
«  perpétuelles,  cherche  peut-être  le  lieu  de  son  éter- 
«  nel  repos;  »  si  vous  ne  comprenez  ces  mots  de 
saint  Thomas  d'Aquin  :  «  Rien  ne  se  meut  pour  se 
«  mouvoir,  mais  bien  pour  arriver  :  tous  ces  mou- 
«  vements  cesseront;  »  —  si  vous  ne  comprenez  ces 
mots  de  Herder  :  «  La  dispersion  des  mondes  ne 
«  subsistera  pas  ;  Dieu  les  ramènera  à  l'unité,  et 
«  réunira  dans  un  même  jardin  les  plus  belles  fleurs 
«  de  tous  les  mondes;  »  —  si  vous  ne  croyez  pas  à 
cette  prophétie  de  saint  Pierre  :  «  Il  y  aura  de 
«  nouveaux  cieux  et  une  nouvelle  terre;  »  et  à  cet 
oracle  du  Christ  :  «  Il  n'y  aura  plus  qu'une  ber- 
«  gerie,  »  —  si,  en  face  de  ces  caractères  si  gran- 
dioses, et  de  ces  faits  fondamentaux  de  l'œuvre 
visible  de  Dieu,  vous  regardez  sans  voir  et  sans 
comprendre,  sans  soupçonner  la  possibilité  du  sens  . 
alors,  ohl  alors,  je  vous  plains! 


CHAPITRE    X 

PHYSIQUE 


QU'EST-CE  que  la  physique?  Nous  appelons 
physique  la  science  de  la  nature  inorganique, 
et  physiologie  la  science  de  la  nature  orga- 
nisée. Ces  mots  s'entendent  suffisamment. 

Dans  la  nature  inorganique,  nous  distinguons 
deux  choses  :  la  matière  et  la  force.  Sans  discuter 
si  ce  qu'on  nomme  matière  n'est  pas  aussi  purement 
un  effet  de  la  force  (ce  que  nous  ne  pensons  pas, 
du  moins  dans  le  sens  ordinaire  des  dynamistes), 
continuons  à  poser,  avec  le  peuple,  la  distinction 
de  matière  et  de  force. 

Qu'est-ce  que  la  matière?  La  physique  n'en  dit 
rien.  C'est  une  question  fondamentale  de  la  méta- 
physique, qu'il  est  certes  permis  au  physicien  de 
méditer  et  de  poursuivre  :  mais,  de  fait,  dans  l'état 
actuitl  de  la  science,  la  physique  ne  parle  que  peu  ou 
poin^  de  la  matière,  et  ne  traite  que  des  forces. 

La  physique,  c'est  donc  la  théorie  des  forces  de 
la  nature  inorganique. 

N'y  a-t-il  qu'une  seule  force?  Y  en  a-t-il  trois? 
Y  en  a-t-il  quatre?  Le  fait  est  que  la  science  tend 
&  les  ramener  toutes  à  une  seule,  l'électricité,  qui 
produit  trois  effets  ou  forces  dérivées,  l'attraction, 
la  lumière,  la  chaleur. 


PHYSIQUE  89 

Ceci  renferme  donc  toute  la  physique. 

Qu'il  y  ait  une  première  leçon  d'ensemble  sur  ce 
sujet,  c'est-à-d'-e  sur  l'électricité,  en  notant,  tou- 
tefois, que  la  physique  traite  aussi  du  son,  qui  n'est 
qu'une  imitation  et  une  image  grossie  de  la  lumière, 
et  rentre  sous  la  même  théorie. 

Vieiidront  ensuite  trois  leçons  sur  l'attraction, 
sur  la  lumière,  sur  la  chaleur,  considérées  dans 
leurs  effets  généraux,  et  comme  produits  de  l'élec- 
tricité.  —  Puis  une  leçon  spéciale  sur  l'acoustique. 

Ensuite  il  faudra  reprendre  en  détail  les  grands 
chapitres  de  la  physique,  en  développant,  dans  cha- 
cun de  ces  chapitres,  la  théorie  des  ondes,  qui  est 
le  fond  et  l'unité  de  la  science. 

C'est  par  ce  point  que  la  physique  touche  h  la 
géométrie,  et  que  l'on  entre  en  physique  et  géomé- 
trie comparées.  La  théorie  des  ondes  développe  et 
embrasse  toute  la  physique.  Et  qu'est-ce  que  les 
ondes?  Des  sphères  se  développant  avec  une  vitesse 
calculable,  se  succédant  à  intervalles  comptés.  Ce 
sont  des  mouvements,  des  formes,  des  nombres.  Là 
encore  les  mathématiques,  la  géométrie  sont  par- 
tout. La  Bible  l'avait  bien  dit  :  «  Tout  est  compté, 
«  pesé  et  mesuré.  »  Omnia  in  numéro,  pondère  et 
mensitra.  Descartes  avait  raison  de  dire  :  «  Tout 
«  se  fait  par  formes  et  mouvements;  »  il  avait  rai- 
son d'affirmer  qu'on  poursuivrait  dans  le  détail  des 
phénomènes  les  lois  précises  de  ces  formes  et  de  ces 
mouvements,  espérance  que  Pascal  luinmème  n'osait 
concevoir,  et  qui  est  aujourd'hui  accomplie,  en 
grande  partie  du  moins. 

Du  reste,  la  science  avance  chaque  jour  dans 
cette  voie.  Tout  se  calcule,  tout  est  compté,  pesé  et 


QO  LES    SOURCES 


mesuré.  On  finira  probablement  par  soumettre  à 
l'analyse  mathématique  les  phénomènes  chimiques 
eux-mêmes.  N'avc^s-nous  pas  déjà  les  étonnants 
travaux  d'un  illustre  mathématicien  (i)  sur  les 
atomes,  non  seulement  atomes  des  corps,  mais 
atomes  de  la  lumière  :  travaux  où  le  génie  atteint 
par  le  calcul  les  formes  de  l'atome,  et  leurs  varia- 
tions, et  leur  polarité,  d'où  résultent  le  jeu  variable 
des  forces  dans  la  matière  et  les  variations  de  cha- 
leur, de  couleur,  de  répulsion  et  d'attraction?  Là  se 
trouve  probablement  la  prochaine  grande  décou- 
verte à  faire  dans  les  sciences  :  il  nous  faut  les 
Kepler  et  les  Newton  de  l'infiniment  petit.  On 
attend  les  législateurs  de  l'atome,  comme  on  a  les 
législateurs  des  astres. 

Rien  ne  me  semblerait  plus  utile,  en  physique, 
que  de  méditer  ces  questions,  dût-on  se  borner  à 
les  poser. 

Quoi  qu'il  en  soit,  une  fois  rattachées  à  la  géo- 
métrie et  au  calcul,  la  physique  et  la  chimie  se  rat- 
tacheront plus  haut  encore. 

Je  ne  crains  nullement  d'affirmer,  conformément 
à  ma  thèse  générale  sur  la  science  comparée,  qu'il 
faut  remonter,  par  la  physique  et  la  chimie,  à  tra- 
vers les  mathématiques,  jusqu'à  la  philosophie,  et 
jusqu'à  la  théologie  :  la  philosophie  et  la  théologie, 
du  reste,  étant  certainement  comparables  et  mutuel- 
lement pénétrables. 

Si  nous  croyons,  comme  l'affirme  un  esprit  dis- 
tingué qui  entre  dans  cette  voie  (2),  que  «  toute 
K  science   qui  s'isole  se  condamne  à  la  stérilité;   ■ 

(1)  M.   Cauchy.  ^     ,         ,  ^ 

(2)  M.  Henri  Maitln,  PhttosopWe  »v^tuo.lUte  de  la  nature. 


PHYSIQUE  gi 

que  «  (^tte  philosophie  qui  continue  à  la  fois  le» 
«  grandes  traditions...  de  Descartes,  de  Leibniz, 
«  est  capable  de  passer  la  frontière,  et  d'entrer  sur 
a  le  terrain  de  la  physique;  »  nous  croyons  de 
même  que  la  physique  aussi  est  aujourd'hui  capable 
de  monter  plus  haut,  et  que  cette  tentative  de 
physique  et  de  philosophie  comparées  est,  comme  le 
dit  encore  le  même  auteur,  «  une  tentative  qui,  un 
«  jour  ou  l'autre,  doit  réussir  (i).   » 

Il  faut  en  venir  à  comprendre  ce  qu'il  y  a  sous 
cette   théorie   nouvelle  des  ondes,    sous   ces   formes 
sphéroïdales  qui   sont  partout,   sous  cette  loi  géné- 
rale de  la  raison  inverse  du  carré  des  distances,  ce 
qu'il  y  a  erfin  dans  toute  force.   Il  faut  savoir  s'il 
est  vrai  et  visible  en  physique,  comme  cela  est  vi- 
sible en  psychologie,  que  Dieu  opère  en  tout  ce  qui 
opère  ;  que  l'attraction,  la  lumière,  la  chaleur  sont 
des  effets  de  la  présence  de  Dieu,  produits  par  lui 
comme  cause  première,  et  radicalement  impossibles 
sans  son  action  perpétuelle.  Il  faut  voir  si  cette  vé- 
rité  théologique    n'est    pas     impliquée    dans    cette 
étrange  propriété  du  mouvement  et  de  la  propaga- 
tion des  forces,   leur  persistance  indéfinie,   sans  fa- 
tigue ni  altération,  de  sorte    que    le    rayonnement 
d'une    force    quelconque    se   conserve    toujours   tout 
entier  à  quelque  distance  du  centre  que  l'onde  soit 
parvenue.  Il  faut  savoir  si  on  ne  peut  pas  dire  que 
Dieu,   par  là,   a  pris   soin  de  marquer    son    infinité 
dans   la   force,   comme   il   a   pris   soin,   dit    Bossuet, 
de  marquer  son  infinité  dans  nos  idées  :  si  dès  lors 
on   ne  peut  pas   apercevoir  le  côté  de   la   force   qui 
est  de  Dieu,  comme  on  aperçoit,  en  psychologie,  le 
<1)  PMiotophie  sjrt.rttua'Ut6  de  la  nature.  Pr^ac«,  il  zxu. 


92  LES    SOURCES 


côté  de  la  raison  et  des  idées  qui  est  donné  de 
Dieu  ;  comme  en  effet  on  doit  finir  par  distinguer, 
dans  tout  ce  qui  est  créé,  le  fini,  qui  est  le  créé  lui- 
même  et  l'indispensable  présence  de  l'incommuni- 
cable infini,  qui  porte  et  soutient  le  fini. 

Je  vais  plus  loin  ;  je  crois  avec  l'auteur  déjà  dté 
qui  en  a  montré  quelque  chose,  «  à  l'accord  des 
«  conclusions  légitimes  de  la  méthode  rationnelle  en 
«  philosophie  et  dans  les  sciences  naturelles  avec  ses 
«  enseigfnements  chrétiens  sur  la  nature  de  Dieu, 
«   sur  sa  providence  et  sur  sa  création  (i),   » 

Et  pour  vous  dire  le  fond  de  ma  pensée  qui,  au 
premier  abord,  pourra  choquer  bien  des  esprits,  je 
ôuis  très  convaincu  qu'il  est  possible  d'entrepren- 
dre d'une  manière  véritablement  scientifique,  ce  qui 
a  été  déjà  vaguement  entrepris  tant  de  fois,  je  veux 
dire  d'appliquer  à  toute  la  physique  et  à  toutes  les 
sciences,  l'idée  qui  inspira  Kepler  dans  sa  merveil- 
leuse découverte  du  monde  astronomique,  et  qu'il 
indique  dans  son  chapitre  :  «  Du  reflet  de  la  Tri- 
«  nité  dans  la  sphère.  »  De  adumb  ratio  ne  Trinita- 
tis  in  sphœrico.  Si  la  sphère  et  ses  dérivés  sont  par- 
tout, si  cette  forme  renferme,  en  efi'et,  quelque  ves- 
tige, quelque  ombre  du  grand  mystère,  il  s'ensuit 
donc  qu'il  y  a  partout  vestige  de  la  Trinité,  comme 
l'affirmait  Kepler  d'après  la  théologie  cathoUque. 

Et,  pour  ce  qui  est  de  la  physique  en  particulier, 
je  ne  dirai  pas  avec  les  Allemands,  ni  avec  LamîR- 
nais  dans  son  Esquisse  d'une  philosophie,  «  que 
«  toute  force,  quelle  qu'elle  soit,  est  un  écoulement 
«  du  Père,  un  don  qu'il  fait  de  lui-même  ;  que  toute 
«  intelligence,  toute  forme,  quelle  qu'elle  soit  (no- 
11)  Philosophie  apirltualiste  de  la  natxire.  Prétace,  p.  xx. 


PHYSIQUE  93 

m  tamment  la  lumière)  est  un  écoulement  du  Fils, 
«  un  don  qu'il  fait  de  lui-même  ;  que  toute  vie  (no- 
«  tamment  le  calorique)  est  un  écoulement  de 
«  l'Esprit,  un  don  qu'il  fait  tîe  lui-même  (i),  »  et 
que  par  conséquent  les  trois  forces  de  la  nature 
sont  les  personnes  divines.  Nous  dirons  que  tout  ce 
panthéisme  est  absurde  ;  il  renferme  pourtant  une 
vérité  qu'il  défigure,  savoir  :  l'universelle  présence 
de  Dieu  et  son  action  universelle,  et  la  signature 
en  toute  chose  de  son  indivisible  Trinité,  ce  que 
saint  Paul  touchait  quand  il  disait  :  «  Nous  sommes 
«  en  lui,  vivons  en  lui,  et  nous  mouvons  en  lui.  » 
In  ipso  vivimus,  movemur  et  sumus. 

il]  Lameonals.  Esauisse  d'une  phUosopMe,   t.  I,  p.  83& 


€* 


CHAPITRE  XI 

PHYSIOLOGIE 

S'il  est  une  science  que  stérilise  son  isolement, 
et  que  vivifierait,  ou  plutôt  que  transfigurerait 
son  union  ù  la  philosophie,  et  par  celle-ci  à 
la  théologie,  c'est  la  physiologie  (i). 

Je  vous  signale  l'état  actuel  de  cette  science.  Il 
est  tel  aujourd'hui,  en  France  que  le  doyen  d'une 
faculté  de  médecine,  dans  son  cours  de  1850,  citait 
à  ses  élèves  Helvétius,  Cabanis  et  Condillac,  comme 
les  auteurs  à  consulter  sur  les  rapports  du 
physique  et  du  moral. 

D'un  autre  côté,  néanmoins,  la  physiologie,  de 
Burdach,  longtemps  repoussée,  commence  à  être 
appréciée  par  les  esprits  philosophiques.  On  fera 
justice  des  traces  de  panthéisme  que  renferme  ce 
grand  ouvrage,  et  l'on  saura  en  exploiter  les  fé- 
condes  intuitions. 

Burdach  avait  écrit  un  premier  traité  de  physio- 
logie (Blick  in's  Lehen)  où  il  cherche  à  montrer 
dans  l'ensemble  et  les  détails  de  la  science  une 
seule  idée,  celle  de  la  Trinité.  Mais  ce  travail  ayant 
été  taxé  de  conception  physiologique  a  priori 
;grande  injure  aux  yeux  des  physiologues),  l'auteur 
a  écrit,  en  conservant  le  plan  invisible  de  son  idée, 
son   traité  de  physiologie  expérimentale. 

(1)  Voir  le  Traité  de  la  CormaUsance  de  Vdme,  liv.  I.  chap. 
ai.   xt  llT.  III.  ctiAp.  ta. 


PHYSIOLOGIE  95 


Un  esprit  au  moins  aussi  profond  que  Burdach, 
mais  plus  exact  et  entièrement  chrétien,  c'est  Schu- 
bert (de  Munich).  Il  faut  connaître  surtout  son 
livre  intitulé  :  Histoire  de  Vâme.  Vous  y  trouverez 
de  très  grandes  vues  de  théologie,  de  philosoi^iie 
et  de  physiologie  comparées,  sans  panthéisme. 

Un  homme,  Gœrres,  moins  spécial  que  les  pré- 
cédents, en  physiologie,  n'est  rien  moins  que  le 
premier  auteur  d'une  découverte  fondamentale  vul- 
gairement attribuée  à  d'autres.  Gœrres,  le  premier, 
a  distingué  dans  la  moelle  épinière  les  nerfs  du  sen- 
timent et  les  nerfs  du  mouvement.  Or,  ce  vigoureux 
esprit  a  fait  dans  sa  mystique  et  ailleurs  d'heureux 
efforts  de  physiologie  et  de  psychologie  comparées. 

L'étude  de  la  physiologie  aura  pour  vous,  entre 
autres  avantages,  ce  résultat  pratique,  de  vous  faire 
toucher  du  doigt  la  profonde  décadence  de  la  philo- 
sophie médicale  parmi  nous,  de  vous  montrer  claire- 
ment la  possibilité  d'une  magnifique  réforme,  et  de 
vous  inspirer  peut-être  la  grande  pensée  de  l'entre- 
prendre. 

Quant  à  nous,  nous  avons  parlé  de  ces  choses 
dans  le  Traité  de  la  Connaissance  de  l'ame,  et  nous 
croyons  avoir  posé  les  bases  de  la  Psychologie  et  de 
la  Physiologie  comparées  (i).  Efforcez-vous  de 
comprendre,  de  juger  par  vous-même,  les  thèses 
que  j'ai  essayé  d'établir  sur  ce  point.  Elles  sont  le 
fruit  d'un  fo  t  grand  travail  suivi  pendant  un  quart 
de  siècle  au  moins.  Elles  n'ont  point  été  attaquées. 
Au  point  de  vue  physiologique,  des  esprits  éminents 
les  ont  jugées  solides. 

m  ConnaUtance  de  vamt,  Ht.  I.  cbap.  m. 


CHAPITRE    XII 

GÉOLOGIE,    GÉOGRAPHIE,    HISTOIRE 


B  qui  manque,   à  peu  près  partout  dans  l'en- 
seignement,  c'est  l'ensemble.   Mais  dans  au- 
cun enseig^nement   ce  défaut   n'est   plus    sen- 
sible ni  surtout  plus  fâcheux  qu'en  histoire. 

Le  défaut  d'ensemble  en  histoire  équivaut  à 
l'erreur.  Faute  d'ensemble,  on  perd  de  vue  la  pro- 
portionnalité des  faits;  dès  lors,  toute  la  science  du 
passé  devient  informe  sous  nos  yeux.  On  fausse 
l'histoire  en  ôtant  aux  faits  leur  mesure.  On  ne 
ment  pas,  on  ne  tronque  pas  absolument,  on 
n'ajoute  pas,  mais  on  groupe  les  objets,  et  on  dirige 
où  l'on  veut  la  lumière  qui  les  montre.  On  a  deux 
manières  inverses  de  voir,  l'une  qui  grossit,  l'autre 
qui  diminue,  ce  qui  détruit  toute  la  vérité  du  spec- 
tacle; on  voit,  comme  cet  animal  de  la  fable,  suc- 
cessivement avec  les  verres  opposés  de  cette  lu- 
nette 

On    voit    de    près    tout    ce    çtul    diarmu 
On  Toit  de  loin  ee  qui  dépl&lt. 

Par  là,  on  peut  établir  par  l'histoire  les  plus 
redoutables    mensonges     et     les     plus     pernicieuses 


GÉOLOGIE,    GÉOGRAPHIE,     HISTOIRE  97 

erreurs.  C'est  pour  cela  que  M.  de  Maistre  a  pu 
dire  :  «  L'histoire  depuis  trois  cents  ans,  est 
«  une  conspiration   permanente   contre  la   vérité.    » 

Je  voudrais  pour  cette  seconde  éducation  que  vous 
entreprenez  par  amour  de  la  vérité,  vous  voir  re- 
prendre vos  études  historiques  en  commençant  par 
l'histoire  universelle,  vue  d'abord  dans  le  plus  ra- 
pide ensemble.  Dès  ce  premier  coup  d'oeil  jeté  sur 
toute  l'histoire,  je  voudrais  faire  entrer  toute  la 
science  comparée  que  comporte  l'histoire,  astrono- 
mie, géologie,  géographie,  philologie,  philosophie, 
théologie.  Evidemment  l'esprit  moderne  travaille  k 
la  philosophie  de  l'histoire,  et  la  vanité  d'un  si 
grand  nombre  de  tentatives  malheureuses  sur  ce 
point  n'empêche  pas  cette  tendance  d'être  profon- 
dément utile  et  vraie. 

Et  puisque  j'ai  nommé  la  théologie,  je  voudrais, 
en  effet,  que  l'histoire  fût  pour  vous  une  étude  sa- 
crée, et  que  vous  pussiez  dire  avec  Ritter  :  a  Cette 
«  science  est  pour  moi  une  religion.  »  Je  voudrais 
qu'avec  saint  Augustin  et  Bossuet,  vous  pussiez 
contempler  dans  son  ensemble  la  marche  du  genre 
humain,  en  y  cherchant  cette  trace  de  Dieu  dont  un 
prophète  a  dit  :  «  Seigneur,  qu'il  nous  soit  donné 
«  de  connaître  votre  route  sur  cette  terre,  et  votre 
«  plan  providentiel  pour  le  salut  de  tous  les  pcu- 
«  pies  (i).  »  Est-ce  que  le  progrès  de  l'histoire  est 
autre  chose  que  le  progrès  de  la  religion?  Est-ce 
qu'on  ne  peut  pas  donner  de  la  religion  et  de  l'his- 
toire cette  seule  et  même  définition  :  «  Le  progrès 
de  l'union  des  hommes  entre  eux  et  avec  Dieu?   » 

11)  Ut  cogrnoscAmus  In  larra  vlam  tu&m.  In  omolboa  gentfr 
bus  salutAre  tuum.   (Pfl.,  LXVi  ) 

LUS  socncr.s  7 


C8  LES    SOURCES 


Puis  il  faudrait  étudier  d'abord  le  théâtre  où  se 
passe  la  scène  de  l'histoire,  —  cette  planète  qu' 
nous  est  donnée,  —  et  méditer  ce  qui  nous  est 
connu  de  sa  nature,  de  son  origine  et  de  ses  desti- 
nées. 

Il  faut  d'abord  la  voir  voguer  comme  un  navire 
et  louvoyer  sur  l'écliptique,  en  roulant  sur  son  axe, 
et  courant  autour  de  ce  centre  glorieux  d'où  lui 
viennent  la  lumière  et  la  vie.  Il  faut  voir  sa  petitesse 
relative,  connaître  sa  jeunesse,  et  savoir  qu'elle 
mourra.  Nous  avons  parmi  les  planètes  une  pla- 
nète morte,  les  autres  mourront  aussi.  Nous  voyons 
parmi  les  étoiles  s'éteindre  des  soleils  ;  le  nôtre 
s'éteindra  aussi.  Ce  qu'il  faut  en  conclure  d'abord 
est  que  nous  sommes  des  passagers  sur  un  vaisseau. 
Puis  en  voyant  courir  ce  vaisseau,  avec  son  infati- 
gable vitesse  et  la  surprenante  précision  de  sa  mar- 
che, demandons-nous  :  Pourquoi  court-il,  et  où 
va-t-il?  et  répondons  avec  le  prince  des  géographes  : 
«  La  terre,  dans  ses  révolutions  perpétuelles,  cher- 
«  che  peut-être  le  lieu  de  son  étemel  repos  (i).   » 

Quand  nous  saurons  par  l'astronomie  et  la  géo- 
logie que  nous  avons  commencé,  —  puisque  si  notre 
terre  n'a  pas  été  d'abord  un  nuage,  ce  qui  est  bien 
probable  pourtant,  du  moins  il  est  certain  qu'elle  a 
été  tout  entière  dans  le  feu,  puis  tout  entière  sous 
l'eau  ;  —  quand  nous  saurons  que  nous  avons  com- 
mencé, que  nous  sommes  jeunes,  que  nous  devons 
finir,  nous  tiendrons  les  deux  bouts  de  l'histoire, 
notre  origine  et  notre  fin,  et  nous  ne  pourrons  re- 
garder l'une  et  l'autre  que  dans  une  humble  et  rcH- 

(1)  Voir  dans  ia  Connaissance  de  l'âme,  le  livre  Intitulé  i 
le  Lieu  de  l'immortaliU. 


GÉOLOGIE,     GÉOGRAPHIE,     HISTOIRE  99 

gieuse  contemplation.  La  vue  de  ce  monde  qui  est 
né,  qui  doit  mourir,  qui  est  en  marche,  qui  est  tou- 
jours à  moitié  dans  la  nuit  et  à  moitié  dans  la  lu- 
mière, qui  est  fécond  par  places  et  par  intermit- 
tences, nous  fera  comprendre  ces  poétiques  asser- 
tions de  Herder  :  «  Notre  humanité  n'est  qu'un 
«  état  d€  préparation  et  le  bouton  d'une  fleur 
«  qui  doit  éclore.  L'état  présent  de  l'homme  est  le 
«  lien  qui  unit  deux  mondes.   » 

Puis,  regardant  en  elle-même  cette  demeure  du 
genre  humain  ;  examinant  son  plan  géographique, 
aussi  visiblement  tracé  avec  intelligence  que  le  plan 
d'une  maison  ;  contemplant  aussi  le  prodige  de  sa 
vie  météorologique  et  de  ses  arrosements  :  ces  inon- 
dations de  lumière,  de  chaleur,  d'électricité,  d'eau 
féconde,  qui  ont  un  but  aussi  visible,  aussi  prémé- 
dité que  le  travail  d'un  jardinier  ;  n'oubliant  pas  de 
remarquer  aussi  la  richesse  de  son  sein,  plein 
d'armes,  d'instruments,  de  trésors,  —  vous  con- 
clurez encore,  avec  Ritter,  «  que  notre  globe  est 
«  manifestement  une  demeure  préparée  par  une  in- 
«  telligcnte  bonté,  pour  l'éducation  d'u,ne  race 
«  d'hommes.   » 

Et  lorsqu'enfin  sur  ce  théâtre  vous  verrez  venir 
successivement  des  créatures  irraisonnables  et 
muettes,  pour  y  attendre  un  être  intelligent  et  libre, 
qui  parle,  qui  connaît  et  qui  veut  ;  quand  vous  ver- 
rez, comme  de  vos  yeux.  Dieu  même  déposer  sur 
la  terre  l'homme  qui  n'y  était  pas  l'heure  d'avant, 
et  quand  vous  aurez  bien  compris  qu'il  est  une  date 
précise,  un  lieu  précis  où  un  honmoe  a  été  tout  k 
coup  suscité  dans  le  monde  pour  être  père  du  genre 
humain  ;  je  crois  que  ce  spectacle,  si  vous  savea  le 


lOO  LES    SOURCES 


contempler,  en  laissant  tomber  un  instant  le  lourd 
aveuglement  et  l'inquiète  incrédulité  qui  nous  déro- 
bent tout  rayon  de  lumière,  je  crois  que  ce  spectacle 
mettra  en  vous  le  germe  de  l'histore,  et  l'esprit  de 
l'histoire  pour  développer  le  germe. 

Vous  verrez  bien  que  cet  homme,  qui  est  intelli- 
gent et  libre,  a  un  but  idéal  qu'il  peut  connaître,  et 
que  sa  liberté  doit  atteindre.  La  marche  vers  le  but, 
c'est  l'histoire,  et  comme  l'homme  marche  au  but 
librement  par  le  chemin  qu'il  veut,  et  s'en  détourne 
s'il  le  veut,  vous  comprendrez  qu'il  est  le  roi  du 
monde  et  en  dirige  sous  l'œil  de  Dieu,  la  destinée. 

Et  aussitôt  vous  diviserez  l'histoire  en  trois  ques- 
tions  : 

Premièrement  :  Où  en  sommes-nous,  relativement 
au  but? 

Secondement  :  Quelle  route  avons-nous  par- 
courue? 

Troisièmement  :  Quel  chemin  nous  reste-t-il  à 
faire?  qu'est-ce  que  le  passé  nous  apprend  sur  la 
marche  de  l'avenir? 


II 


Notez  que  l'enseignement  ordinaire  de  l'histoire 
ne  traite  jamais  la  première  question.  Je  me  suis 
souvent  demandé  pourquoi  il  n'y  avait  nulle  part  un 
cours  d'histoire  sur  ce  sujet  :  état  présent  du 
GLOBE.  C'est  par  là  qu'il  vous  faut  commencer  dans 
votre  seconde  éducation.  Il  semble  du  reste  qu'un 
homme  religieux,  aimant  Dieu  et  ses  frères,  devrait 
toujours  avoir  l'image  totale  du  globe  présente  à  la 
pensée.  Nous  prions  devant  le  crucifix.  C'est  juste- 


GÉOLOGIE,    GÉOGRAPHIE,     HISTOIRE 


ment  ce  qui  convient.  Mais  la  vraie  croix  n'est  pas 
isolée  de  la  terre  :  la  vraie  croix  est  plantée  en 
terre  ;  le  crucifix  réel  tient  au  globe  :  la  base,  le 
pied  du  crucifix,  c'est  un  globe  arrosé  du  sang  de 
Jésus-Christ.  Ne  faites  jamais  de  ces  deux  choses 
qu'une  seule  image.  C'est  là  la  vraie,  la  belle,  la 
complète  image  de  piété.  Regardez,  contemplez 
cette  terre,  temple  de  Dieu,  cette  demeure  com- 
mune de  nos  frères  et  de  nos  sœurs  donnée  de  Dieu 
à  ses  enfants  ;  et  dites-vous  :  Où  en  sont-ils?  Que 
deviennent-ils?  Qu'est-ce  que  leur  passé?  Où  sont 
leurs  espérances?  Priez  alors  pour  eux,  et  rappelez- 
vous  cette  partie  d'une  prière  catholique  :  «  O  père 
«  qui  as  donné  à  tes  enfants  ce  globe  pour  le  cul- 
«  tiver,  fais  qu'ils  n'aient  qu'un  cœur  et  qu'une 
«  âme,  de  même  qu'ils  n'ont  qu'une  seule  de- 
«  meure.    » 

Ici  encore,  vous  pourrez  recevoir  l'esprit  de  l'his- 
toire et  l'amour  de  son  plan  providentiel. 

Regardez  donc  et  comparez,  sur  toute  la  terre, 
l'état  présent  des  hommes,  les  circonscriptions  na- 
turelles dans  le  plan  de  la  terre  habitable,  les  races, 
les  langues,  les  religions,  l'état  intellectuel  et  moral, 
l'état  social  et  politique.  Faites  intervenir  ici  les 
grands  résultats  de  la  physiologie,  de  la  philologie 
et  de  la  symbolique  comparées. 

Vous  ne  tarderez  pas  à  découvrir  une  race  cen- 
trale et  civilisatrice,  enveloppée  par  le  reste  du  genre 
humain,  comme  un  noyau  par  son  écorce,  race 
blanche,  géographiquement  entourée  d'hommes  de 
toute  couleur,  dépositaire  du  culte  d'un  seul  Dieu, 
entourée  d'idolâtres  ou  même  d'adorateurs  expli- 
cites   du    mal  ;    dans  cette  race  seule,   la   famille, 


I02  Î-FS    SOURCES 

c'est-à-dire  l'élément  social,  constitué  par  l'unité  du 
lien  ;  dans  cette  race  seule,  quelques  traces  de  chas- 
teté, c'est-à-dire  de  spiritualité,  tempérant  la  fer- 
mentation maladive  de  la  génération  charnelle,  et 
permettant  à  quelques  hommes,  en  quelque  chose, 
de  devenir  lumière  et  amour  libre,  afin  de  diriger  le 
monde  vers  la  justice,  la  vérité,  la  liberté,  l'union; 
partout  ailleurs,  l'humanité  découronnée,  dégradée 
par  la  sensualité  débordante,  et  par  l'intempérance 
sans  frein  ;  partout  ailleurs,  l'humanité  paralysée, 
écrasée  dans  l'un  des  deux  côtés  d'elle-même,  l'un 
des  deux  sexes  ;  mais  toujours  la  justice,  l'intelli- 
gence, la  science,  la  force,  la  dignité,  la  liberté,  ou 
leur  absence,  proportionnées,  dans  chaque  partie  du 
genre  humain,  à  la  plus  grande  ou  moindre  partici- 
pation de  chaque  peuple  à  la  lumière  et  à  la  religion 
du  noyau  central  et  civilisateur. 

Mais  parmi  les  peuples  même  les  plus  rapprochés 
du  modèle,  quelle  distance  relativement  à  l'idéal!  A 
part  quelques  héros,  où  en  sont  les  meilleurs  des 
hommes  et  les  peuples  les  plus  éclairés?  Que  savent- 
ils  et  comment  vivent-ils?  Chez  qui  Dieu  règne-t-il? 
De  quel  peuple  Dieu  peut-il  se  servir  aujourd'hui 
pour  faire  marcher  l'histoire,  et  avancer  le  monde 
vers  le  but  de  sa  volonté  sainte? 

Voilà  quelques  remarques  sur  la  première  ques- 
tion  :  où  en  sommes-nous? 


m 


Entrez  alors  dans  la  seconde,  et,  sans  jamais 
perdre  de  vue  tout  ce  premier  tableau,  reprenez, 
toujours  par  voie  de  synchronisme,  et  d'histoire  gé- 


GÉOLOGIE,    GÉOGRAPHIE,     HISTOIRE  IO3 

nérale  comparée,  l'histoire  distincte  des  races  et  des 
nations  ;  toujours  avec  rapidité,  en  parcourant, 
aussi  rapidement  qu'il  se  pourra,  chaque  ligne, 
depuis  son  origine  perceptible  jusqu'à  nos  jours.  Les 
revues  de  totalités  peuvent  seules  instruire.  Par  là 
seulement,  vous  comprendrez  ce  qui  retarde  ou 
avance  chaque  nation  et  l'ensemble  de  l'humanité. 
Par  là  vous  verrez  clairement  où  est  le  courant 
principal  de  l'histoire  ;  où  sont  les  eaux  stagnantes. 
Vous  verrez  à  quelle  époque  précise  l'humanité  a 
cessé  de  dormir  comme  un  lac,  lac  exposé  à  se  cor- 
rompre tout  entier  ;  à  quelle  époque  précise  s'est 
enfin  écoulé  du  lac  un  fleuve  d'eau  vive  et  vivifiante, 
qui    peut-être   entraînera   tout. 

Vous    suivrez   facilement   ensuite   le   chemin   par- 
couru par  le  fleuve. 


IV 


Quant  à  la  troisième  des  questions  historiques, 
«  quelle  est  la  voie  de  l'avenir?  »  je  crois  qu'il  vous 
sera  utile  de  la  poser  et  de  la  traiter.  Ce  n'est  plus, 
si  l'on  veut,  que  de  la  philosophie  de  l'histoire.  Soit, 
C'est  précisément  la  science  comparée  que  nous 
cherchons. 

Dans  cette  question,  il  faut  partir  de  ce  principe, 
que  l'homme  est  libre  et  que  le  genre  humain  finira 
comme  il  voudra.  11  faut  admettre,  avec  l'Ecriture 
sainte,  que  «  Dieu  a  mis  l'humanité  et  l'a  laissée 
«  dans  la  main  de  son  propre  conseil  ;  que  la  vie 
«  et  la  mort  sont  devant  nous  ;  qu'il  nous  sera 
o  donné  ce  vers  quoi  nous  tendrons  la  main.  » 
D'après  cela,  Herder  avait  raison  de  dire  :  «  Tout 


I04  LES    SOURCES 


«  ce  qu'une  nation  ou  une  partie  de  l'humanité  vou- 
«  dra  sincèrement  pour  son  bien  lui  sera  donné.  » 
Ce  qui  s'appuie  encore  sur  la  parole  du  Christ  :  «  Si 
vous  aviez  la  foi,  rien  ne  vous  serait  impossible.    » 

Cela  posé,  nous  devons  croire  qu'il  est  possible 
d'atteindre  le  but,  et  que  si  l'Eglise  catholique  dit  : 
«  O  Père,  qui  as  donné  à  tes  enfants  ce  globe  pour 
«  le  cultiver,  fais  qu'ils  n'aient  qu'un  cœur  et 
«  qu'une  âme,  de  même  qu'ils  n'ont  qu'une  seule 
«  demeure;  »  si  cette  sublime  parole  est  manifeste- 
ment le  but,  nous  pouvons  y  atteindre,  ou  tout  au 
moins  en  approcher,  autant  que  l'homme  sur  terre 
peut  approcher  de  la  perfection.  «  Si  on  le  voulait, 
«  dit  saint  Augustin,  si  l'on  suivait  les  préceptes 
«  de  Dieu,  la  république  terrestre  ferait,  par  sa  fé- 
n  licite,  l'ornement  de  ce  monde  présent,  et  s'avan- 
«  cerait,  en  montant  toujours,  vers  le  royaume  de 
«  la  vie  éternelle  (i).   » 

Voilà  le  but,  l'idéal,  le  possible.  Nous  sommes 
libres  d'y  arriver.  Mais  y  arriverons-nous,  et  par 
quelle  voie,  et  quel  serait,  en  ce  cas,  le  plan  de 
l'histoire  future?  C'est  la  question. 

Et  quelle  question  plus  grande  et  plus  pressante? 
C'est  l'homme  voyageur  sur  la  terre  qui  se  de- 
mande :  Où  est  ma  route?  Où  est  ce  chemin  de  Dieu 
«  sur  la  terre  {2)  »,  qu'il  faut  connaître,  et  qui 
mène  au  but? 

Vous  comprenez  que  cette  question  est  digne  des 
plus  sérieuses  méditations  d'une  vie  entière. 

(1)    Cujus   praecepta   de    Justls   problsqua  mortbus   si    slraol 

audiroat  atque   curaient...,   et   terras   vltae  praesentls   ornarot 

sua  fellcltate  r««publlca,  et  vlta«  aetemae  culmen   beatisslme 

wgnatur»  con»cenderet.   (D«  Civit.  Dei.  llb.  II,  p.  79.) 

(9)  Ut  cognotcamus  In  terra  Tiam  tuam. 


CHAPITRE  XII 


LA   MORALB 


1^      A       vrai   dire,    l'histoire   n'est   que   la  morale   en 
P^    /\       action.   Mais   il  faut  ajouter  un  mot  sur  la 


A 


morale  considérée  comme  science. 

Je  viens  de  lire  avec  bonheur  un  livre  intitulé  : 
Conscience  et  Science  du  devoir  (i). 

Ce  livre  est  un  signe  du  temps. 

Oui,  nous  soonmes  dans  le  siècle  de  la  science 
comparée,  et  aussi  dans  cette  époque  du  monde  qui 
correspond  à  l'état  d'esprit  de  Leibniz  lorsqu'il  di- 
sait :  «  Je  n'ai  traversé  la  métaphysique  et  les 
«  sciences  que  pour  arriver  à  la  morale.   » 

Et  c'est  l'état  d'esprit  où  je  me  trouve  moi-même 
depuis  bien  des  années.  Aujourd'hui,  je  suis  obligé 
d'avouer  que  j'ai  horreur  de  la  métaphysique  abs- 
traite, et  de  toute  science  qui  ne  se  relie  pas  à  la 
morale,  à  Dieu,  au  bien  des  hommes.  Et  je  vois, 
avec  une  joie  profonde,  mon  siècle  en  venir  au 
même  point. 

La  civilisation  chrétienne,  depuis  trois  cents  ans, 
a  créé  ces  sciences  merveilleuses  que  traversa  Leib- 
niz, et  qui  changent  aujourd'hui  la  figure  du  monde 
matériel  ;  et  maintenant,  par  l'histoire  et  la  science 
sociale,  développées  surtout  en  notre  siècle,  l'esprit 

(1)  Par  J.  Oudot,  prof«ss«ur  à  la  Facultâ  de  droit  de  Parla, 


Io6  LES    SOURCES 


humain  arrive  à  la  morale,  je  dis  à  la  morale  consi- 
dérée comme  science,  comme  science  très  é'endue, 
très  féconde  et  très  inconnue  :  science  destinée  à 
terminer  la  crise  où  l'Europe  se  débat  depuis  un 
siècle  ;  science  destinée  à  nous  conduire  à  cet  ordre 
nouveau  dont  Chateaubriand  dit  :  «  C'est  sur  la 
base  du  christianisme,  —  c'est-à-dire  de  la  morale 
«  universelle,  —  que  doit  se  reconstituer,  après  un 
«  siècle  ou  deux,  la  vieille  société  qui  se  décom- 
«  pose  à  présent.  » 

Tel  est  le  temps  où  nous  vivons.  Et  c'est  un  signe 
du  temps  que  l'existence  de  plusieurs  livres,  tels 
que  celui  dont  j'ai  cité  le  titre,  et  d'un  enseignement 
public  aussi  large  et  aussi  élevé  que  celui  qui  se 
donne  dans  plusieurs  chaires  de  la  Faculté  de  droit 
de  Paris.  C'est  une  grande  joie,  pour  ceux  qui  con- 
naissent la  courbe  qui  suit  notre  siècle,  d'entendre 
ses  discours  où  l'on  recueille  cette  conclusion  :  «  La 
«  jurisprudence  est  placée  au  point  d'intersect'on 
«  où  les  données  de  toutes  les  autres  sciences  vien- 
«  nent  converger,  pour  que  la  science  du  devoir  les 
«  coordonne.  Le  droit,  qui  doit  diriger  les  nations, 
«  que  peut-il  sans  les  enseignements  de  la  religion 
«  comme  de  l'économie  politique?  Ce  n'est  pas  une 
(i  parole  ambitieuse,  c'est  une  vérité  très  certaine 
«  que  cette  antique  définition  :  La  science  du  devoir 
«  est  la  science  d'ensemble  des  choses  divines  et  des 
«     choses  humaines  (i).   » 

L'on  comprend  donc  enfin  que  Droit,  soit  naturel, 
soit  positif.  Législation,  Science  gouvernementale, 
Politique,  Economie  politique.  Science  sociale  et  le 
reste,    ne    sont     que    des     chapitres    séparés   d'une 

(1)   OudOt,   t.    II,   p.   S54 


f 


GÉOLOGIE,    GÉOGRAPHIE,     HISTOIRE  I07 

science  unique  et  supérieure,  qui  n'est  autre  que  la 
morale  ou  la  science  du  devoir,  et  que  cette  science 
ne  saurait  être  séparée  de  la  relig-ion.  Et  l'on  pro- 
teste enfin  hautement  contre  la  mutilation  qu'on 
ooère  quand  on  prétend  voir  des  sciences  différentes 
dans  les  divers  aspects  d'une  science  unique  (i). 

Oui,  mutilation!  Et  de  là  les  jugements  si  opposés 
que  portent,  sur  la  valeur  et  la  tendance  de  plu- 
sieurs de  ces  sciences,  des  esprits  qui  devraient 
s'entendre.  On  m'assure,  par  exemple,  que  l'Eco- 
nomie politique  est  un  fléau.  Moi,  je  dis  :  C'est  le 
salut  des  sociétés.  Fléau,  je  le  veux  bien,  pour  ceux 
qui  parlent  d'économie  politique  séparée,  mutilée  • 
mais  moi  qui  crois  devoir  toujours,  d'après  le  con- 
seil des  sagfes,  considérer  les  choses  et  en  parler 
selon  leur  vérité  et  non  selon  leur  vanité,  je  vois,  ou 
du  moins,  je  veux  voir,  les  êtres  et  les  idées,  non 
dans  leur  essence  isolée,  mais  dans  leurs  relations 
vivantes  et  nécessaires.  Quand  je  dis  feuille  d'arbre, 
je  n'entends  pas  feuille  tombée,  mais  feuille  tenant 
à  l'arbre.  Et  quand  je  parle  d'Economie  politique, 
je  parle  de  la  science  sociale  et  de  la  science  sociale 
ramenée  à  la  morale  et  de  la  morale  ramenée  à  la 
religion.  Voilà  donc  ce  que  l'on  commence  à  com- 
prendre. Et  l'on  comprend  aussi,  dès  lors,  que  la 
science  du  devoir  est  aussi  étendue,  aussi  riche, 
aussi  capable  de  progrès,  que  la  conscience  du  de- 
voir est  simple,  universelle,  primitive,  antérieure  à 
tout. 

Science,  c'est  conscience  éclairée,  conscience  qui 
veut  et  sait,  qui,  voulant  la  justice,  connaît  le  point 
d'application  où  doit  porter  la  force  pour  faire 
U)  Coriscience  et  science  du  devoir,  t.  I,  p.  3:4. 


I08  LES    SOURCES 


jaillir  la  justice  triomphante,  et  atteindre  le  but, 
salut  des  hommes,  des  peuples  et  du  genre  humain. 

L'effort  pour  pousser  le  monde  à  son  but,  vo'ûh 
notre  devoir.  La  lumière  qui  éclaire  cet  effort,  voilà 
la  science  du  devoir. 

Ici,  jeunes  gens,  est  le  grand  point  :  connaître 
son  devoir!  Savoir  ce  qu'en  ce  siècle  même  vous 
devez  à  votre  patrie  et  au  genre  humain  tout  entier; 
ne  pas  seulement  avoir  au  cœur  le  dévouement,  l'hé- 
roïsme peut-être,  qui  est  en  vous  ;  mais  savoir  com- 
ment doit  s'appliquer  la  bonne  volonté  du  devoir, 
savoir  juger  les  illusions  du  but,  les  effets  des  mi- 
lieux, des  distances  ;  connaître  les  faux  mouvements 
des  bonnes  volontés  ignorantes,  les  faux  élans  des 
héroïsmes  subversifs  qui  tuent  pour  délivrer,  qui 
écrasent  pour  sauver.  Il  faut  que  si  l'on  donne  son 
âme,  sa  vie,  son  enthousiasme,  on  sache  du  moins 
mener  au  but  ces  formes  magnifiques  avec  la  préci- 
sion même  de  la  science,  qui  mène  au  but  l'emporte- 
ment du  feu,  qui  dirige  sur  des  lignes  tracées  l'in- 
saisissable éclair. 

Vouloir  et  savoir,  c'est  pouvoir  ;  vouloir  ne  suffit 
pas. 

Oh!  liguonsnnous  pour  connaître  le  détail  du  de- 
voir, ses  voies  utiles  et  véritables,  en  chaque  temps, 
pour  chaque  âme,  et  surtout  au  temps  où 
nous  sommes.  «  Qu'il  nous  soit  donné  de  con- 
«  naître  la  marche  de  Dieu  sur  la  terre,  et  son  plan 
«  de  salut  pour  tous  les  peuples.  Ut  cognoscamus  in 
«  terra  viam  tuatn,  in  omnibus  gentihus  salutare 
«  tuum.   » 

Je  n'en  dirai  pas  plus  sur  la  morale,  mais  je  tra- 
vaille   de    tout    cœur   à   vous   offrir   bientôt    moo 


LA   MORALE  I09 


faible  essai  sur  ce  couronnement  de  la  philosophie. 
Quant  aux  rapports  de  la  science  du  devoir,  de 
toute  la  science  sociale  et  de  la  théologie,  je  n'en 
dirai  ici  que  ce  seul  mot,  c'est  que  le  grand  progrès 
de  science  morale,  de  science  sociale  que  j'aperçois, 
est  l'aurore  de  ce  retour  à  la  théologie,  enfin  com- 
prise, que  j'attends  et  annonce. 


^■#* 


I 


CHAPITRE  XTV 

LA    THÉOLOGIE 


OH  disait  autrefois  que  la  théologie  est  la 
reine  des  sciences,  que  la  philosophie  est  sa 
servante. 

Voici,  je  crois,  la  vérité  sur  ce  sujet.  Il  y  a,  dit 
Pascal,  trois  mondes  :  le  monde  des  corps,  le  monde 
des  esprits,  et  m»  troisième  monde  qui  est  Dieu,  qui 
est  surnaturel,  relativement  aux  deux  premiers.  Or, 
la  philosophie  est  du  second  monde  ;  elle  doit  régner 
sur  le  premier,  et  elle  doit  se  soumettre  au  troi- 
sième, non  pour  s'anéantir,  mais  pour  monter  plus 
haut. 

En  d'autres  termes  la  philosophie  est  la  science 
propre  que  porte  et  que  possède  l'esprit  humain  ; 
c'est  l'esprit  humain  développé.  L'esprit  humain 
développé  doit  pénétrer  le  monde  des  corps,  en  con- 
naître les  lois.  Mais  il  doit,  en  même  temps,  se  sou- 
mettre à  Dieu,  non  plus  seulement  de  cette  soumis- 
sion nécessaire  à  son  développement  propre,  mais 
de  cette  autre  soumission  plus  profonde  qui  déve- 
loppe en  lui  la  lumière  de  Dieu  même;  qui,  à  la  pro- 
pre racine  et  à  la  propre  substance  de  l'homme, 
ajoute  les  fruits  dont  Dieu  est  la  racine  et  la  subs- 
tance. 

Or.  l'esprit  humain  est  capable  du  développement 


LA  THÉOLOGIE  I  1 1 


qui  vient  de  Dieu,  comme  un  arbre  est  capable  de 
greffe, 

Et   peut  porter   des  fruits   qui   ne  sont  pas   les  siens. 

Ces  fruits  nouveaux  détruisent-ils  le  vieil  arbre? 
Us  l'honorent  et  le  glorifient.  Lui  enlèvent-ils  sa 
sève?  Non  ;  mais  ils  donnent  à  cette  sève  qui  de- 
meurait stérile,  un  cours  glorieux.  C'est  ainsi  que 
la  science  divine  ne  détruit  pas  la  science  humaine, 
mais  l'illumine. 

Or,  la  théologie,  c'est  la  philosophie  greffée.  Et 
cette  greffe,  c'est  l'esprit  de  Dieu  même  enté  sur 
l'esprit  humain.  Et  cette  donnée  nouvelle  est  et  doit 
être  surnaturelle,  c'est-à-dire  d'une  autre  nature 
que  l'esprit  humain  même,  infinie  en  présence  de 
lui    qui   est   fini,    quoique   indéfiniment   grandissant. 

Je  n'expHque  pas  ici  le  mystère  de  la  greffe,  ni 
pour  le  monde  des  corps,  ni  pour  le  monde  des 
esprits.  Je  n'entends  pas  du  reste,  prouver  ici  ces 
assertions,  je  veux  seulement  vous  donner  des  con- 
seils pour  l'étude  de  la  théologie  et  vous  y  exhorter. 

Remarquez  d'abord  que  la  théologie  catholique, 
indépendamment  de  tout  ce  qu'enseigne  la  foi  chré- 
tienne, est  manifestement,  et  ne  peut  pas  ne  pas 
être  le  plus  grand  monument,  sans  nulle  compa- 
raison, qu'ait  élevé  l'esprit  humain.  Je  dis  qu'outre 
a  lumière  divine,  surnaturelle,  dont,  selon  nous,  la 
théologie  est  remplie,  cette  théologie  est  et  ne  peut 
pas  ne  pas  être  le  plus  immense  faisceau  de  lumière 
humaine  que  les  hommes  aient  jamais  formé. 

Voyez  le  fait.  Quels  sont  les  grands  théologiens? 
^  Je  ne  parle  pas  de  saint  Paul.  —  Nos  deux  plus 
grands    théologiens   sont    saint    Augustin    et     saint 


1 


112  LES    SOURCES 


Thomas  d'Aquin.  Le  troisième  est  très  difficile  à 
nommer.  Il  y  en  a  vingt,  vraiment  grands  et  pro- 
fonds, et  dont  le  plus  glorieux  n'est  pas,  comme 
théologien,  le  plus  grand.  Mais  enfin,  pour  les 
hommes  de  lettres,  mettons  Bossuet.  Voici  donc 
saint  Augustin,  saint  Thomas  et  Bossuet.  Or,  je 
vous  prie,  ne  voyez-vous  pas  que  saint  Augustin 
renferme  tout  Platon,  mais  Platon  précisé  et  encore 
agrandi?  Me  direz-vous  que  saint  Thomas  d'Aquin 
ne  contient  pas  en  lui  tout  Aristote,  mais  Aristote 
élevé  de  terre,  lumineux  et  non  plus  ténébreux?  Me 
direz-vous  que  Leibniz  n'est  pas  d'accord  avec  Bos- 
sue-r  Prétendrez-vous  que  Descartes  tout  entier  n'a 
pas  nourri  Bossuet,  et  n'ait  passé  dans  son  génie? 
Voici  donc,  dans  nos  trois  grands  théologiens,  un 
faisceau  composé  des  principaux  génies  du  premier 
ordre.  Citez  un  homme  vraiment  considérable  qui 
pense  dans  un  autre  sens,  et  qui  ait  une  autre  lu- 
mière, un  autre  soleil  de  vérité  que  cette  société  de 
génies! 

L'autorité  d'un  homm^  du  premier  ordre  est 
grande  assurément.  Mais  qu'est-ce  que  l'autorité  de 
plusieurs  hommes  de  premier  ordre,  je  dis  plus, 
l'autorité  de  tous  les  hommes  du  premier  ordre,  par- 
lant à  l'unisson?  Or,  saint  Augustin,  saint  Thomas 
d'Aquin  et  Bossuet  parlent  à  l'unisson  ;  ceux  qu'ils 
impliquent  en  eux  parlent  de  même  ;  tout  ce  qui, 
dans  Platon,  dans  Aristote,  dans  Leibniz  et  Des- 
cartes, n'entre  pas  dans  cet  unisson  que  forment  les 
trois  autres,  qui  sont  théologiens,  tient  de  l'erreur,  de 
l'accident,  et  ne  saurait  a)mpter.  Ce  sont  des  fautes, 
comme  les  plus  grands  hommes  en  commettent 

Mais  est-ce  là  toute  l'autorité  humaine  de  la  théo- 


LA  THÉOLOGIE  II3 


iogîe?  Je  n'en  ai  dit  que  la  moindre  partie.  La 
théologie,  toujours  considérée  seulement  dans  son 
côté  humain,  est  la  seule  science,  ceci  est  capital, 
que  le  genre  humain  ait  travaillée  en  commun.  Tout 
ce  que  le  père  des  hommes,  sorti  des  mains  de  Dieu, 
et  ses  premiers  enfants  ont  livré  à  la  mémoire  du 
genre  humain  et  à  la  tradition  universelle  ;  tout  ce 
que  les  prophètes  et  les  vrais  fils  de  Dieu,  dans  tous 
les  temps,  ont  pu  voir  et  recevoir  de  Dieu  ;  tout  ce 
que  les  apôtres  du  Christ,  les  martyrs  et  les  Pères 
ont  compris  ;  tout  ce  que  les  méditations  des  soli- 
taires, qui  n'aimèrent  que  la  vérité,  ont  mystérieu- 
sement excité  dans  l'esprit  humain  ;  tout  ce  que  les 
grands  ordres  religieux,  travaillant  en  commun, 
comparant,  débattant  sans  cesse  leurs  travaux,  ont 
développé  et  précisé  ;  tout  ce  que  les  conciles  géné- 
raux, les  premières  assemblées  universelles  qu'ait 
vues  le  monde,  ont  défini  ;  tout  ce  que  les  erreurs, 
mises  à  jour,  reconnues  et  jugées  à  leurs  fruits, 
dans  l'importante  histoire  des  sectes,  nous  ont  ôté 
d'incertitudes  ;  tout  ce  que  les  saints  et  les  saintes, 
ces  sources  vives  de  pure  lumière,  ont  inspiré,  sans 
écrire  ni  parler  :  tout  cela  mis  en  un,  voilà  la  théo- 
logie catholique.  Vous  le  comprenez  maintenant, 
c'est  la  seule  science  que  l'esprit  humain  ait  en- 
fantée d'ensemble.  Les  grandes  œuvres  philosophi- 
ques sont  des  œuvres  de  grandeur  isolée  ;  l'œuvre 
théologique  est  un  mouvement  de  totalité  du  vaste 
cœur  et  de  l'immense  esprit  humain.  De  plus,  s'il 
est  vrai,  comme  on  n'en  peut  douter,  que  là  où  les 
esprits  s'unissent,  là  se  trouve  Dieu,  il  s'ensuit  que 
la  th^logie  catholique  est  l'œuvre  universelle  et  la 
voix  unanime  des  hommes  qui  ont  été  unis  entre  eux 

UIS    SOUHCBS  S 


114  LES    SOURCES 


et  avec  Dieu.  C'est  pourquoi  je  répète  parce  que  je 
l'ai  prouvé,  que  la  théologie  catholique  est  et  ne 
peut  pas  être  autre  chose  que  le  plus  grand  monu- 
ment qu'ait  élevé  l'esprit  hiunain,  et  le  plus  grand 
faisceau  de  lumière  qu'il  y  ait  en  ce  monde. 

Et  maintenant,  comment  expliquez-vous  qu'un 
homme  qui  cherche  la  vérité  ne  fasse  pas  sa  pre- 
mière étude  de  cette  science-là? 

Voilà  pourqucM,  si  vous  avez  compris  ce  qui  pré- 
cède, et  si  vous  voulez  travailler  à  relever  l'esprit 
humain  vers  la  lumière,  vous  étudierez  la  théologie 
catholique,  toujours. 

Voici  comment  vous  procéderez. 

Vous  commencerez  par  apprendre  par  cœur,  et 
mot  pour  mot,  le  Tout,  comme  l'enfant  apprend  ses 
prières. 

Ce  monument  incomparable  de  la  théologie  a  un 
plan  simple  et  facile  à  connaître.  Cet  immense  fais- 
ceau de  lumière  se  réduit  à  un  petit  nombre  de  vé- 
rités, peut-être  à  trois,  et  à  une.  Mais,  sans  remon- 
ter si  haut  vers  l'unité  divine  de  cette  lumière,  il 
se  trouve  que  toute  la  théologie  catholique  est  for- 
mulée en  un  petit  nombre  de  propositions  dogmati- 
ques qu'on  nomme  articles  de  foi,  auxquelles  les 
théologiens  en  ajoutent  d'autres  qui,  sans  être  arti- 
cles de  foi,  sont  tenues  pour  certaines,  comme  déri- 
vant rigoureusement  des  articles  de  foi. 

Toutes  ces  propositions  peuvent  être,  et,  de  fait, 
ont  été  imprimées  en  huit  pages. 

Je  demande  comment  il  se  fait  que  tout  homme 

instruit  ne  les  sache  pas  par  cœur  littéralement  (i). 

(1)  Nous  avons  réuni  les  textes,  ou  du  moins  les  proposition* 

de  {ol,  en  latin  et  en  français,  dans  un  appendice  à  la  fin  d« 

notre  Traité  de  la  connaissance  de   Dieu. 


i 


LA   THÉOLOGIE  II5 


Si  VOUS  êtes  chrétiens,  voilà  le  détail  de  votre 
foi  ;  si  vous  n'êtes  pas  chrétiens,  voilà  cette  grande 
croyance  chrétienne,  la  seule  qui  ait  chance  d'être 
vraie,  et  qu'il  vous  faut  connaître,  pour  savoir  si 
vous  y  viendrez.  Si  vous  êtes  ennemi,  décidé  à  com- 
battre le  christianisme,  prenez  la  peine  de  le  con- 
naître, du  moins  dans  son  énoncé.  Vos  coups  porte- 
ront moins  à  faux. 

Vous  prendrez  donc  une  Théologie  élémentaire 
quelconque,  vulgaire,  enseignée  dans  les  Séminai- 
res. Je  vous  recommande  celle  de  Perrone,  qui  est 
récente,  très  répandue,  qui  vient  de  Rome.  Vous  ou- 
vrirez la  table  des  matières,  qui  a  été  imprimée  en 
huit  pages,  et  qui  n'est  autre  chose  que  la  suite  des 
théorèmes  théologiques,  articles  de  foi  ou  autres. 
Vous  apprendrez  par  cœur  ces  théorèmes,  et  vous 
connaîtrez  l'énoncé  complet,  authentique,  officiel 
du  dogme  catholique  (i). 

De  plus,  vous  aurez  sous  la  main  un  Bossuet,  un 
Thomassin,  un  saint  Thomas  d'Aquin  et  un  saint 
Augustin  ;  et,  en  outre,  le  Dictionnaire  théologique 
de  Bergier,  en  un  volume. 

Vous  vous  attacherez  à  saint  Thomas  d'Aquin 
avant  tout  autre.  Vous  n'oublierez  pas  qu'au  der- 
nier concile  général,  à  Trente,  il  y  avait  sur  le  bu- 
reau de  l'assemblée,  à  droite  du  crucifix,  la  Bible  ; 
à  gauche,  la  Somme  de  saint  Thomas  d'Aquin. 

Quant  à  la  Bible,  il  est  bien  entendu  que  vous  la 
lirez  chaque  jour  ;  que  vous  lirez  et  pratiquerez 
VEvangile,  source  vive  et  principale  de  toute  lu- 
orière. 

(1)  Notro  Appendice  reii(erine  les  propositions  de  Perron«> 
•t,  OQ  outre,  quelr]iies-un.«  des  t«xtc8  évan^éllQues  qui  appuient 
les  tb6or6me9  tbéologiiiues. 


Il6  LES    SOURCES 


Mais,  pour  revenir  à  saint  Thomas  d'Aquin,  c'est 
véritablement  l'ange  de  l'école  et  le  prince  des  théo- 
logiens. Egal,  au  moins,  à  Aristote  comme  méta- 
physicien et  logicien  ;  nullement  contraire  à  Platon, 
ce  qui  serait  un  défaut  capital  ;  plein  de  saint  Au- 
gustin, et  impliquant,  dès  lors,  ce  que  Platon  a  dit 
de  vrai  ;  du  reste,  n'ayant  pas  tant  les  idées  mêmes 
que  les  forces  de  ces  génies,  saint  Thomas  d'Aquin, 
dans  sa  Somme,  saisit,  résume,  pénètre,  ordonne, 
compare,  explique,  prouve  et  défend,  par  la  raison, 
par  la  tradition,  par  toute  la  science  possible, 
acquise  ou  devinée,  les  articles  de  la  foi  catholique 
dans  leurs  derniers  détails,  avec  une  précision,  une 
lumière,  un  bonheur,  une  fox'ce,  qui  poussent  sur 
presque  toutes  les  questions  le  vrai  jusqu'au  su- 
blime. Oui,  on  sent  presque  partout,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi,  le  germe  du  sublime  frémir  sous 
ses  brèves  et  puissantes  formules  où  le  génie,  ins- 
piré de  Dieu,  fixe  la  vérité. 

Saint  Thomas  d'Aquin  est  inconnu  de  nous,  parce 
qu'il  est  trop  grand.  Son  livre,  comme  l'eût  dit 
Homère,  est  un  de  ces  quartiers  de  roc  que  dix 
hommes  de  nos  jours  ne  pourraient  soulever.  Q)m- 
ment  notre  esprit,  habitué  aux  délayures  du  style 
contemporain,  se  ferait-il  à  la  densité  métallique  du 
style  de  saint  Thomas  d'Aquin? 

L'ignorance  même  de  la  langue,  de  la  typogra- 
phie et  de  la  forme  extérieure  dans  la  distribution 
des  matières,  nous  arrête  au  seuil  de  la  Somme  de 
saint  Thomas  d'Aquin.  Je  "îais  un  homme  instruit, 
très  occupé  de  philosophie  et  de  théologie,  qui, 
ayant  ouvert  un  jour  la  Somme,  ne  tarda  pas  à  re- 
fermer  le   livre   avec    dégoût.    Et    pourquoi?    Parce 


LA  THÉOLOGIE  I  1 7 


qu'il  avait  pris  pour  l'énoncé  des  thèses  de  saint 
Thomas  l'énoncé  des  erreurs  qu'il  réfute.  Cet 
homme  vécut  un  an  sur  ce  préjugé. 

Lisez  V Index  tertius  de  la  Somme,  pour  connaître 
d'un  coup  d'oeil  les  énoncés  du  grand  Docteur  sur 
chaque  question.  Il  faut  consulter  cet  Index  sur 
toute  question  ;  il  en  faut  retenir,  mot  pour  mot, 
beaucoup  de  formules. 

Pour  ce  qui  est  de  Thomassin,  c'est  un  génie  tout 
différent  ;  génie  aussi,  non  du  même  ordre,  et  non 
moins  inconnu.  Thomassin,  contemporain  de  Bos- 
suet,  a  écrit  en  latin  ses  Dogmes  théologiques 
qu'on  pourrait  appeler  Medidla  Patrum.  Le  tiers  au 
moins  de  ces  trois  in-folio  ne  consiste  qu'en  cita- 
tions des  Pères,  grecs  et  latins,  souvent  aussi  des 
philosophes,  le  tout  lié  et  cimenté  par  le  génie  qui 
pénètre  et  possède  ce  qu'il  prend,  agrandit  ce  qu'il 
touche,  multiplie  la  valeur  de  ce  qu'il  emprunte,  en 
groupant  sous  une  lumière  unique  les  précieuses 
parcelles  qu'il  recueille  :  tout  cela  dans  un  latin 
plein  de  verve,  d'originalité,  d'exubérante  richesse. 

Je  n'ai  rien  à  dire  de  Bossuet  ni  de  saint  Au- 
gustin. Pratiquez  beaucoup  la  table  des  matières  du 
second,  merveilleux  travail  des  Bénédictins. 

Quant  à  Bergier,  c'est  un  Dictionnaire  conve- 
nable, judicieux,   ne  manquant  pas  d'autorité. 

Enfin  ces  livres  seuls  ne  suffisent  pas.  Il  vous 
faut  un  enseignement  théologique  oral,  par  un  théo- 
logien de  profession,  enseignant  dans  les  sémi- 
naires. Rien  ne  supplée  à  l'enseignement  oral  de  la 
théologie.  Dix  années  d'études  solitaires  vous  lais- 
seraient des  traces  notables  d'ignorance. 

Or,  je  crois  pouvoir  vous  assurer  que  quand  voua 


Il8  LES    SOURCES 


aurez  commencé  à  comprendre  la  théologie  catho- 
lique, vous  serez  profondément  étonné  de  l'igno- 
rance  et  de  l'aveuglement  de  notre  siècle  à  l'égard 
de  ce  foyer  de  lumière,  auquel  aucune  autre  lu- 
mière dans  le  monde  ne  saurait  être  comparée.  Il 
vous  semblera  que  depuis  cent  cinquante  ans  l'Eu- 
rope est  dans  une  nuit  polaire,  et  que  le  soleil  des 
esprits  est  caché  derrière  notre  horizon  trop  dé- 
tourné de  Dieu,  et  derrière  les  sommets  glacés  de 
nos  sciences  froides. 

Voois  comprendrez  que  l'alliance  dont  on  parle 
entre  la  philosophie  et  la  théologie,  alliance  que  les 
philosophes  purs  ne  comprennent  pas  et  ne  peuvent 
pas  exécuter,  par  cela  même  qu'ils  ne  sont  que  purs 
philosophes,  est  singulièrement  avancée  du  côté  des 
théologiens,  qui,  étant  à  la  io>s  théologiens  et  phi- 
losophes, philosophes  toujours  plus  complets,  plus 
exacts,  plus  profonds,  plus  élevés  que  les  philoso 
phes  purs,  ont  mission  et  capacité  pour  entrepren- 
dre et  conclure  l'alliance. 

Vous  verrez  aussi  que  la  théologie  catholique, 
inspirée  par  le  Christ,  qui  est  Dieu,  implique  réel- 
lement toutes  les  sciences.  Ce  n'est  pas  nous  qui  les 
en  déduirons,  je  le  sais,  et  je  sais  que  la  prétention 
de  tout  déduire  du  dogme  a  été  une  source  d'er- 
reurs. Mais,  à  mesure  que  les  sciences  se  forment 
par  leur  propre  méthode  et  leurs  propres  princi- 
pes, ce  sont  des  concordances  et  des  consonances 
merveilleuses  avec  la  science  de  Dieu.  Vous  com- 
prendrez que,  comme  le  dit  Pascal  (i),  la  «  reli- 
K  gion  doit  être  tellement  l'objet  et  le  centre  où 
*  toutes  c'  oses  tendent,  que,  qui  en  saura  les  prin- 

(1)  Pemie$,  t.   I,  p.  «16,  (Œuvres  complètes.) 


i 


k 


LA  THÉOLOGIE  II9 


«  cipes,  puisse  rendre  raison,  et  de  toute  la  nature 
«  de  l'homme  en  particulier  et  de  toute  la  conduite 
«  du  monde  en  général.  » 

Vous  verrez  peut-être  aussi  que,  par  le  fait,  la 
théologie  catholique  a  directement  inspiré  tout  le 
grand  mouvement  scientifique  moderne,  créé  par  le 
dix-septième  siècle.  Vous  partagerez  ma  surprise  et 
ma  joie  quand  vous  verrez  se  vérifier  historiquement 
ce  qui,  a  priori,  doit  être,  savoir  :  que  les  saints 
produisent,  ou  sont  eux-mêmes,  les  grands  théolo- 
giens mystiques  ;  que  les  grands  théologiens  mysti- 
ques produisent  les  dogmatiques  profonds  et  les 
vrais  philosophes  ;  que  tous  ensemble  produisent 
les  savants  créateurs,  même  en  physique  et  en  mé- 
thématiques;  comme  par  exemple,  lorsqu'on  voit  les 
grands  saints  et  théolc^iens  mystiques  du  comn>en- 
cement  du  dix-septième  siècle  creuser  plus  profon- 
dément que  jamais  le  rapport  du  mystère  de  Dieu  à 
l'homme  ;  le  livrer  à  la  pensée  philosophique  sous 
la  forme  du  rapport  métaphysique  du  fini  à  l'infini; 
faire  poindre  dans  une  foule  d'écrits  ascétiques  de 
surprenantes  formules  sur  l'infini,  le  fini,  le 
néant  (1);  susciter  chez  Kepler,  chez  Pascal  (2),  et 
bien  d'autres,  les  principes  implicites,  souv.3nt 
même  assez  explicites,  du  calcul  infinitésimal  ;  ins- 
pirer enfin  à  Leibniz  son  livre  de  Scientia  infiniti, 
dont  le  calcul  infinitésimal,  qui  est  le  levier  uni- 
versel des  sciences,  est  un  chapitre  ;  chapitre  qui, 
ramené  et  comparé  à  la  philosophie  dont  il  vient, 
achèvera  d'organiser  cette  reine  des  sciences. 


(1)  Par  exemple,  les  ôcrita  d'Olier;  la  Fie  du  P.  dt  Condrtn, 
par  le  P.  Amelote. 
19  Peméet,  i"  partie,  art.  l. 


CONCLUSION 


CONCLUONS   tout  ce  livre. 
Ce  livre  ne  s'adresse  qu'aux  rares  esprits 
qui  aiment  et  cherchent  la  sagesse,    et    aux 
courages  qui  sacrifient  tout  à  la  justice  et  à  la  vé- 
rité. 

Etablir  du  silence  dans  son  âme  pour  écouter  en 
soi  Dieu  qui  parle  dans  tous  les  hommes,  surtout 
en  ceux  qui  aiment  la  vérité  ;  se  dégager  de  ses 
passions,  et  se  tenir  au-dessus  de  son  siècle  pour 
être  plus  près  de  Dieu  et  du  cœur  de  l'humanité  ; 
fuir  la  méditation  oisive  et  l'illusion  des  contempla- 
tions paresseuses,  en  fixant  par  la  plume  les  vérités 
qui  se  déploient  dans  l'âme,  sous  le  souffle  de  Dieu, 
quand  elh  est  pure  et  en  repos  ;  discipliner  son 
corps,  le  pénétrer,  le  rapporter,  comme  un  instru- 
ment, à  son  esprit  et  à  son  âme,  pour  que  l'homme 
tout  entier  soit  uni  dans  son  œuvre  ;  consacrer  à  la 
vérité  tout  son  temps,  aussi  bien  que  l'homme  tout 
entier,  âme  et  corps  ;  consacrer  la  journée  entière, 
et  ne  pas  mépriser  la  nuit  même  ni  le  sommeil  ;  con- 
sacrer le  sommeil  en  consacrant  le  soir  ;  préparer  au 
sommeil  sa  tâche,  et  le  faire  travailler  ;  fuir  la  dissi- 
pation qoii  interrompt  l'esprit  et  qui  l'éteint,  pour 
trouver  le  repK>s  qui  le  recueille  et  le  féconde  ;  pra- 
tiquer, dans  la  continuité  de  l'adoration  intérieure, 
ce  que  pratiquent  les  germes,  qui  oçoissent    ei    qui 


■à 


CONCLUSION  121 


grandissent,  soit  que  l'on  veille  ou  que  l'on  dorme  ; 
parvenir  à  la  vraie  prière,  où  la  voix  infaillible  de 
Dieu  se  fait  entendre  ;  où  le  contact  de  Dieu  nous 
est  donné,  et  où  s'accomplit  le  mystère  du  rapport 
substantiel  et  vivant  de  l'âme  à  Dieu  ;  puiser  dans 
cette  union  à  Dieu  l'inspiration  réelle,  c'est-à-dire 
la  résolution  de  devenir  un  ouvrier  dans  la  moisson 
de  Dieu  ;  recevoir,  dans  cette  inspiration  et  cette 
résolution,  la  connaissance  des  plaies  de  son  âme  et 
des  souffrances  du  monde,  la  compassion  pour  ces 
souffrances  et  pour  ces  plaies,  la  force,  la  volonté 
de  travailler  à  les  guérir  ;  voir  et  juger,  dans  cette 
lumière,  la  crise  du  présent  siècle,  qui  est  la  ques- 
tion du  Seigneur  ;  pensez-vous  que  le  Fils  de 
l'homme  trouve  encore  de  la  foi  sur  la  terre?  Ap- 
prendre ce  que  Dieu  veut  du  cœur  hiunain  et  de 
l'esprit  humain,  et  ce  qu'il  en  exige  pour  leur  don- 
ner ou  leur  laisser  la  foi;  rentrer  dans  la  voie,  mani- 
festement droite,  du  dernier  grand  siècle,  qui  allait 
à  Dieu  par  la  sainteté  et  par  la  science,  et  unissait, 
fécondait,  ou  pour  mieux  dire,  créait  les  sciences 
dans  la  lumière  de  Dieu  ;  reprendre  le  faisceau,  trop 
longtemps  brisé,  des  grandes  lignes  de  l'esprit  hu- 
main ;  créer  ainsi  cette  science  comparée  qui  sera 
celle  du  prochain  grand  siècle  ;  remonter  de  chaque 
ligne  de  la  science  au  centre  de  la  comparaison  ;  y 
trouver  Dieu  partout,  et  sa  lumière  vivante  et  régé- 
nératrice ;  faire  redescendre  cette  lumière  dans  tous 
les  canaux  de  la  science,  dans  toutes  les  fibres  de 
l'esprit  ;  délivrer,  réchauffer  les  cœurs  par  cet  in- 
flux nouveau  ;  et  relever  enfin,  par  une  éducation 
plus  lumineuse,  les  générations  à  venir  :  tel  est 
l'ensemble  des  conseils  qu'il  faut  donner,  et  du  but 


Î22  CONCLUSION 


qu'il   faut    proposer   à   celui    qui    veut    être   aujour- 
d'hui disciple  de  Dieu. 

Comprenez  maintenant  l'unité  théorique,  et  le 
sens  proprement  scientifique  de  tout  ceci. 

Nous  avons  démontré  ailleurs  que  le  souverain 
procédé  de  la  raison,  celui  qui  donne  la  science,  est 
un  procédé  qui  mène,  à  partir  de  toute  chose,  à 
l'infini,  à  Dieu  ;  et  que  ce  procédé  donne  la  science, 
précisément  en  tant  qu'il  mène  à  Dieu  et  aux  idées 
éternelles  qui  sont  Dieu.  Vous  avez  compris  que  ce 
ne  sont  pas  là  seulement  de  poétiques  assertions,  \ 
.mais  bien  des  vérités  logiques  précises  et  scienti- 
fiquement établies. 

Mais  ce  procédé  mène  à  Dieu,  nous  l'avons  en- 
core démontré,  parce  qu'il  part  de  Dieu,  c'est-à-dire 
du  sens  divin  en  nous,  et  d'un  degfré  quelconque  de 
foi  en  l'objet  infini  de  ce  sens  ;  et  il  y  mène,  en  se 
servant  de  choses  finies,  l'âme  et  la  nature,  comme 
signes  et  comme  images,  pour  expliquer  ce  sens  obs- 
cur de  l'infini  que  Dieu  nous  donne  par  son  contact. 

Donc  la  méthode  pratique,  pour  aller  à  la  science, 
consistera  d'abord  à  développer  en  soi  le  sens  di- 
vin ;  en  second  lieu,  à  connaître  son  âme,  à  con- 
naître la  nature  et  ses  lois,  —  ce  qui  renferme 
toutes  les  sciences  partielles,  —  puis  à  remonter 
toujours,  de  notre  âme,  de  tout  état  de  l'âme,  et  de 
toute  science  partielle  et  de  toute  impression,  jus- 
qu'aux idées  de  Dieu  et  jusqu'au  cœur  de  Dieu. 

Oui,  ceci  est  la  méthode  pratique  pour  arriver  à 
la  lumière  :  appeler  l'esprit  à  lui-même  ;  unir  son 
esprit  à  son  cœur,  son  cœur  à  Dieu  ;  et  tout 
ramener,  sans  rien  confondre,  à  cette  unité  inté- 
rieure qui  est  notre  âme  et  Dieu. 


CONCLUSION  123 


Et  l'homme  arrivé  là  connaît  la  vie.  Il  sent  et 
voit  qu'aimer  Dieu  par-dessus  toutes  choses,  aimer 
tous  les  hommes  comme  soi-même,  donner  son 
cœur,  son  âme,  son  esprit  et  ses  forces  pour  rendre 
les  hommes  meilleurs  et  plus  heureux,  c'est  la  vie, 
c'est  la  loi,  c'est  le  bonheur,  la  justice  et  la  vérité. 


I 


FIN   DES    SOURCES 


DISCOUfJS 

SUR     LE 

DEVOIR    INTELLECTUEL    DES    CHRÉTIENS 

AU     XIX*     SIÈCLE 

ET  SUR  LA  MISSION 

DES   PRÊTRES   DE   l'oRATOIRB 


Messieurs, 

JE  veux  vous  exhorter  à  la  pratique  intellectuelle 
de  l'Evangile. 
L'Evangile,  vous  le  savez,  commence  par  le 
mot  Pénitence,  et  finit  par  le  sacrifice  de  la  Croix. 
Pénitence,  transformation,  régénération,  passage  à 
Dieu  et  à  l'amour  par  l'anéantissement  de 
l'égoîsme  :  vie  nouvelle  par  la  pénitence,  c'est-à- 
d're  par  le  sacrifice  de  la  croix,  tout  cela  c'est  même 
chose. 

Contemplons  donc  aujourd'hui  la  lumière  de  cette 
croix  du  Christ,  sinon  d'aussi  près  que  saint  Jean 
et  la  Vierge,  du  moins  comme  ce  groupe  de  femmes 
dont  il  est  dit  :  «  qu'elles  regardaient  de  loin  ».  Con- 
templons le  plan  général  de  l'histoire  de  la  Croix, 


126         DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR   INTELLECTUEL 

Qu'a  produit  la  Croix  dans  ce  monde?  Quel  est  le 
fruit  de  son  premier  triomphe?  Quels  sont  les  dan- 
gers qui  menacent  aujourd'hui  son  règne?  Quelles 
soùt  les  ressources  que  les  fils  de  la  Croix  peuvent 
opposer  à  ces  dangers?  Et  quels  sont  dans  cette 
lutte  nos  devoirs,  à  nous  Prêtres  de  l'Oratoire  qui 
vous  parlons,   à  vous  nos  auditeurs  ou  nos   amis? 

I 

Voici  donc  Jésus-Christ  en  croix.  Voici  le  signe 
et  l'instrument  du  sacrifice  planté,  comme  un  arbre 
de  vie,  sur  le  globe.  Le  régénérateur  ici  pratique, 
par  son  sang  qui  coule,  l'amour  de  Dieu  et  de  ses 
frères  jusqu'au  sacrifice  de  soi-même.  C'est  là  la 
nouvelle  loi,  c'est  là  l'alliance  nouvelle  de  la  créa- 
ture avec  Dieu.  «  Je  vous  donne  un  commandement 
«  nouveau,  »  a-t-il  dit  :  «  ALmez-vous  comme  je 
«  vous  ai  aimés,  w  Et  parlant  de  ce  sang  que  nous 
voyons  couler,  il  a  dit  :  «  C'est  le  sang  de  la  nou- 
R  velle  et  étemelle  alliance.  »  Ce  sang  qui  se  ré- 
pand sur  terre  est  la  semence  d'une  humanité  nou- 
velle, humanité  dont  le  signe  et  le  caractère,  la  loi 
et  la  vie  est  et  doit  être  l'amour  de  Dieu  et  des 
hommes  jusqu'au  mépris  de  soi.  Il  faut  que  cette 
humanité  nouvelle  croisse  et  se  multiplie  et  qu'elle 
remplisse  la  terre.  Mais  la  terre  est  couverte  par  les 
homm.es  du  vieux  monde  dont  le  signe  et  le  carac- 
tère, la  loi  et  la  vie  est  au  contraire  l'amour  de  soi 
jusqu'au  mépris  du  genre  humain  et  au  mépris  de 
Dieu.  Ce  vieux  monde  se  défend  dès  qu'il  comprend 
le  sens  de  la  vie  nouvelle,  qui  est  l'absolue  opposi- 
sition  à  la  vieille  vie  ;  il  entre  en  lutte,  et  pendant 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*    SIÈCLE  127 


trois  siècles,  il  extermine  par  le  fer  et  le  feu  l'hu- 
manité régénérée.  Mais  la  création  supérieure  se  dé- 
fend à  son  tour  pour  la  vertu  de  Dieu.  Elle  laisfte 
«couler  son  sang  pour  ensemencer  la  terre  plus  lar- 
gement ;  et,  après  trois  siècles  de  lutte,  l'humanité 
sacrifiée  triomphe  de  l'humanité  qui  tue.  Les  vic- 
times ont  vaincu  la  force.  La  force  passe  aux  chré- 
tiens. César,  roi  du  vieux  monde,  est  chrétien  :  il 
voit  la  croix  dans  le  ciel,  signe  de  la  force  et  de  la 
victoire.  La  croix  est  une  première  fois  glorifiée  : 
elle  monte  sur  la  couronne  des  empereurs. 

Dès  ce  moment,  pendant  quinze  siècles  de  paix 
relative,  voici  ce  qu'opère  la  r  oix.  Elle  engendre  en 
effet  une  autre  humanité,  qui  aujourd'hui  est  maî- 
tresse du  globe.  Les  peuples  chrétiens  sont  rois  de 
la  terre  entière,  sans  résistance  possible  de  la  part 
du  vieux  monde.  La  croix  a  donné  la  force  et  l'em- 
pire à  ceux  qui  l'ont  reçue.  Elle  absorbe  la  bar- 
barie, elle  retourne  le  paganisme,  elle  produit  ie 
miracle  des  sociétés  nouvelles  ;  elle  régénère  l'élé- 
ment social,  la  famille,  selon  sa  légitime  et  primitive 
institution.  Elle  rend  possible  la  liberté  sans  escla- 
vage, sans  anarchie,  et  l'unité  sans  tyrannie.  Elle 
sème,  sur  les  peuples,  ce  sel  évangélique  dont  le 
Sauveur  a  dit  :  «  Vous,  vous  -êtes  le  sel  de  la 
terre;  »  c'est-à-dire  qu'elle  produit  le  miracle  des 
légions  angéliques,  qui  par  le  sacrifice  complet,  par 
la  virginité,  sont,  avec  et  après  Jésus-Christ,  la 
force  qui  élève  la  terre  vers  le  ciel.  Une  intelli- 
gence plus  haute  est  donnée  aux  peuples  modernes 
avec  des  mœurs  plus  élevées.  L'esprit  humain  régé- 
néra contemple  la  nature  d'un  œil  plus  pur,  plus  f>é- 
oétrant.    Il    s'en    rend    maître  et   la  domine    et     U 


128    DISCOURS  SUR  LE  DEVOIR  INTELLECTUEL 

dirige  :  il  saisit  et  gouverne  les  forces  physiques 
inconnues  aux  anciens  ;  il  triomphe  de  l'espace  et 
du  temps  ;  il  parcourt  son  domaine  avec  la  vitesse 
même  du  vent  ;  sa  pensée  traverse  le  globe  avec  la 
vitesse  même  de  la  lumière. 

Tel  est  le  premier  triomphe  de  la  croix,  après  la 
première  lutte. 

II 

Mais  quels  sont  aujourd'hui  les  dangers  qui  me- 
nacent ce  règne  de  la  croix? 

Les  chrétiens  sont  maîtres  du  monde.  Mais  les 
chrétiens  sont  divisés.  Le  vieux  monde  ne  peut  rien 
contre  eux.  Il  ne  peut  rien  qu'avec  eux  et  par  eux, 
et  en  les  divisant.  Or,  Dieu  a  permis  que  l'esprit 
du  vieux  monde  pénétrât  au  milieu  des  chrétiens 
pour  une  épreuve  nouvelle.  L'esprit  qui  nie  le  sacri- 
fice, qui  l'abolit  et  le  retourne,  l'esprit  de  la  cité 
du  mal  où  chacun  doit  s'aimer  contre  tous  et  contre 
Dieu  même,  l'esprit  païen  a  relevé  la  tête  et  trouvé 
des  adorateurs.  Dieu  a  permis  que  l'esprit  ancien 
divisât  son  peuple,  comme  autrefois  il  avait  permis 
que  son  peuple,  maître  de  la  terre  promise,  fût 
divisé.  Dix  tribus  se  séparaient  alors  de  Jérusalem 
et  du  temple,  et,  abolissant  le  sacrifice,  elles  ado- 
raient Astarté,  Baal  et  le  Veau  d'or  :  Astarté, 
déesse  de  la  volupté,  adorée  comme  souverain 
Bien  ;  Baal,  dieu  du  soleil,  lumière  créée,  adorée 
comme  lumière  incréée,  et  l'Or,  instrument  de  l'or- 
gueil et  de  la  volupté.  Après  mille  ans  de  christia- 
nisme, la  moitié  du  peuple  chrétien,  trop  attachée  à 
Vesprit  du  vieux  monde,  à  sa  sagesse  philosophique 


DES    CHRÉTIENS    AU    XIX'    SIÈCLE  129 

■  ■ 

et  politique,  et  incapable  du  grand  sacrifice  de  la 
virg-inité,  s'est  séparée  du  monde  nouveau,  mais 
sans  abolition  formelle  du  sacrifice.  —  Schisme 
oriental.  —  Et,  depuis  trois  cents  ans,  vodci  le  Pro- 
testantisme, et  le  philosophisme  du  dix-huitième 
siècle,  et  le  sophisme  contemporain,  triple  effort  de 
l'esprit  du  vieux  monde  pour  abolir  le  sacrifice! 

Qu'est-ce  en  effet  que  cet  esprit  manifesté  sous  ces 
trois  formes,  esprit  que  les  aveugles  appellent  esprit 
nouveau,  quoiqu'il  soit  au  contraire  l'antique  esprit 
païen  luttant  contre  l'esprit  nouveau?  Qu'est-ce  que 
le  protestantisme?  Le  protestantisme  est  par 
essence  et  précisément  l'abolition  du  sacrifice. 
Abolir  la  réalité  du  saint  sacrifice  quotidien,  pour 
n'en  plus  faire  qu'un  pâle  et  stérile  souvenir  ;  abolir 
le  terrible  et  réel  sacrifice  de  toutes  les  forces  de 
l'homme  par  la  virginité  ;  abolir  la  mortification, 
l'abstinence  et  le  jeûne  ;  abolir  la  nécessité  des 
bonnes  œuvres,  l'effort,  la  lutte  et  la  vertu;  ren- 
fermer en  un  mot  le  sacrifice  en  Jésus  seul,  sans  le 
laisser  passer  à  nous  ;  ne  plus  dire  comme  saint 
Paul  :  «  Je  souffre  ce  qui  reste  à  souffrir  des  souf- 
«  frances  du  Sauveur.  »  Mais  dire  à  Jésus  crucifié  : 
«  Souffrez  seul,  ô  Seigneur!  »  voilà  le  protestan- 
tisme! 

Oui,  dire  à  Jésus  crucifié  :  «  Souffrez  seul,  ô 
«  Seigneur!  »  voili,  non  pas  certes  dans  la  pratique 
des  Individus,  mais  dans  l'essence  même  de  son 
dogme,  voilà  précisément  la  racine  de  tout  le  pro- 
testantisme. C'est  un  effort  pour  renverser  la  croix, 
pour  l'arracher  de  terre,  et  dispenser  chaque  homme 
de  la  porter,  sans  pourtant  en  nier  l'idée,  puisque 
la  croix   de   Jésus-Christ    est    manifestement     tout 

L»S    SOURCES  O 


130        DISCOURS    SUR    LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

l'Evangile,  et  que  le  peuple  protestant  se  dit  chré- 
tien. 

Mais  la  secte  philosophique,  qui  s'élève  au  dix- 
huitiènîe  siècle,  va  plus  loin.  Elle  s'attaque  à  l'idéal 
même  du  sacrifice  ;  elle  s'attaque  à  Jésus-Christ 
même  ;  elle  prétend  l'écraser,  et  purger  l'univers 
entier  de  toute  trace  et  de  toute  idée  de  la  croix, 
de  toute  pensée  du  sacrifice.  Qu'est-ce  qu'on  sa- 
crifie, lorsque  l'on  sacrifie?  On  sacrifie  la  volupté, 
l'orgueil  et  l'égoïsme.  Mais  c'est  précisément  ce 
qu'on  entend  sauver,  ce  qu'on  prétend  adorer 
quand  on  retourne  à  l'esprit  païen;  et  l'on  reprend 
avec  le  vieux  culte,  le  culte  de  soi,  le  culte  de  l'or- 
gueil et  de  la  volupté.  On  adore  de  nouveau  Astarté, 
déesse  de  la  Joie  sensuelle,  et  Baal,  lumière  créée, 
raison  humaine  que  l'on  fait  Dieu,  et  l'Or,  dieu  de 
toutes  les  passions,  maître  de  tout. 

Mais  les  sophistes  du  dix-neuvième  siècle  pous- 
sent à  bout  cette  doctrine.  Leur  unique  et  continuel 
ennemi,  c'est  la  croix.  Abolir  absolument  toute  idée 
et  toute  trace  de  la  croix  et  du  sacrifice,  tout  frein, 
toute  autorité,  toute  subordination  de  l'homme  à 
Dieu,  toute  loi,  toute  discipline,  toute  conscience, 
toute  distinction  du  bien  et  du  mal,  c'est  le  but  et 
l'idée  (i). 

(1)  Dans  la  Bévue  des  Deux-Mondes  du  15  février  isai.  dans 
un  article  sur  l'Hégéllanlsme,  l'auteur  déclare  qu'il  veut  dé- 
gager du  système  hégélien,  qui  est  mort,  «  sa  pensée  vivante 
et  éternelle...  ses  «  éléments  permanents..,  les  pensées  élevées 
«  et  profondes  que  nous  lui  devons...  les  detuc  ou  trois  Idées 
o  que  l'humanité  s'est  appropriées...  et  qui  suffisent  à  la  gloire 
«  du  philosophe  et  à  celle  du  pays  et  du  siècle  qui  l'ont  vu 
«  naître...   »  Cela  dit,  voici   ce  qu'il  trouve  : 

«  La  découverte  du  caractère  relatif  des  vérités,  qui  est  l« 
«  fait  capital  de  l'histoire  de  la  pensée  contemporaine...  Les 
n  jugemenîs  absolus  sont  faux...  Aujourd'hui,  rien  n'est  plus 
«  pour  nous  vérité  ni  erreur,  11  faut  Inventer  d'autres  mots... 


DES    CHRÉTIENS    AU    XIX*    SIÈCLE  13I 

Pourquoi?  Préctsément  parce  que  l'homme  est 
dieu,  disent-ils.  Si  l'homme  était  dieu,  toute  possi- 
bilité,  tout  prétexte  de  sacrifice  se  trouve  anéanti. 

Chrétiens,  voilà  l'ennemi.  Voilà  son  plan  :  aboli- 
tion du  sacrifice,  renversement  de  la  croix  du  Sau- 
veur. Or,  quelle  est  aujourd'hui  la  force,  la  posi- 
tion de  l'ennemi?  Les  voici  : 

Il  y  a  aujourd'hui  une  force  qui  règne  sur  le 
monde.  Il  y  a  un  gouvernail  du  g^lobe.  Ce  n'est  plus 
comme  autrefois  César.  César  n'est  plus  que  la 
seconde  des  forces.  Voici  en  effet  la  première,  et 
Dieu  en  soit  loué  :  c'est  la  parole  publique,  fixée 
pour  tous  les  temps,  multipfiée  pour  tous  les  lieux 
par  l'imprimerie. 

Or,  aux  mains  de  qui  est  aujourd'hui  cette  force? 
Evidemment,  elle  est  aux  mains  de  l'ennemi  depuis 
un  siècle.  Le  peuple  chrétien,  l'humanité  nouvelle 
est  accidentellement  gouvernée  par  l'esprit  du  vieux 
monde,  La  civilisation  chrétienne  se  trouve  aujour- 
d'hui dans  l'état  où  se  trouvait  le  peuple  de  Dieu 
sous  le  règne  de  Jézabel  et  d'Athalie.  Jézabel  mas- 
sacrait les  prophètes,  abolissait  le  sacrifice  dans 
Israël,    c'est-à-<iire  dans  la   partie   schismatique   du 

«  Nous  admettons  irisqu'à  l'Identité  des  contraires.  Nous  ne 
«  connaissons  plus  la  religion,  mais  des  religions  :  plus  de 
m  morale.,  mais  des  mœurs;  plus  de  principes,  mais  des  faits. 
«  Nous  expllQuons  tout,  et,  comme  on  l'a  dit,  resi>rlt  finit  par 
«  approuver  tout  ce  qu'il  explique.  La  vertu  moderne  se  ré- 
«  sume  dans  la  tolérance...  La  morale,  qui  est  l'abstrait  «t 
«  l'absolu,  trouve  mal  son  compte  à  cette  Indulgence...  Les 
•  caractères  s'affaissent  pendant  que  les  esprits  s'*tend/6nt  et 
«  s'assouplissent.   » 

Tout  cela  repose  «  sur  ce  principe  qui  s'est  emparé  avec 
«  lorco  de  l'esprit  moderne,  et  qui  peut  être  ramené  i.  l'H^gé- 
«  Uanlsme  :  Je  veux  parler  du  prtnapc  en  vertu  duquel  WM 
«  assertion  n'est  pns  plus   vraie  qut   i'asserllon  opposée.  » 

Ainsi  parlent  ceux  qut  se  croient  les  vrais  représentants  d« 
U  pensée  contemporaine. 


132    DISCOURS  SUR  LE  DEVOIR  INTELLECTUEL 

peuple  de  Dieu.  C'est  ce  qu'ont  fait  les  hérésies. 
Mais  bientôt,  au  sein  même  de  Juda,  voici  la  fille 
de  Jézabel,  Athalie  qui  règ-ne  sur  Jérusalem,  qui 
opprime  le  temple  de  Dieu  et  travaille  à  l'abolition 
générale  du  sacrifice  sur  toute  cette  terre  que  Dieu 
avait  donnée  aux  enfants  d'Abraham.  Tel  paraît  le 
philosophisme  du  dix-huitième  siècle,  et  il  n'est  pas 
moins  heureux  qu 'Athalie.  Seulement,  comme  elle, 
il  a  aussi  déjà  eu  son  rêve,  où  il  n'a  plus  trouvé 

...Qu'un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chairs  meurtris,  et  traînés  dans  la  fange. 

Mais  cependant  il  règne  encore.  Il  a  un  fils  plus 
mauvais  que  lui,  et  qui  prétend  non  plus  seulement 
abolir  le  sacrifice,  mais  le  retourner  :  au  lieu  de 
sacrifier  la  nature  à  Dieu,  sacrifier  Dieu  à  la  na- 
ture ;  ne  plus  se  séparer  de  Dieu,  mais  l'attaquer  ; 
ne  plus  seulement  vider  notre  raison  de  toute 
donnée  divine,  mais  adorer  comme  Dieu  notre  rai- 
son; ne  plus  seulement  l'isoler  du  ciel,  mais  la 
retourner  vers  l'enfer.  Je  ne  veux  pas  insister  ici 
sur  ce  mystère  de  mort.  J'en  ai  parlé  ;  j'en  parlerai 
souvent. 

Ce  que  je  vois,  c'est  qu'Athalie  et  Jézabel  sont 
sur  le  trône.  Elles  tiennent  le  gouvernail.  La  pa- 
role publique  fixée  pour  tous  les  temps,  multipliée 
pour  tous  les  lieux  par  l'imprimerie,  cette  irrésis- 
tible puissance  est  dans  leurs  mains.  Dieu  l'a  per- 
mis. Armées  de  cette  grande  force,  elles  ruinent  le 
christianisme.  Où  sont  les  chrétiens  fidèles?  Où 
sont  les  hommes  qui  représentent  les  sept  mille 
hommes  qui  n'avaient  point  fléchi  le  genou  devant 
Baal?  Ils  existent  assurément  et  plus  nombreux  que 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*    SIÈCLE  I35 

les  sept  mille.  Mais  sur  ces  trois  cent  millions 
d'hommes  qui  portent  le  nom  de  chrétien,  en  est-il 
sept  millions  qui  pratiquent?  Mettez  à  part  les  schis- 
matiques,  les  hérétiques,  les  incrédules  et  les  indiffé- 
rents, que  reste-t-il?  A  Paris,  il  n'y  a  pas  aujour- 
d'hui un  vingtième  de  la  population  qui  suive  Dieu 
et  sa  loi.  Si  donc,  dans  l'ensemble  du  monde  chré- 
tien, l'on  compte  un  homme  sur  cent  qui  n'ait  pas 
fléchi  le  genou  devant  l'ennemi,  qui  adore  Dieu  et 
suive  sa  loi,  c'est  beaucoup. 

Voilà  la  position  de  l'ennemi  et  sa  force  :  voilà 
le  danger  qui  menace  la  croix. 


III 


Eh  bien!  ce  serait  avoir  peu  de  foi  que  de  perdre 
courage  à  la  vue  de  la  force  ennemie  et  du  danger. 
Vous  allez  voir  si  nous  n'avons  pas  de  ressources. 
Seulement  vous  devrez  comprendre  qu'il  ne  fau- 
drait pas  dormir  plus  longtemps. 

Sous  Tibère  et  Dioclétien,  il  y  avait  une  res- 
source, savoir  :  les  catacombes  et  dans  les  cata- 
combes la  croix.  Et  la  croix  a  en  effet  vaincu.  Sous 
Athalie,  il  y  avait  une  ressource,  le  temple,  et  dans 
le  temple  Joas  et  Joiada  ;  l'héritier  légitime  et  le 
prêtre  de  Dieu.  Il  en  est  de  même  aujourd'hui.  En 
présence  de  l'irrésistible  pouvoir  qui  nous  domine, 
il  y  a  le  temple  de  Dieu,  l'Eglise  catholique  et  les 
ministres  de  Jésus-Christ,  et  la  croix,  légitime  héri- 
tière du  trône.  Oui,  le  sceptre  et  le  trône,  c'eat  la 
parole  publique,  fixée  pour  tous  les  tcjnp»,  multi- 
pliée pour  tous  les  lieux  par  la  presse.  Or,  la  croix 
est   l'héritière   de   ce   trône   et   de   ce    sceptre.    Elle 


134         DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR   INTELLECTUEL 

s'élèvera  sur  ce  trône,  comme  elle  s'est  élevée  sur 
la  couronne  de  Constantin. 

Dieu  veut  que  l'humanité  nouvelle,  après  avoir 
triomphé  de  la  force  et  de  César  par  le  martyre  ; 
après  avoir  régné  d'un  certain  règne  bien  imparfait 
encore,  mais  pourtant  très  fécond,  pendant  quinze 
siècles,  triomphe  des  nouveaux  maîtres  du  monde, 
et  commence  im  second  règne  moins  imparfait  et 
mille  fois  plus  fécond  que  le  premier. 

Mais  quels  sont  les  maîtres  du  monde?  des  idées» 
des  doctrines,  des  esprits.  Nous  avons  donc  main- 
tenant à  dire  avec  saint  Paul  :  «  Notre  lutte  n'est 
«  plus  contre  la  chair  et  le  sang,  elle  est  contre  les 
«  forces  intellectuelles  du  mal...  contre  les  rois  de 
«  ces  ténèbres  qui  nous  enveloppent.  »  Il  nous  faut 
conquérir  le  monde  une  seconde  fois,  non  plus  seu- 
lement ni  surtout  par  le  sang,  mais  par  l'intelli- 
gence, par  l'intelligence  appuyée  sur  la  croix 
comme  le  sang  des  martyrs  lui-même  tirait  de  la 
croix  seule  toute  sa  vertu. 

C'est  au  nom  de  la  science,  de  la  raison,  de  la 
philosophie  que  l'on  nous  écrase  par  la  presse  de- 
puis un  siècle,  et  que  le  venin  de  la  science  per- 
verse, de  la  philosophie  menteuse  atteint  jusqu'aux 
extrémités  du  monde  les  lettrés  et  les  illettrés,  les 
esprits  sans  défense,  et  tous  les  commençants  de  la 
raison,  plus  faciles  encore  à  surprendre  que  les  en- 
fants. Or,  c'est  sur  ce  point  même  que  Dieu,  nous 
l'espérons,  prépare  un  éclatant  triomphe.  TI  pré- 
pare une  manifestation  de  lumière  chrétienne,  de 
science,  de  sagesse  catholique,  laquelle  certaine- 
ment éclipsera  ces  ténébreuses  lueurs  qui  nous  sé- 
duisent et  nous  égarent.   Voici  comment    : 


DES   CHRÉTIENS  AU    XIX«   SIÈCLE  I35 

Dieu  inspire  aux  siens,  en  ce  siècle,  et  bientôt 
depuis  cinquante  ans,  l'idée  d'une  science  d'en- 
semble, d'un  enseignement  encyclopédique,  éclairé 
tout  entier  par  la  croix. 

Rattacher  tout  à  Jésus-Christ,  les  lettres,  les 
sciences,  les  arts,  la  philosophie  et  l'histoire,  et  le 
droit  et  les  lois,  c'est  une  pensée  qui  fermente  dans 
l'Eglise.  C'est  le  mot  de  saint  Paul  appliqué  à 
l'ordre  intellectuel  :  «  Rétablir  tout  en  Jésus- 
Christ;  »  c'est-à-dire  rattacher  à  cette  tête,  à  ce 
principe,  à  cette  source,  à  ce  centre,  tous  les  rayons 
de  l'esprit  humain.  Et  saint  Paul  le  dit  ailleurs  plus 
clairement  encore  :  a  Je  ne  veux  savoir  qu'une  seule 
a  chose  :  Jésus-Christ,  et  Jésus-Christ  crucifié.  » 
Eh  bien!  oui  :  le  chrétien  qui  pense  sait  aujourd'hui 
que  ce  mot  est  et  doit  être  la  vraie  devise  de  la 
science  pleine,  profonde,  étendue  à  tout.  On  multi- 
plie donc  les  essais,  on  publie  des  livres  intitulés  : 
Université  catholique,  Encyclopédie  catholique.  On 
fait  plus,  on  fonde  à  Louvain  une  véritable  univer- 
sité catholique  qui  vivifie  tout  un  royaume.  Plus 
tard,  notre  vénérable  frère  Newman,  fondateur  de 
l'oratoire  anglais,  fonde  aussi  l'université  catholique 
de  Dublin. 

En  France,  il  nous  sera  Impossible,  ce  semble, 
pendant  très  longtemps,  de  fonder  un  tel  centre 
d'enseignement.  Mais,  au  lieu  de  m'en  plaindre, 
j'en  veux  remercier  Dieu.  Cette  impossibilité  nous 
donnera  l'élan  qui  décuple  la  force  sous  la  diffi- 
culté, comme  on  l'a  dit  si  heureusement  : 

S'appuyer   sur   l'obslacl«   et   s'élancer   plus   lolo. 

Au  lieu  d'un  centre  d'enseignement  oral  et  local, 


136         DISCOURS    SUR    LE   DEVOIR    INTELLECTUEL 

déclarons  que  nous  établissons  nos  chaires  d'ensei- 
gnement chrétien  sur  le  trône  même  d'où  l'on  gou- 
verne le  monde,  et  que,  comme  tous  en  ont  le  droit, 
nous  nous  emparons,  pour  enseigner,  de  la  parole 
publique,  fixée  pour  tous  les  temps,  multipliée  pour 
tous  les  lieux,  par  la  presse. 

Mais  c'est  là  même  la  difficulté,  direz-vous?  Je  le 
sais.  Comment  chasser  l'ennemi  de  ce  sommet  pour 
nous  y  établir  nous-mêmes?  Il  nous  faut  donc  regar- 
der en  face,  fermement  et  attentivement,  l'ensem- 
ble et  le  détail  de  la  difficulté  et  chercher  s'il  n'y  a 
pas  quelque  moyen,  quelque  chemin  encore 
inexploré,  pour  parvenir  à  ce  sommet  et  y  dominer 
tout. 

IV 

Il  y  a  plus  de  trente  ans  qu'un  homme  d'un 
grand  sens,  et  qui  certes  n'était  poussé  par  aucun 
fanatisme  religieux,  disait  :  «  Le  clergé  catholique 
«  pourrait,  s'il  le  voulait,  prendre  le  sceptre  de  la 
«  science  qui  est  par  terre.  Je  ne  lui  demande  pour 
«  cela  que  dix  années  d'efforts.  »  Ce  mot  est  en- 
core plus  vrai  que  ne  le  pensait  son  auteur,  et  Dieu 
même  en  prépare  l'accomplissement.  Dieu,  dis-je, 
prépare,  au  fond  de  l'esprit  moderne  une  science 
d'ensemble,  dominée  par  la  croix,  Dieu  prépare  la 
réalisation  littérale  et  textuelle  du  mot  de  la  sainte 
Ecriture  :  «  Les  lèvres  du  prêtre  seront  les  déposi- 
«  taires  de  la  science.   »  Expliquons-nous. 

Je  parle  de  la  science.  Non  pas  des  sciences  par- 
tielles, mais  de  la  science. 

La  science  est  la  connaissance  de  ce  qui  est.  Or, 
qu'est-ce  qui  est? 


DES    CHRÉTIENS   AU    XIX*    SIÈCLE  137 

«  Il  y  a  trois  mondes,  dit  Pascal  :  le  inonde  des 
«  corps,  le  monde  des  esprits  et  le  monde  de  la  cha- 
«  rite,  qui  est  surnaturel.  »  Aristote  avait  dit  la 
même  chose  ea  des  termes  fort  peu  différents  :  «  Il 
«  y  a,  dit-il,  trois  essences,  deux  naturelles,  une 
«  immuable.  »  Il  est  évident  qu'il  y  a  ces  trois 
mondes  et  point  d'autres.  Il  y  a  les  corps  et  les 
esprits  créés,  et  puis  il  y  a  Dieu.  Connaître  ces  trois 
mondes  et  leur  rapport  autant  qu'il  peut  être  donné 
à  l'homme  sur  cette  terre,  c'est  la  sdence. 

S'il  en  est  ainsi,  la  science  proprement  dite  n'a 
jamais  été  possible  que  de  nos  jours,  et  elle  n'est 
devenue  possible  que  par  le  christianisme.  L'anti- 
quité ne  connaissait  ni  le  monde  d'en  haut,  ni  le 
monde  d'en  bas.  Elle  ne  connaissait  pas  le  monde  des 
corps,  c'est  un  fait.  Elle  ne  connaissait  pas  le  monde 
d'en  haut,  parce  qu'on  ne  peut  le  connaître  solide- 
ment que  par  la  foi  et  la  révélation.  L'antiquité  ne 
connaissait  donc  que  l'esprit  de  l'honune,  et  bien 
imparfaitement,  puisqu'on  ne  peut  connaître  suffi- 
samment l'un  des  mondes  que  par  sa  comparaison 
aux  deux  autres. 

Le  christianisme,  la  foi,  la  croix  de  Jésus-Christ 
sont  venus  révéler  le  monde  d'en  haut  et  ses  mys- 
tères. Les  Pères  de  l'Eglise  et  le  moyen  âge  étaient 
donc  en  possession  de  deux  mondes,  le  monde  d'en 
haut,  obscurément  révélé  par  la  foi,  et  le  monde  de 
l'esprit  créé,  illuminé  par  cette  révélation  d'où  est 
sortie  une  science  théologique  et  philosophique  su- 
périeure, sans  nulle  comparaison,  à  la  science  des 
anciens.  Mais  notre  moyen  âge  lui-même  ne  pouvait 
pas  encore  essayer  heureusement  l'encyclopédie  vé- 
ritable,  ni  le  commencement  de  la  science  propre- 


338         DISCOURS    SUR   LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

ment  dite;  l'un  des  trois  mondes  lui  manquait  :  le 
monde  visible  lui  était  inconnu  à  peu  près  autant 
qu'aux  anciens.  Mais,  le  temps  venu,  Dieu  veut 
donner  au  peuple  chrétien  la  science  de  ce  troisième 
monde  ;  il  inspire,  il  pousse  l'esprit  humain  à  con- 
naître enfin  la  nature.  Il  suscite  des  esprits  pleins 
de  force  et  d'élan,  remplis  de  l'enthousiasme  de  la 
vérité  :  Copernic,  Galilée,  Kepler,  Pascal,  Des- 
cartes, Leibniz,  qui  furent  les  créateurs  de  tout  le 
mouvement  scientifique  moderne,  et  qui  firent  entrer 
dans  le  monde  la  science  de  la  nature  visible.  «  Sei- 
«  gtieur,  dit  Kepler,  vous  avez  attendu  six  mille  ans 
«  im  contemplateur  de  vos  œuvres.  Soyez  béni.  J'ai 
«  dérobé  les  vases  des  Egfyptiens  ;  j'en  veux  faire 
«  un   tabernacle  à  mon   Dieu.    » 

Ce  tabernacle,  conséquence  des  découvertes  de 
Kepler,  n'est  achevé  que  de  nos  jours.  Depuis  peu, 
l'homme  possède  un  certain  ensemble  de  la  g^rande 
science  de  la  nature,  non  pas  complet,  mais  suffi- 
sant pour  commencer. 

Aujourd'hui  donc,  pour  la  première  fois,  nous 
avons  sous  les  yeux  les  trois  mondes  :  le  monde 
d'en  haut  révélé  par  l'Incarnation,  donnée  obscure, 
mais  déjà  profondément  étudiée  par  le  travail  théo- 
logique de  dix-huit  siècles,  travail  immense,  incom- 
parable, dont  le  monde  du  dehors  ne  se  doute  pas. 
Nous  avons  sous  les  yeux  le  monde  des  corps,  dont 
la  science  marche  de  conquête  en  conquête  depuis 
trois  siècles  ;  et  nous  avons  la  science  de  l'esprit 
humain  enrichie  de  l'expérience  de  tous  les  siècles 
tant  anciens  que  modernes. 

Dcmc  la  science  d'ensemble,  la  science  propre- 
ment dite,  l'encyclopédie  véritable  peut  commencer. 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX"    SiÈCLE  I39 

On  peut  maintenant  comparer  la  théologie,  la  phi- 
losophie et  les  sciences.  On  peut  comparer  les  trois 
mondes.  «  Attendez,  disait  M.  de  Maistre  il  y  a  qua- 
K  rante  ans,  attendez  que  l'affinité  naturelle  de  la 
«  science  et  de  la  religion  les  réunisse!  » 

Mais  qui  peut  faire  cette  réunion  et  cette  compa- 
raison? 

Je  dis  qu'elle  n'est  possible  que  par  la  vertu  de  la 
croix  :  c'est  là,  chrétiens,  votre  triomphe.  Qu'ont 
donc  produit  jusqu'à  présent  nos  adversaires?  J'en- 
tends par  là  ceux  qui  veulent  renverser  la  croix, 
ceux  qui  veulent  rejeter  de  la  vie  et  de  l'esprit  hu- 
main la  pratique  et  l'idée  du  sacrifice.  Qu'ont-ils 
produit? 

Vous  entendez  dire  quelquefois  qu'Us  ont  produit 
le  mouvement  scientifique  moderne.  Mais  quoi!  c'est 
le  dix-septième  siècle  qui  a  tout  fait  et  tout  créé  ; 
depuis,  l'on  a  perfectionné.  Mais  tous  les  inventeurs 
étaient  dirétiens.  Ces  sciences  sont  donc  à  nous  par 
leurs  inventeurs  :  les  peuples  chrétiens  seuls  étaient 
capables  de  les  créer.  Elles  ont  été  créées,  non  par 
révélation  assurément,  ni  par  voie  de  conséquence 
théologique,  mais  par  l'effort  de  l'esprit  humain, 
béni  de  Dieu,  pénétré  par  la  sève  chrétienne,  par 
les  prières  des  saints,  par  la  lumière  des  contempla- 
tifs, par  l'élan  des  mystiques,  par  la  philosophie 
profonde  des  grands  théologiens.  Oui,  ces  forces, 
ces  lumières,  ces  grâces  et  ces  bénédictions,  par  la 
vertu  du  sacrifice  et  de  la  croix,  ont  soulevé  l'esprit 
humain  vers  un  plus  grand  amour  du  vrai  et  de  plus 
grands  élans. 

Ces  sciences  donc,  par  leurs  inventeurs,  sont  à 
nous.   Les  continuateurs  ont  pu  être  oc  qu'on  vou- 


140         DISCOURS    SUR   LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

dra,  bons  ou  mauvais  ;  il  n'importe.  En  elles- 
mêmes,  d'ailleurs,  toutes  ces  sciences,  astronomie, 
mathématiques,  physique,  sont  évidemment  neu- 
tres. Elles  sont  au  premier  occupant,  à  celui  qui 
saura  s'en  servir,  et  les  faire  entrer,  toutes  péné- 
trées de  lumière  et  de  philosophie,  dans  l'unité  de 
rencyclopédie  véritable. 

Or,  nos  ennemis  le  peuvent-ils?  Je  demande  en- 
core une  fois,  pour  juger  leurs  forces,  ce  que  jus- 
qu'à présent  ils  ont  produit,  outre  les  ruines.  Met- 
tons à  part  ces  ruines,  qu'ont-ils  dit,  affirmé,  dé- 
montré? qu'ont-ils  construit?  Je  ne  trouve  absolu- 
ment rien. 

Ils  ne  peuvent  nommer  que  deux  choses  :  la  phi- 
losophie du  dix-huitième  siècle  et  la  philosophie  du 
dix-neuvième  siècle,  c'est-à-dire  un  éclat  de  rire, 
suivi  d'un  acte  de  folie. 

La  philosophie  du  dix-huitième  siècle  est  un  éclat 
de  rire  contre  toute  religion  et  toute  philosophie. 
Ils  ont  dit  :  «  Entre  Platon  et  Locke,  il  n'y  a  rien 
«  en  philosophie;  »  c'est  avouer  qu'ils  ne  savaient 
plus  même  ce  que  veut  dire  philosophie.  Pour  eux, 
saint  Augustin,  saint  Thomas  et  saint  Anselme, 
tous  les  Pères  grecs  et  tous  les  scolastiques,  tous 
les  mystiques,  tout  le  dix-septième  siècle,  Des- 
cartes, Pascal,  Bossuet  et  Fénelon,  Malebrarche  et 
Leibniz,  n'étaient  rien  en  philosophie.  Ils  ont  dit  : 
«  Nous  avons  quatre  métaphysiciens  :  Descartes, 
«  Malebranche,  Leibniz  et  Locke  ;  ce  dernier  seul 
«  n'était  pas  mathématicien,  et  de  combien  n'était- 
«  il  pas  supérieur  aux  trois  autres?  3)  Ce  qui  veut 
dire  simplement  que  le  dix-huitième  siècle  avait 
perdu  le   sens   philosophique,,  et   qu'à   ma   connais- 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*   SIÈCLE  141 

sance,  aucun  siècle,  depuis  Platon,  n'a  été  philoso- 
phiquement aussi  nul.  C'est  une  éclipse  philoso- 
phique absolue.  A  partir  de  la  plus  vive  lumière 
théologique,  philosophique  et  scientifique,  ils  sont 
tombés  en  un  instant  dans  les  ténèbres. 

Que  ne  puis-je  exprimer  ce  que  je  vois!  Vous  qui 
savez  et  qui  pensez,  je  vous  le  demande,  méditez 
ceci.  Je  vois  au  milieu  du  dix-huitième  siècle,  par 
suite  du  règfne  de  la  débauche,  une  négation  subite 
du  christianisme,  et  le  propos  délibéré  d'écraser 
Jésus-Christ  et  la  croix.  Je  vois,  au  même  instant, 
les  ténèbres  envahir  ce  siècle,  comme  au  calvaire,  à 
la  mort  du  Christ,  et  toute  lumière  immédiatement 
retirée  aux  esprits  ennemis  de  Dieu.  J'insiste.  Je 
vois  le  religieux  dix-septième  siècle  en  possession 
de  la  lumière  des  trois  mondes,  lumière  théologique 
révélée,  lumière  expérimentale  et  scientifique  du 
monde  des  corps,  puis  une  troisième  lumière  pro- 
prement pihlosophique,  résultant  des  deux  autres, 
par  l'élan  du  génie  et  la  force  profonde  de  la  foi.  Le 
scepticisme  impie  rejette  la  lumière  révélée  du 
monde  divin  :  à  l'instant  même  la  lumière  do  la  phi- 
losophie lui  est  ôtée.  Il  cesse  de  pouvoir  compren- 
dre, et  même  d'ai>ercevoir  toute  la  philosophie  du 
monde  moderne.  Non  seulement  il  perd  la  lumière 
d'en  haut  et  ses  effets  sur  la  philosophie  proprement 
dite,  mais  il  perd  la  meilleure  moitié  de  la  lumière 
d'en  bas.  Il  tombe  absolument  au-dessous  de  Platon 
et  au  niveau  de  Démocrite  dans  les  atomes 
et  dans  le  vide.  L'élan  naturel  qui,  de  la 
vue  du  monde  physique,  s'élance  vers  les  idées, 
et  prend  son  vol  vers  Dieu,  lui  devient  im- 
potsible.   Leur  esprit  a  perdu  ses  ailes,  leur  raison 


142         DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR   INTELLECTUEL 

son  élan,  c'est-à^ire,  6  prodige!  que  le  plus  noble 
et  le  plus  efficace  des  mouvements  de  la  raison, 
celui  qui  s'élève,  qui  découvre,  qui  a  des  ailes  et  qui 
est,  comme  nous  l'avons  souvent  dit,  le  calque  lo- 
gique du  sacrifice,  —  ce  que  Platon  avait  dit  avant 
nous,  —  ce  mouvement  s'arrête  en  eux.  Leur  esprit, 
qu»  niait  la  croix,  a  été,  comme  par  miracle  et  châ- 
timent, paralysé  en  un  instant  dans  ses  deux  ailes! 
O  amis!  si  l'on  voyait  les  choses  spirituelles  comme 
on  voit  le  monde  extérieur,  le  seul  spectacle  de  ce 
châtiment  intellectuel  des  impies  ramènerait  le 
monde  au  christianisme. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  chute  devait  être  encore 
plus  profonde,  le  châtiment  plus  étonnant.  Si  vous 
saviez  ce  qu'est  la  sophistique  contemporaine  et  la 
folie  panthéistique,  qui  se  nonrune  la  folie  nouvelle, 
vous  verriez  l'esprit  des  impies  qui  au  dix-huitième 
siècle,  marchait  du  moins  sur  terre,  mais  privé 
d'ailes  et  dans  les  ténèbres,  vous  le  verriez  faire  de 
nos  jours  un  incroyable  effort  pour  descendre  sous 
terre  et  prendre,  de  haut  en  bas,  je  ne  sais  quel  vol 
lugubre  et  singulier,  comme  pour  chercher  des  lu- 
mièrs  souterraines  dans  les  abîmes. 

Leurs  pères  avaient  perdu  la  force  de  leurs  ailes, 
mais  avaient  conservé  la  marche.  Ceux-ci  n'ont  plus 
ni  vol  ni  marche,  ils  n'ont  plus  qu'un  seul  mouve- 
ment, la  chute. 

Ils  ont  voulu  se  donner  un  élan,  mais  c'était  un 
élan  retourné. 

Ils  se  sont  fait  des  ailes,  mais  des  ailes  plus 
lourdes  que  l'homme,  plus  lourdes  que  la  terre,  qui 
précipitent  au  lieu  d'élever. 

Regardez  bien,    Messieurs,    et   vous    verrez   dans 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX"    SIÈCLE  I43 

ces  images  le  caractère  précis  du  sophisme  contem- 
porain. Leur  volonté  a  dénaturé  les  deux  mouve 
ments  de  la  raison  ;  ils  nient  les  deux  principes  de 
la  pensée  :  celui  qui  marche  dans  l'identité  des  dé- 
ductions ;  celui  qui  monte  d'un  libre  élan  sous  l'in- 
faillible attrait  de  la  souveraine  vérité.  Ils  détrui- 
sent le  premier  en  affirmant  audacieusement  l'iden-^ 
tité  des  contraires,  ce  qui  est  le  propre  caractère  el 
l'aveu  naïf  de  l'absurde.  Ils  détruisent  le  second  en 
retournant  sa  direction,  et  prenant  ainsi  leur  élan 
vers  les  ténèbres  librement  choisies.  Ce  qu'ils  dé- 
couvrent dans  cet  élan,  le  voici  :  c'est  que  la  vérité 
est  nulle,  que  l'Etre  n'est  pas,  que  le  Néant  est 
identique  à  l'Etre.  Voilà,  ô  frères,  les  deux  philoso- 
phies  qui  remplacent  la  philosophie  chrétienne  du 
monde  moderne.  La  première  avait  répudié  la  lu- 
mière révélée  et  perdu  la  lumière  philosophique, 
mais  s'attachait  à  la  lumière  du  monde  des  corps  et 
continuait  avec  effort  la  science  de  la  nature,  créée 
par  les  chrétiens.  Les  autres  ont  tout  perdu,  à  ce 
point  qu'ils  rejettent  la  science  du  monde  des  corpw^ 
comme  notant  pas  philosophique,  qu'ils  méprisent 
la  nature  comme  étant  un  obstacle  à  l'idée,  et  qu'ils 
ont  affirmé  ceci  :  «  Quand  la  nature  n'est  pas  d'ac- 
«  cord  avec  notre  philosophie,  c'est  que  la  nature 
«  s'est  trompée!  » 

Voilà,  chrétiens,  nos  adversaires.  Nous  n'avons 
d'autres  adversaires  que  ces  deux  sectes.  Qui- 
conque repousse  le  panthéisme  contemporain,  qui- 
conque s'élève  plus  haut  que  le  rire  voltairien,  oelui- 
la  n'est  point  contre  nous.  Or,  qui  n'est  pas  contre 
nous  est  pour  nous,  selon  la  parole  du  Sauveur. 

Nos  adversaires  dans  l'ordre  de  la  vérité,  de  îa 


144 


DISCOURS    SUR    LB    DEVOIR    INTELLECTUEL 


science,  de  l'affirmation,  sont  donc  absolument  et 
radicalement  impuissants.  Ils  peuvent  nier,  détruire^ 
diviser  et  se  diviser  ;  mais  se  réunir  pour  construire, 
pour  édifier,  pour  affirmer,  ils  ne  le  peuvent.  S'ils 
l'essayent,  conime  le  panthéisme  contemporain,  ils 
produisent  des  monstres,  qui  sont  une  démonstra- 
tion par  l'absurde  de  leur  incurable  stérilité. 

Il  reste  donc,  mes  frères,  que  les  chrétiens,  au 
nom  de  Jésus-Christ  crucifié,  s'emparent  des  trois 
lumières  :  lumière  divine  et  révélée  du  monde  d'en 
haut,  lumière  purement  naturelle  du  monde  des 
corps,  et  lumière  à  la  fois  divine  et  humaine  de  la 
sagesse  chrétienne,  de  la  philosophie  du  monde 
nouveau.  Il  reste  qu'éclairés  par  la  croix,  les  mi- 
nistres de  Dieu  rassemblent  en  un  seul  faisceau  !e» 
trois  lumières,  et  qu'ils  élèvent  ce  phare  incompa- 
rable sur  le  trône  de  la  force  moderne,  qui  s'appelle 
la  parole  publique,  fixée  pour  tous  les  temps,  multi- 
pliée pour  tous  les  lieux. 


Mais  précisons.  Comment  la  croix  peut-elle  de- 
venir et  la  lumière  et  l'instrument  de  ce  triomphe 
intellectuel  de  l'esprit  nouveau,  maintenant  opprimé 
par  l'esprit  païen  qui  domine?  Le  voici. 

Il  existe  une  étrange  et  vigoureuse  peinture  re- 
présentant le  Calvaire  sous  la  miraculeuse  obscurité. 
Tout  est  noir,  sauf  la  croix  qui  attire  un  rayon  du 
ciel  qu'elle  réfléchit  sur  toute  la  scène.  Tout  point 
qui  touche  cette  ligne  lumineuse  de  la  croix  devient 
fécond  à  l'instant  même,  et  des  morts  ressuscites 
sortent  de  terre. 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX'    SIÈCLE  I45 

De  même  la  croix,  je  veux  dire  la  doctrine  du  sa- 
crifice, la  pratique  et  l'idée  et  les  applications 
intellectuelles  du  sacrifice,  la  croix,  dis-je,  fait  des- 
cendre la  lumière  du  ciel,  la  répand  sur  la  terre, 
ressuscite  et  relève  vers  le  ciel  l'esprit  humain,  si 
mort  qu'il  soit,  lui  rend  tous  ses  mouvements  et 
toutes  ses  forces,  et  la  vie,  et  la  marche,  et  l'élan. 
Elle  réunit  dans  une  lumière  unique,  à  la  fois  divine 
et  humaine,  les  trois  mondes  que  l'homme  veut 
connaître. 

En  effet,  le  inonde  d'en  haut  est  donné  par  la 
foi.  Mais  la  donnée  de  la  foi  est  obscure.  La  foi 
n'est  pas  la  science.  Il  faut  traduire  en  philosophie 
la  simplicité  de  la  foi,  et  faire  germer  en  sagesse 
lumineuse  ses  données  implicites.  Ceci  est  un  autre 
don  du  Saint-Esprit,  dit  la  théologie  :  ceci  s'opère 
par  ce  que  l'on  appelle  les  vertus  intellectuelles  ins- 
pirées, vertus  données  de  Dieu,  et  sans  lesquelles 
la  foi,  pour  notre  esprit,  n'est  qu'un  talent  à  faire 
valoir  ;  mais  vertus  auxquelles  l'homme  travaiïïe, 
et  dont  il  ne  se  rend  capable  qu'en  saisissant  la 
croix  et  en  s'y  attachant.  Il  n'y  a  de  lumière  divine 
que  pour  l'intelligence  sacrifiée,  qui  sort  de  soi 
pour  s'élancer  dans  l'infini  de  Dieu.  Les  anciens 
eux-mêmes  l'avaient  vu,  Platon  l'a  dit  :  «  Philoso- 
pher, c'est  apprendre  à  mourir.  »  Et  ailleurs  :  «  La 
«  sagesse  n'est  donnée  qu'aux  morts.  »  Et,  en 
effet,  l'attache  aux  phénomènes,  sans  libre  élan  vers 
les  idées,  est  le  mal  des  esprits  terrestres  non  sacri- 
fiés. Ces  esprits  ressemblent  aux  cœurs  non  sacri- 
fiés, qui  aiment  la  terre,  le  plaisir  et  les  sensations  : 
ces  cœurs  n'ont  pas  d'idées  ;  ils  n'ont  pas  même  la 


LRS    SOVKCES  10 


146         DISCOURS    SUR    LE   DEVOIR    INTELLECTUEL 

Et  les  esprits  eux-mêmes,  si  grands  qu'ils  soient, 
lorsqu'ils  sont  liés  à  des  cœurs  non  sacrifiés,  per- 
dent l'élan  philosophique.  Il  faut  abstraire,  couper 
et  retrancher,  dépasser  l'accident  et  les  formes  par- 
ticulières pour  arriver  au  vrai.  C'est-à-dire  qu'il 
faut  sacrifier  pour  pratiquer  le  bien.  Le  sacrifice  est 
la  grande  loi  logique,  comme  il  est  la  grande  loi 
morale.  Et  je  n'appelle  point  sacrifice  ce  que  Bos- 
suet  nommait  si  bien  :  l'anéantissement  pervers  des 
faux  mystiques.  Ceci  est  le  procédé  des  sophistes, 
qui  anéantissent  l'Etre  par  la  pensée,  et  le  font  iden- 
tique au  néant.  Mais  j'appelle  sacrifice  l'imitation 
du  saint  et  salutaire  sacrifice  de  la  croix,  où 
l'homme  meurt,  pour  renaître  glorieux;  où  l'on 
meurt  au  temps  pour  revivre  à  l'éternité,  à  l'égoïsme 
pour  revivre  à  l'amour.  En  un  mot,  j'appelle  sacri- 
fice non  pas  ce  qui  anéantit,  mais  ce  qui  multiplie 
et  glorifie.  Et  ce  divin  passage,  ce  très  sainl  et 
divin  sacrifice,  est  le  procédé  nécessaire  de  la  vie, 
pour  notre  cœur,  notre  esprit,  notre  corps,  pour 
notre  progrès  dans  le  temps,  et  notre  salut  dans  le 
monde  à  venir.  Jésus-Christ,  par  sa  croix,  a  ino- 
culé sur  la  terre  ce  divin  procédé  de  progrès,  d'ac- 
croissement, de  régénération  et  de  résurrection. 
Les  hommes,  les  peuples,  les  esprits  et  les  cœurs 
qu'  s'y  donnent,  y  trouvent  la  voie,  la  vérité,  la  vie. 
La  croix  donc,  éclairant  nos  travaiux,  peut  seule 
relier  les  trois  mondes  dans  sa  lumière,  et  nous 
donner  le  commencement  de  cette  science  d'ensem- 
ble, qui  ravira  et  entraînera  l'esprit  vers  Dieu.  Sans 
la  croix,  la  base  terrestre  de  la  science  ne  s'élèvera 
jamais  plus  haut  que  la  terre  :  l'œil  contemplera  la 
terre,  mais  sans  y  voir  le  reflet  du  ciel.   «   Nui  ne 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*   SIÈCLE  I47 

«  peut  monter  au  ciel,  dit  le  Sauveur  dans  l'Evan- 
«  gile  que  celui  qui  en  est  descendu...  Mais  quand 
«  j'aurai  été  élevé  de  la  terre  (par  la  croix),  j'atti- 
«  rerai  tout  à  moi.  »  Cela  veut  dire  qu'aucun  effort 
humain  ne  pouvait  découvrir  les  divines  données  de 
la  foi,  c'est-à-dire  la  lumière  du  ciel.  Mais  la  lu- 
mière du  ciel,  une  fois  répandue  sur  la  terre  par 
Jésus-Christ,  qui  est  cette  lumière  même,  peut  re- 
monter et  attirer  jusqu'au  ciel  la  terre  même.  Et  si 
îa  volonté  de  Dieu  doit  régner  en  la  terre  comme 
au  ciel,  sa  lumière  peut  aussi  briller  sur  la  terre 
comme  au  ciel.  Le  chrétien,  dans  la  science  de  la 
croix,  peut  comparer  la  terre  avec  le  ciel.  Il  peut 
comparer  l'ensemble  des  données  terrestres,  fruits 
de  la  science  moderne,  et  l'ensemble  des  données 
célestes,  apportées  par  le  Révélateur,  méditées,  dé- 
veloppées par  l'Eglise  catholique  depuis  des  siè- 
cles. La  sève  terrestre,  nécessaire  à  toute  science 
humaine,  peut,  par  l'arbre  de  la  croix,  dont  les 
racines  pénètrent  jusqu'au  centre  du  globe,  remon- 
ter jusqu'au  ciel  pour  s'unir  à  son  air  vital,  et  l'air 
vital,  bu  par  la  science  terrestre,  dans  les  branches 
de  la  croix,  redescend  jusqu'au  centre  du  globe, 
pour  y  porter  la  vie  d'en  haut. 


VI 


La  croix,  outre  ce  qu'elle  est  d'ailleurs,  est  donc 
le  véritable,  le  seul  instrument  de  la  science. 

Les  ministres  de  Dieu,  ou  les  hommes  sacrifiés  à 
Dieu,  seront  ses  ouvriers.  Les  autres  les  aident  et 
taillent  les  pierres.  Eux  seuls  connaissent  le  plan, 
l'ensemble,  la  loi,  la  vie  du  tout,  et  ont  la  force  qui 


148         DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR    INTELLECTUEL 

élève  et  rapproche  les  fragments  du  vrai.  Eux  seuls 
peuvent,  par  le  sacrifice,  acquérir  quelque  science 
expérimentale  des  choses  d'en  haut,  et  traduire  en 
lumière  humaine  les  données  obscures  de  la  foi  ; 
eux  seuls  peuvent  écouter  Dieu  dans  la  limpidité  de 
la  vie  pure,  le  silence  de  l'humilité,  le  calme  de  la 
pauvreté.  Eux  seuls  devenus  humbles  par  la  croix 
et  sacrifiés  dans  l'étroite  personnalité  de  l'esprit 
individuel,  peuvent  travailler  plusieurs  en  un.  Nos 
adversaires  ne  peuvent  se  réunir,  si  ce  n'est  en  tu- 
multe et  pour  détruire  ;  nous  seuls,  par  l'amour  in- 
tellectuel des  esprits  sacrifiés,  pouvons  nous  réunir 
en  ordre  pour  édifier.  Nous  seuls  donc  pouvons, 
par  le  nombre  et  l'union,  l'effort  suivi,  la  prière 
pénétrante  et  la  bénédiction  de  Dieu,  parcourir  et 
connaître  le  monde  immense  des  sciences  contempo- 
raines, parcourir  et  connaître  le  monde  presque 
indéfini  de  l'histoire  et  de  la  science  sociale,  par- 
courir et  connaître  le  monde  plus  immense  encore 
de  la  théologie  et  de  la  foi  ;  puis  rapprocher  les 
mondes,  les  comparer,  en  faire,  non  pas  la  confu- 
sion et  le  mélange,  mais  la  mutuelle  pénétration 
dans  la  lumière,  et  dans  la  lumière  de  la  croix,  de 
manière  à  rapporter  toute  la  nature  à  l'homme, 
tout  l'homme  à  Jésus-Christ,  à  l'Homme-Dieu  cru- 
cifié et  ressuscité  et  a  montant  comme  il  l'a  dit  lui- 
«  même,  vers  son  Père  et  notre  Père,  vers  son  Dieu 
«  et  notre  Dieu.  » 

Messieurs,  toutes  ces  paroles  seront  peut-être 
énigmatiques  pour  plusieurs  d'entre  vous  ;  elles 
seront  certainement  moins  obscures  pour  ceux  qui 
ont  longtemps  médité  l'Evangile.  Quoi  qu'il  en  soit, 
vous  comprenez  tous  que  le  travail  des  ministres  de 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*    SIÈCLE  149 

Dieu,  des  chrétiens  dévoués,  unis  par  l'amour  de  la 
foi  et  travaillant  dans  la  saine  lumière  de  la  phi- 
losophie chrétienne  sur  les  admirables  données  de  la 
foi,  de  l'hTstoîre,  des  sciences,  de  la  nature  et  de  la 
société,  peut  produire  en  ce  siècle  un  mouvement 
d'ensemble  que  les  siècles  passés  étaient  impuis- 
sants à  produire  ;  un  mouvement  d'ensemble  que 
l'esprit  païen,  esprit  de  division  et  d'incrédulité, 
dénué  de  philosophie  véritable,  livré  au  rêve  du 
scepticisme,  ou  bien  à  la  folie  du  panthéisme,  ne 
saurait  pas  même  entreprendre. 

Voilà,  Messieurs,  notre  irrésistible  puissance 
dans  notre  lutte  contre  les  forces  du  mal. 

Nous  tenons  dans  nos  mains  le  principe,  la  pos- 
sibilité d'une  lumière  catholique,  universelle,  à  la 
fois  divine  et  humaine,  que  l'adversaire  n'a  pas  et 
ne  saurait  avoir.  De  plus,  il  y  a  une  force  publique, 
universelle  aussi,  qui  est  le  gouvernail  du  monde,  et 
qui  est  la  parole  fixée  et  multipliée  par  la  presse. 
Nous  pouvons  nous  en  emparer  le  jour  même  où 
nous  marcherons  avec  ensemble  dans  la  voie  de 
cette  science.  Car  si  l'adversaire  a  pou»-  lui  le  nom- 
bre, l'intensité  des  voix,  et  la  clarté  superficielle, 
et  î 'entraînement  du  rire  et  la  ligue  des  passions  ; 
BCPis,  noas  avons  pour  nous  la  vérité,  Dieu  même 
et  h  fond  des  âmes.  Nous  n'avons  plus  seulement 
la  vérité  énoncée  en  langue  inconnue,  mais  bien  la 
vérité  traduite,  selon  la  pensée  de  saint  Paul,  la 
vérité  scientifiquement  et  philosophiquement  offerte 
à  tout  esprit  qui  pense,  en  même  temps  qu'ensei- 
gnèpi  à  tous,  populairement  et  par  divine  autorité. 
Nous  avons  en  outre  pour  nous  bien  plus  de  la 
moitié  du  camp  des  adversaires  ;  car  le  nombre  de» 


150         DISCOURS    SUR   LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

esprits  séduits,  dans  leur  sincère  amour  du  vrai, 
par  la  demi-lueur  des  vérités  partielles,  frauduleu- 
sement tournées  contre  la  vérité,  est  bien  plus  grand 
que  celui  des  méchants,  qui,  par  perversité  d'ins- 
tinct, orientent  la  foule  vers  l'erreur.  Qu'un  rayon 
parte  de  la  croix,  les  méchants  seront  terrassés,  et 
tous  leurs  auxiliaires  séduits  seront  pour  nous,  et 
la  croix  deviendra  le  sceptre  des  chefs  intellectuels, 
comme  elle  est  devenue  le  sceptre  de  Constantin.  La 
croix  brillera  dans  le  ciel  de  l'intelligence,  comme 
Constantin  la  vit  briller  dans  le  ciel  des  batailles. 
La  croix  aura  son  second  triomphe  et  son  second 
avènement  dans  le  monde  des  esprits  créés,  avant 
le  dernier  avènement  où  elle  brillera  dans  tous  les 
cieux  et  dans  le  ciel  des  cieux  pour  le  dernier  juge- 
ment. 

O  sainte  et  bienheureuse  fécondité  de  cette 
seconde  époqie  du  triomphe  temporel  de  la  croix, 
n'est-ce  pas  vous  que  Bossuet  voyait  quand  il  di- 
sait :  «  Heureux  les  yeux  qui  verront  l'Occident  et 
«  l'Orient  se  réunir  pour  faire  les  beaux  jours  de 
«  l'Eglise!  M  N'est-ce  pas  vous  que  Fénelon  rêvait 
toujours?  N'est-ce  pas  vous  dont  Leibniz  disait  : 
«  Le  temps  vient  où  les  hommes  se  mettront  plus 
«  à  la  raison  qu'ils  n'ont  fait  jusqu'ici  »?  N'est-ce 
pas  vous  que  Joseph  de  Maistre  nommait  :  «  les 
«  admirables  reconstructions  que  Dieu  prépare  »? 
vous  que  sainte  Hildegarde  voyait  quand  elle  parlait 
du  siècle  d'admirable  vigueur  des  ministres  de  Dieu, 
siècle  de  vraie  lumière,  où  les  deux  mondes,  l'esprit 
et  le  corps,  seront  confondus  dans  une  même 
a-cieace?  vous  dont  un  intelligent  historien  a  dit  : 
«  Il  se  prépare  une  nouvelle  apologie  du  christia* 


ï 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX»   SIÈCLE  I51 

«  nisme,  qui  réunira  les  chrétiens,  qui  entraînera 
«  l'incrédulité  même  (i);  »  vous  dont  un  philosophe 
a  dit  :  «  C'est  l'époque  où  le  panthéisme  sera  dé- 
«  truit,  où  l'arbre  de  la  science  s'élèvera  sur  les 
«  racines  de  la  révélation  :  renaissance  qui  sera 
«  pour  le  monde  la  plus  g'rande  des  époques!  » 
N'est-ce  pas  vous  qui  faites  enfin  l'espérance  du 
vicaire  actuel  de  Jésus,  l'homme  de  la  croix,  qui 
au  pied  de  la  croix  avec  la  Vierge  immaculée  sa 
mère,  prophétise  toutes  les  fois  qu'il  parle,  quelque 
grand  triomphe  de  la  croix  I 


VII 


Or,  en  présence  de  ces  vérités,  Messieurs,  quels 
sont  nos  devoirs,  à  nous  qui  vous  parlons,  à  vous, 
nos  auditeurs  ou  nos  amis?  N'est-ce  pas,  comme 
nous  l'avons  dit  en  commençant,  de  pratiquer  tout 
l'Evangile,  avec  un  cœur  nouveau  ;  puis  de  donner 
notre  vie  et  nos  forces  à  la  propagation  de  l'Evan- 
gile, au  triomphe  de  la  croix? 

Et  nous  d'abord  qui  vous  parlons,  qu'avcns-nous 
entrepris?  Qu'est-ce  que  l'Oratoire? 

L'Oratoire  est  un  lieu  de  prière,  d'étude  dans  la 
prière  et  de  propagation  évangélique  par  la  parole 
et  par  la  plume. 

Laissez-moi  vous  parler  un  peu,  Messieurs  et 
frères,  de  cet  Oratoire,  de  ce  faible  germe 
qui  cherche  à  vivre,  que  vous  semblez  aimer, 
et  bénir  de  votre  présence  et  de  votre  prière.  Je 
vous  en  parlerai  fort  librement,  à  cœur  ouvert, 
comme  de  l'œuvre  d 'autrui  ;  car  il  semble  que  c'est 

(j)  llancke,  Fin  de  l'hlstolrt  de  la  papauté,  l"  édition. 


152  DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR    INTELLECTUEL 

une  œuvre  que  Dieu  opère,  et  que  noiis  regardons 
du  dehors  comme  vous.  Si  jamais  j'ai  dû  com- 
prendre cette  parole  de  saint  Paul  :  «  Nous,  nous 
«  sommes  créés  en  Jésus-Christ  pour  les  bonnes 
«  œuvres  que  Dieu  prépare,  pour  que  nous  mar- 
«  chions  à  sa  suite,  »  c'est  bien  en  présence  du 
spectacle  de  cette  petite  œuvre  naissante.  Dieu  a 
tout  préparé,  et  quelques  hommes  ont  suivi  timide- 
ment, imparfaitement,  de  loin.  Il  a  voulu  en  bien 
des  circonstances  paraître  clairement  à  nos  yeux, 
agir  lui-même  pour  tout  conduire,  tout  commencer. 
Et  d'abord,  Il  prépare  notre  idée,  nous  l'avons  vu, 
depuis  un  demi-siècle,  et  l'inspire  à  tous  les  pen- 
seurs chrétiens,  aux  prêtres,  aux  religieux,  que  les 
besoins  urgents  du  sacerdoce  n'emportent  pas  tout 
entiers  dans  l'action.  Quant  à  nous,  qui  sommes  un 
très  petit  groupe  dans  l'ensemble,  Lui  qui  s'occupe 
des  détails  comme  du  tout,  et  des  moindres  choses 
comme  des  grandes,  Lui,  dis-je,  s'est  occupé  de 
nous  aussi.  Dieu  prépare  depuis  bientôt  trente  ans, 
vingt  ans,  dix  ans,  les  divers  membres  de  ce 
groupe  à  s'unir  pour  travailler  à  la  grande  idée  de 
ce  siècle.  Dieu  a  voulu  l'existence  de  ce  petit  cen- 
tre, de  ce  petit  sanctuaire  d'étude  et  de  prière  uni- 
quement fondé  sur  cette  pensée,  livré  à  cette  idée 
de  la  Croix  du  Sauveur,  comme  centre  et  source  de 
lumière. 

C'est  donc  l'œuvre  de  Dieu,  je  ne  saurais  le 
mettre  en  doute.  Seulement  nous  pouvons  laisser 
périr  l'œuvre  de  Dieu  par  notre  orgueil,  notre  lâ- 
cheté, notre  inintelligence,  notre  incapacité  ;  ce  qui 
arriverait  évidememnt,  par  le  fait  même,  si  nous 
avions  le  malheur  d'épuiser  la  première    sève    de 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*   SIÈ3LK  1 53 

l'Oratoire  naissant  en  quelque  œuvre  particulière  et 
secondaire  ;  si  nous  n'appliquions  pas  toutes  nos 
pensées  à  cette  science  de  la  croix,  qui  est  la  propre 
science  du  Prêtre  :  lahia  enim  sacerdotis  custodient 
scientiam  ;  si  enfin  nous  ne  savions  pas  concentrer 
toujours  nos  forces  vives  dans  l'essence  même  de 
l'Oratoire,  qui  n'est  autre  que  l'essencse  même  du 
sacerdoce,  la  Prière  et  la  Prédication  de  l'Evangile. 
Nos  autem  orationi  et  tninisterio  Verbi  instantes 
erimus.  Retenez  bien,  Messieurs,  cette  restriction. 
Mais,  grâce  à  Dieu,  cette  œuvre  est  une  plante  que 
le  Père  céleste  a  plantée.  Voici  donc  ce  que  nous 
pouvons  dire  du  but  intellectuel  de  notre  œuvre  ;  je 
dis  le  but  intellectuel,  car  il  s'agit  de  l'essence 
même  de  l'Oratoire,  tout  est  dans  ce  seul  mot  : 
Nos  autem  orationi  et  ministerio  Verbi  instanies 
erimus. 

VIII 

Travailler  au  triomphe  intellectuel  de  la  croix, 
par  l'ensemble  des  forces  humaines  bénies  de  Dieu, 
et  par  cette  science  d'ensemble  possible  par  la 
croix  seule  ;  prier,  se  recueillir  p>our  recevoir  quel- 
que lumière  d'en  haut,  quelque  bénédiction  intellec- 
tuelle, et  quelque  initiation  dans  la  science  de  la 
croix  ;  travailler  dans  la  lumière  évangélique  toutes 
les  sciences,  surtout  les  sciences  morales,  et  leur 
application  à  la  vie  des  peuples  et  à  la  solution  de  la 
grande  crise  que  traverse  le  genre  humain;  se  réunir 
pour  travailler  plusieurs  en  un,  afin  de  ramener  à 
l'unité  toutes  les  branches  de  la  science  et  toutes  les 
directions  de  la  pensée  ;  s'attacher  avec  zèle  et  re«- 


154         DISCOURS    SUR    LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

pect  à  la  pureté,  à  la  simplicité,  à  la  clarté,  et,   sti 
l'on  peut,  à  la  beauté  et  à  la  dignité  de  la  parole, 
afin  de  répandre  partout  la  science  chrétienne,  fruit 
de  la  foi,    de  la  prière,    du  travail  opiniâtre  et  de 
l'union  tel  est  le  but. 

Les  moyens  sont  d'abord  :  la  réunion  de  plu- 
sieurs dans  un  lieu  de  prière  et  d'études,  dans  cet 
Oratoire  qui  se  compose  de  deux  éléments  :  l'Ora- 
toire proprement  dit,  et  puis  l'atelier  de  travail,  ou. 
si  l'on  veut,  la  chapelle  et  la  bibliothèque.  Il  faut 
être  plusieurs  ouvriers,  posséder  des  forces  diverses» 
les  uns  l'histoire,  le  droit  ;  d'autres  les  lettres  ou 
la  philosophie  ;  d'autres  les  sciences  économiques 
et  politiques  ;  d'autres  la  physique  et  les  mathéma- 
tiques, l'astronomie  et  toutes  les  sciences  du  monde 
dès  corps  :  d'autres  posséderont  à  fond  la  théologie, 
qui,  d'ailleurs,  en  tant  que  reine  et  directrice,  doit, 
aussi  bien  que  la  philosophie,  être  commune  à  tous, 
du  moins  au  degré  suffisant. 

Ces  éléments  donnés,  il  nous  faut  la  ferme  réso- 
lution de  travailler  avec  accord,  avec  ensemble, 
avec  prière  et  sacrifice  perpétuel,  sachant  qu'on  ne 
peut  rien  qu'en  Jésus-Christ  à  qui  l'on  ne  s'unit 
qu'en  s'unissant  au  sacrifice.  Puis  il  nous  faut  la 
résolution  de  ne  pas  nous  perdre  dans  la  polémique, 
mais  de  combattre  l'ennemi  par  voie  de  supplanta- 
tion.  Il  nous  faut  encore  la  résolution  de  voir  dans 
tout  ennemi  un  frère  possible,  un  auxiliaire  pro- 
bable si,  sans  le  frapper  du  glaive,  nous  l'envelop- 
pons de  lumière. 

Il  nous  faut  la  résolution  de  parier  toujours,  et 
dans  toute  l'étendue  de  la  science,  une  même  lan- 
gue, la  langue  du  monde  civilisé,  en  supprimant 


DES   CHRÉTIENS   AU    XIX*   SIÈCLE  155 

grec  et  les  idiomes  techniques  des  sciences  particu- 
lières. 

Il  nous  faut  la  résolution  d'écrire  la  vérité  avec 
notre  âme  entière,  esprit  et  cœur,  afin  de  s'adresser 
à  tous  les  sens,  à  toutes  les  facultés  des  hommes, 
afin  de  les  atteindre  tous,  et  ceux  qui  savent  penser 
et  ceux  qui  savent  sentir,  ceux  qui  pensent  par 
images  et  ceux  qui  pensent  par  raisonnement.  Un 
style  complet  est  celui  qui  atteint  toutes  les  âmes  et 
toutes  les  facultés  des  âmes!  Or,  si  l'on  aime,  si 
l'on  sait,  si  l'on  prie,  si  l'on  admire,  si  l'on  tra- 
vaille longtemps,  si  l'on  sacrifie  les  mille  bizarres 
particularités  du  lieu  et  du  moment,  de  la  coterie  et 
du  système,  on  peut  avoir  un  style  moins  incom- 
plet que  le  langage  ordinaire  des  savants. 

Mais  il  nous  faut  surtout  bien  choisir  le  côté  par 
lequel  nous  devons  présenter  au  monde  la  grande 
philosophie  chrétienne.  Il  faut  savoir  quel  est  le 
point  qui,  d'ici  à  un  demi-siècle,  doit  être  surtout 
H^éveloppé.  Ce  point,  ce  n'est  pas  la  métaphysique 
ni  la  logique,  c'est  la  morale,  c'est  la  grande 
science  du  devoir.  C'est  l'éternelle,  universelle  et 
infaillible  morale  évangélique  qu'il  faut  verser 
comme  un  esprit  vivant,  et  comme  un  feu  sacré, 
dans  une  science  d'ensemble  qui,  unissant  en  elle 
le  droit,  l'histoire,  la  politique,  la  législation  et 
l'économie  politique,  puisse  se  nommer  la  science 
du  devoir,  du  devoir  d'homme  à  homme,  de  peuple 
à  peuple,  de  gouvernant  à  gouverné  :  science  né- 
cessaire pour  terminer  la  crise  où  se  débat  le  monde 
contemporain  au  moment  où  il  se  transforme. 

Cette  science  évidemment,  qui  est  surtout  celle 
de  la  croix,  est  la  première  que  nous  aurons  à  tra- 


156         DISCOURS    SUR    LE    DEVOIR    INTELLECTUEL 


vailier  ensemble,  nous  chrétiens,  et  à  établir  dans 
le  monde,  par  le  détail  de  ses  applications. 

C'est  ainsi  que  nous  renverserons  sans  l'attaquer 
la  vieille  philosophie  païenne  qui  prend  pied  parmi 
nous  depuis  iifi  siècle,  sous  forme  de  scepticisme, 
et  puis  de  '..-anthéisme.  Nous  la  renverserons  en  y 
substituant  Je  puissante  et  lumineuse  philosophie 
chrétienne,  (jcvalairement  enseignée  par  la  presse  à 
toute  r Europe,  au  monde  entier.  Nous  en  ferons 
deux  tradvivioas  :  l'une  pour  le  monde  lettré  et 
l'autre  pour  'c  peuple,  et  une  autre  encore  de  vive 
voix. 

Tel  est  notre  devoir  à  nous  qui  vous  parlons. 
Voici  maintenant  non  pas  votre  devoir,  Messieurs, 
mais  la  part  que  vous  pouvez  prendre  vous-mêmes 
à  nos  travaux,  vous  nos  amis,  nos  auditeurs. 


IX 


Avant  tout,  vous  pouvez,  et  vous  le  pouvez  tous, 
nous  aider  par  votre  prière.  La  prière  est  la  plus 
grande  des  forces.  Priez  Dieu  de  nous  supporter, 
de  nous  soutenir,  quoique  indignes  ouvriers  de  son 
œuvre.  En  second  lieu,  vous  pouvez  nous  aider  par 
quelque  coopération  intellectuelle,  soit  en  venant 
travailler  avec  nous  dans  une  union  plus  ou  moins 
intime,  soit  en  travaillant  loin  de  nous,  mais  dans 
le  même  sens.  Et  cette  oeuvre,  en  effet,  est  l'œuvre 
de  tous  les  chrétiens,  des  ministres  de  Dieu 
d'abord,  du  clergé  catholique  tout  entier,  de  vous 
tous,  si  vous  vous  élevez,  quoique  laïques,  au  sacei^ 
doce  du  zèle,  du  dévouement  et  du  travail  pouf 
Dieu.   Dieu  veuille  susciter  parmi  vous  des   saint» 


DES    CHRÉTIENS    AU    XIX"    SIÈLLE  157 

d'abord,  puis  pour  la  propagation  de  la  vraie 
science,  des  génies  chrétiens! 

Enfin,  Messieurs,  quelques-uns  d'entre  vous, 
peut-être,  travailleront  à  l'œuvre  commune,  par  cet 
esprit  de  sacrifice  qui  fonde  sur  terre  le  corps  des 
œuvres  de  Dieu.  Oui,  je  voudrais  pouvoir  vous 
inspirer  l'esprit  de  fondation. 

Les  œuvres  de  Dieu,  les  idées  de  l'Eglise  du 
Christ  ont  été,  il  y  a  un  demi-siècle,  en  France, 
entièrement  dépouillées  de  leur  corps.  C'est  ce 
qu'on  a  opéré  plus  récemment,  sous  nos  yeux,  en 
Espagne  et  puis  en  Piémont.  C'est  ce  que  le  Pié- 
mont exécute  en  ce  moment  même,  magnifiquement, 
en  Italie.  L'esprit  païen  craint  en  effet  que  l'esprit 
de  Dieu  ne  s'ir»carne.  Mais  Dieu  bénit  la  foi  de 
ceux  qui  travaillent  à  réparer  ces  ruines,  et  qui 
donnent  aux  divines  idées  un  asile  et  un  corps. 

Je  connais  un  chrétien  vénérable  qui  m'honore  de 
son  amitié,  et  qui  vient  de  fonder  dans  sa  patrie, 
—  car  il  n'est  point  notre  compatriote,  —  une 
œuvre  immense.  C'est  une  maison  de  vingt-cinq 
missionnaires.  Maison,  chapelle,  bibliothèque,  exis- 
tence k  perpétuité  de  vingt-cinq  ouvriers  évangéli- 
ques,  ce  noble  chrétien  a  fondé  le  tout  à  lui  seul. 

Pourquoi  d'autres  chrétiens,  aussi  nobles  de 
cœur,  et  placés  dans  les  mêmes  circonstances,  n'au- 
raient-ils pas  l'inspiration  de  fonder  grandement 
aussi  le  corps  de  la  divine  idée  dont  nous  venons 
de  vous  parler?  L'Oratoire,  autrefois,  avait  couvert 
la  France  de  ses  bibliothèques.  Ces  livres  dorment 
maintenant  dans  ces  catacombes  de  l'esprit  que 
l'on  npypelle  bibliothèques  publiques  :  aucun  œil  ne 
les  aperçoit,  aucune  main  n'en  secoue  la  poussière, 


158        DISCOURS    SUR   LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 

et  nous,  nous  avons  à  doubler  nos  efforts  pour  tra- 
vailler sans  livres,  ou  bien  avec  quelques  débris  que 
le  hasard  nous  met  en  mains  (i). 

L'Oratoire  avait  couvert  la  France  de  ses  mai- 
sons et  de  ses  églises.  Aujourd'hui,  nous  avons 
cette  salle  pour  chapelle  (2).  Sans  doute  nous  bénis- 
sons cet  humble  commencement.  Cette  pauvreté, 
c'est  notre  crèche  ;  et  cette  crèche  portera  bonheur 
à  la  divine  idée.  Mais  le  temps  vient  où  nous  devons 
nous  livrer  au  travail  avec  plus  de  force  et  d'en- 
semble, et  il  nous  faut,  comme  à  saint  Joseph,  l'ate- 
lier de  travail  et  les  instruments  de  travail,  pour 
nourrir  le  divin  enfant. 

Quelqu'un  nous  les  donnera.  Dieu  enverra  quel- 
qu'un. Et  si  ce  n'est  un  seul,  les  envoyés  de  Dieu 
seront  plusieurs. 

C'est  donc  ainsi.  Messieurs,  qu'aujourd'hui,  ou 
bientôt,  ou  par  la  suite,  quand  Dieu  voudra,  vous 
pourrez  nous  aider  :  et  cette  œuvre  peut  devenir 
pour  vous,  ou  l'un  de  ces  plaisirs,  ou  l'une  de  ces 
affaires,  dont  je  vous  ai  dit  souvent  :  «.  Il  faut  d'au- 
tres plaisirs,  d'autres  affairesl   » 


Et  maintenant,  je  rentre  dans  ce  que  j'ai  appelé 
si  souvent  notre  devoir.  Votre  devoir  n'est  point 
telle  ou  telle  œuvre  particulière.  Votre  devoir  est 
de  pratiquer  l'Evangile,  c'est-à-dire  de  faire  péni- 
tence et  de  participer    au    sacrifice,   parce    que    le 

(1)  Depuis  que  ce  discours  a  été  prononcé.  l'Illustre  et  bl«n 
regrettable  Augustin  Thierry  nous  a  fait  le  très  ^and  hon- 
neur de  nous  léguer  sa  bibliothèque. 

(2)  La  chapelle  de  roratoli-e  est  construite  aujourd'hui. 


DES    CHRÉTIENS    AU    XIX"    SIÈCLE  I59 

règne  de  Dieu  approche,  et  afin  qu'il  approche  plus 
vite.  Votre  devoir  est  de  prendre  la  croix,  de  la 
porter  et  de  suivre  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  Le 
temps  où  nous  vivons  demande  d'autres  chrétiens 
que  des  chrétiens  qui  dorment.  Il  faut  des  combat- 
tants, il  faut  des  ouvriers.  Tout  chrétien  doit  être 
ouvrier  ou  combattant  ;  car  il  faut  défendre  la 
croix,  il  faut  chasser  l'esprit  païen,  l'esprit  adver- 
saire de  la  croix,  du  milieu  de  cette  humanité  nou- 
velle fondée  sur  la  lumière,  la  force  et  la  vertu  du 
Christ.  Pendant  que  nous  dormons,  l'ennemi  mar- 
che. J'entends  par  là  l'esprit  de  retour  au  paga- 
nisme par  l'aboiltion  du  sacrifice,  par  la  rechute 
dans  les  sens  et  l'orgueil,  par  la  rechute  dans  tout 
ce  qui  sépare  et  divise,  par  la  rechute  dans  l'antique 
égoïsme,  qui  repullule  avec  fureur,  dès  que  le  sacri- 
fice est  aboli.  O  mes  frèr««,  ne  laissez  pas  l'enva- 
hisseur s'avancer  plus  loin.  Prenez  la  croix.  Levez 
la  tête,  occupez-vous  des  intérêts  de  la  justice  et 
de  la  vérité,  et  cessez  de  trouver  dans  ce  qu'on 
nomme  le  monde,  dans  ce  monde  banal  et  vieilli, 
tous  vos  plaisirs,  toutes  vos  affaires.  Honte  à  celui 
qui,  parmi  tant  d'affaires,  n'en  a  pas  une  qui  soit 
pour  Dieul  Honte  à  celui  qui,  dans  ses  mille  plai- 
sirs, n'en  a  pas  ud  qui  vienne  de  Dieu.  Le  temps 
approche,  espérons-le,  où  l'homme  qui  vivra  pour 
lui  seul,  selon  la  fade  et  coupable  routine  du  vieux 
monde  décrépit,  ne  sera  plus  un  homme  aux  yeux 
des  siens,  mais  ua  efféminé.  Le  temps  vient  où, 
comme  autrefois  dans  l'enthousiasme  des  croisades, 
les  femmes  enverront  à  l'honume  qui  prétendra  res- 
ter dans  ses  plaisirs  et  son  repos  la  quenouille  de 
fileuse  pour  1*  réveiller  par  la  honte. 


l6o         DISCOURS    SUR    LE   DEVOIR   INTELLECTUEL 


Le  temps  vient  où,  réveillés  enfin  par  la  honte  ou 
par  le  danger,  les  chrétiens  retrouveront  une  science 
et  une  pratique  plus  profonde  de  la  croix  ;  y  verront 
le  passage  de  cette  vie  qui  meurt,  à  la  vie  éternelle; 
et  y  verront  de  plus  le  passage  de  la  vie  terrestre 
mauvaise,  corrompue,  corruptrice,  toujours  en  dé- 
cadence, à  la  vie  généreuse,  grandissante  et  fé- 
conde qui  fait  marcher  le  monde  vers  la  justice,  qui 
hâte  le  terme  où  la  nouvelle  humanité,  fondée  par 
la  croix  du  Sauveur,  régnera  sur  la  terre  entière 
pour  la  paix  et  le  salut  du  plus  grand  nombre. 

Ainsi  soit-iU 


€"^ 


LES    SOURCES 

(SECONDE     PARTIB) 
OU 

LE  PREMIER  ET  LE  DERNIER  LIVRE 

DE   LA 

SCIENCE  DU  DEVOIR 


*V^ 


LES    SOUnCES 


11 


LES    SOUÏRCES 

(seconde  partie) 


PREMIER    IiIVRE 


PRÉPflt^RTlON 


CHAPITRE   PREMIER 


JE    VOUS   ai    autrefois    proposé     un     plan     d'étu- 
des (i).  Je  voudrais  aujourd'hui  vous  proposer 
un  plan  de  vie. 
Ce  plan  de  vie  se  résume  en  un  mot,   que  j'ose 
vous  adresser  au  nom  de  Dieu   :  «    Mon   fils,   sois 
u  boni  » 

Le  plan  est  simple  ;  mais  vous  verrez  qu'il  est 
aussi  riche  qu'il  est  simple. 

Sans  doute,  il  n'y  a  que  les  grands  cœurs  qui 
savent  ce  qu'il  y  a  de  gloire  à  être  bon.  Mais  pour- 
quoi  vous,   qui   que   vous   soyez,    n'auriez-vous   pas 

(1)  Lei  Sourcei  (i"  partie). 


164  LES    SOURCES 


déjà,  ou  n'oseriez- vous  pas  demander  à  Dieu,  votre 
Père  tout-puissant,  un  grand  cœur  et  de  grandes 
pensées? 

Essayons.  Voyons  si  vous  saurez  comprendre  la 
grandeur  et  la  gloire  de  la  bonté.  Voyons  si  vous 
voulez  cette  gloire. 

Donc,  je  vous  le  demande,  voulez-vous  être  bon? 
Voulez-vous  être  l'homme  de  bonne  volonté  que 
Dieu  veut  (i)? 

Voulez-vous  consacrer  votre  vie  à  la  justice  et  à 
la  vérité?  Voulez-vous  vraiment  accomplir  la  mis- 
sion de  l'homme  sur  la  terre? 

Voulez-vous  être  généreux,  courageux,  désinté- 
ressé? Seriez-vous  fier  de  devenir  un  serviteur  des 
hommes,  un  ouvrier  de  Dieu?  Sauriez- vous  suivre, 
avec  une  clairvoyance  imperturbable,  avec  une  in- 
domptable résolution,  le  but  humain,  l'œuvre  de 
Dieu? 

Quels  que  soient  votre  état  ou  votre  âge,  votre  ri- 
chesse ou  votre  pauvreté,  votre  ignorance  ou  votre 
science,  vous  pouvez,  si  vous  avez  un  cœur  vivant, 
vous  pouvez  concevoir  la  royale  et  divine  ambition 
de  mettre  dans  les  destinées  du  monde  votre  poids 
de  justice  et  de  bonté. 

Laissez-moi  vous  faire  part  du  perpétuel  étonne 
ment  de  ma  vie. 

Il  m'est  entièrement  impossible  de  concevoir  pour- 
quoi parmi  tant  d'hommes  qui  coujvrent  la  face  du 
monde,  il  n'en  est  point  qui  ait  l'idée  de  prendre 
pour  but  réel  et  unique  de  sa  vie,  la  justice  (2). 
II  n'y  a  pas  de  but  si  étrange,  si  mesquin,  si  diffi- 

(1)  Et  in  terra  pax  hominlbus  bonae  voluntatis. 

(S)  No«  %st  oui  faciat  bonum,  con  Mt  usQue  ad  uaum. 


LE    PREMIER     LIVRE    DE    LA    MORALE  165 

cile,  si  dangereux,  que  ne  poursuivent  avec  ardeur, 
courage,  sagacité,  persévérance,  des  milliers 
d'hommes.  Beaucoup  d'hommes  se  jouent  de  la  vie; 
quelques-uns  même  la  jettent  ;  et  personne  n'a 
l'idée  de  la  poser  comme  une  offrande  et  comme 
une  force  donnée  à  la  justice! 

Je  vois  des  âmes  qui  semblent  d'ailleurs  dans 
l'ordre,  dans  la  morale  et  la  religion.  Elles  veulent 
assurément  ne  pas  vivre  dans  l'iniquité.  Mais  le 
but  n'est  pas  la  justice.  Elles  ont  un  autre  but  cons- 
tant, qui  absorbe  leurs  pensées  et  leurs  forces.  Elles 
n'aiment  point  par-^Jessus  toutes  choses  Dieu,  la 
Justice,   la  Vérité. 

Et  je  ne  parle  pas,  en  ce  moment,  de  l'homme 
attaché  à  la  terre  pour  en  tirer  par  son  labeur,  le 
pain  du  jour.  Je  parle  de  cet  homme  de  vingt  ans 
qui  est  né  riche,  qui  est  instruit,  qui  sait  l'his- 
toire, qui  voit  l'état  du  monde,  et  dont  le  cœur 
n'est  pas  encore  éteint.  Il  entre  dans  la  vie.  Que 
va-t-il  faire?  Je  ne  sais.  Mais  à  coup  sûr  voici  ce 
qu'il  ne  fera  pas.  Se  tenant  humblement  et  résolu- 
ment devant  Dieu  et  devant  sa  conscience,  il  n'aura 
point  la  surprenante  audace  de  dire  ceci  :  «  Je  ne 
«  veux  rien  :  je  ne  crains  rien  ;  et  n'ayant  autre 
«  désir  ni  autre  crainte,  je  donne  ma  vie  à  la  jus- 
te tice  et  à  la  vérité.   » 

Voilà,  dis-je,  ce  qui  me  surprend.  Quoi!  personne 
ne  comprend  ce  que  veulent  dire  ces  mots  :  donner 
sa  vie  à  la  justice  et  à  la  vérité!  Quoi!  votre  esprit 
n'aperçoit  pas  le  réel  et  le  plein  de  cette  sublime 
carrière!  Et  votre  cœur  ne  conçoit  pas  cette  im- 
mense et  simple  ambition! 

Eh  bien!  je  vous  adresse  ce  livre  pour  vous  aider 


l66  LES    SOURCES 


à  concevoir  cette  ambition.  Je  vous  aiderai,  et  vous 
réveillerai  peut-être,  en  vous  disant  comment  Dieu 
m'a  donné  l'idée  de  cette  consécration.  Vous,  de 
votre  côté,  aidez-moi,  réveillez-moi  ;  demandez- moi 
comment,  ayant  dans  l'âme  ces  idées  et  ces  germes, 
je  les  ai  enfouis  presque  tous  et  n'ai  pas  su  pro- 
duire leurs  fruits. 


II 


Mais  combien  il  sera  difficile  peut-être  de  me 
faire  entendre! 

Nous  sommes  aujourd'hui,  en  Europe,  cruelle- 
ment divisés  ;  divisés  par  des  ignorances  incura- 
bles et  par  d'inextricables  malentendus. 

Tout  est  nié,  tout  est  affirmé,  absolument  nié  ou 
absolument  affirmé.  Les  voix  se  choquent  directe- 
ment et  s'éteignent  l'une  contre  l'autre.  Et  déjà  la 
colère  intervient,  la  foudre  s'accumule  ;  le  sombre 
aveuglement  de  l'orage  et  de  la  colère  nous  enve- 
loppe, et  la  lumière  de  la  raison  et  la  sérénité  de  la 
justice  sont  étouffées. 

Mais  ne  pourrions-nous  donc  nous  entendre  en 
un  point?  Ne  pourrions-nous  pas,  tous  ensemble, 
nous  appuyer  sur  l'évident  principe  de  l'éternelle 
morale,  de  l'infaillible  et  universelle  religion?  Etre 
bons  les  uns  pour  les  autres,  être  justes  les  uns 
pour  les  autres?  Avoir  pitié  de  l'immense  multitude 
qui  souffre,  et  vouloir  essuyer  tant  de  larmes?  Ne 
serait-ce  pas  là  le  point  incontesté?  N'est-ce  pas  là 
l'évidence  morale  et  la  vérité  nécessaire?  N'y  au- 
rait-il pas  là  une  base  inébranlable,  un  point  de  dé- 
part simple,  solide  et  accepté  de  tous? 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  167 

Je  l'espère,  voilà  par  où  commencera  le  retour  à 
la  paix,  à  l'union,  à  la  force  que  donne  l'union  et 
aux  miracles  que  produit  la  force  des  hommes  unis. 

Oui,  nous  nous  unirons  dans  une  immense  pitié 
pour  les  souffrances  du  monde,  et  dans  l'espoir  et 
dans  la  volonté  de  les  guérir. 

Oui,  la  vérité  se  démontrera  de  nouveau,  pour 
produire  de  nouveaux  grands  siècles.  Elle  se  démon- 
trera, non  plus  par  des  discours,  mais  bien  par  des 
miracles.  Les  discours  sont  usés.  Jésus  démon- 
trait sa  doctrine  en  guérissant  les  hommes  et  en 
multipliant  les  pains.  La  vérité  réelle  et  incamée 
veut,  aujourd'hui  encore,  se  démontrer  en  guérissant 
les  peuples  et  en  multipliant  la  vie  dans  toute  l'hu- 
manité. 

Il  y  a  là  uû  nouveau  principe  d'héroïsme  et  d'en- 
thousiasme que  Dieu  veut  inspirer  à  notre  siècle. 
Ouvrons  nos  cœurs  et  nos  esprits  à  cette  inspira- 
tion et  à  cette  force. 

N'est-IÎ  pas  temps  de  commencer  les  grands  chan- 
gements, les  vraies  révolutions,  et  d'imposer  aux 
nations  elles-mêmes  les  lois  de  Dieu?  Tu  ne  tueras 
pasi  Tu  ne  déroberas  pas!  Pourquoi  ces  lois,  évi- 
demment divines  et  nécessaires,  n'atteignent-elles 
que  les  hommes  isolés,  mais  non  pas  les  hommes 
rassemblés?  Pourquoi  les  peuples  sont-ils  ligués 
contre  les  lois  de  Dieu?  Comment  un  peuple  dont 
la  législation  condamne  le  misérable  qui  vole  un 
peu  d'argent  continue-r-il  à  s'organiser  pour  le  pil- 
lage du  globe? 

C'est  en  présence  de  ces  questions  que  je  vous 
dis,  à  vous  qui  voulez  être  clairvoyant  et  courageux, 
ces   mots  de  Ta    sainte    Ecriture    :   «    Prends  de   la 


l68  LES    SOURCES 


force,  et  deviens  un  homme.  »  Pourquoi?  Pour  faire 
triompher  sur  la  terre  les  évidences  morales  qui 
maintenant  nous  pressent.  Deviens  fort  pour  im- 
poser au  monde  la  raison  et  la  loi  de  Dieu.  Sois 
homme  pour  oser  dire  :  «  Au  nom  de  Dieu,  il  faut 
«  que  le  désordre  cesse.  Je  le  veux.  J'y  mettrai  ma 
«  tête  s'il  le  faut.  » 

Ohl  pourquoi  le  courage  moral  et  religieux  existe- 
t-il  à  peine?  Est-ce  la  force  de  sacrifier  sa  vie  qui 
manque  à  l'homme?  En  aucune  sorte.  Parmi  nous, 
qui  n'a  pas  cet  atroce  courage  des  batailles,  tou- 
jours prêt  à  marcher,  sans  hésiter,  au-devant  du  fer 
et  du  feu?  Nul  ne  refuse  de  s'élancer  contre  la  mort 
la  plus  épouvantable.  Nul  ne  recule.  Les  enfants  y 
vont  comme  les  autres.  T«»t  homme  que  soutien- 
nent une  patrie  et  l'honneur  sait  mourir.  O  sublime 
beauté  du  courage!  Grandeur,  noblesse  et  majesté 
du  genre  humain!  Voyez,  par  ce  sublime  côté,  si 
l'humanité  n'est  pas  belle!  Voyez  si  l'homme  n'est 
pas  une  force  dont  la  grandeur  est  encore  incon- 
nue ! 

Que  sera-ce  donc  quand  cette  force  immense, 
cette  incalculable  puissance  du  courage  qui  sacrifie 
la  vie,  s'appliquera,  non  plus  à  l'extermination 
guerrière,  tradition  du  vieux  monde  païen,  mais  à 
la  protection  de  l'ordre  et  de  la  justice  sur  la  terre, 
et  à  la  réunion  des  peuples  sous  l'unité  de  la  loi  de 
Dieu? 

Nous  avons  commencé  à  régner  magnifiquement 
sur  la  matière  par  la  puissance  des  lois  physiques 
enfin  connues  et  appliquées.  Commençons  mainte- 
nant, par  la  puissance  des  lois  morales  éternelle- 
ment connues,  à  régner  sur  nous-mêmes  et  sur  le 


LB    PREMI2R    LIVRE    DE    LA    MORALE  169 

g-enre  humain.  On  peut,  on  doit  faire  triompher 
dans  l'ensemble  la  loi  morale  et  la  justice.  On  peut 
s'entendre  pour  réprimer  par  toute  la  terre  ceux  qui 
volent  et  tuent,  hommes  ou  peuples.  On  peut  mar- 
cher vers  l'union  croissante  des  hommes  et  des  na- 
tions. Voilà  le  but.  Voilà  la  terre  promise!  Heureux 
ceux  qui  ne  cessent  d'y  croire  et  d'y  marcher! 

C'est  dans  ce  but  et  dans  cette  foi  que  je  vous 
dis  :  Sois  bon!  Prends  de  la  force,  et  deviens 
homme! 


«4> 


CHAPITRE  II 


I 


MAIS  pour  comprendre  ce  plan  de  vie,  et  sur- 
tout pour  oser  l'entreprendre,  il  y  a  une 
première  condition  fondamentale  qu'il  faut 
remplir. 

Il  y  a  un  obstacle  à  vaincre.  Il  y  a  comme  une 
chaîne  qu'il  faut  briser.    . 

Cette  chaîne,  c'est  l'illusion  universelle  quî  nous 
attache  à  la  vieille  surface  de  ce  monde  tel  qu'il  est. 

Cette  chaîne,  c'est  l'amour  de  l'argent! 

Mais,  comme  il  est  presque  impossible  de  faire 
entendre  ceci  à  aucun  homme,  il  faut  que  je  vous 
expose  en  détail  par  quelle  voie  et  par  quel  bon- 
heur il  m'a  été  donné,  dès  ma  jeunesse,  de  parve- 
nir à  comprendre  ce  point. 

Ecoutez,  je  vous  prie,  cette  histoire  de  l'heure 
la  meilleure  de  ma  vie. 

J'étais  alors  un  écolier  de  dix-sept  ans,  qui  venais 
d'obtenir,  en  mon  collège,  beaucoup  d'honneurs,  et 
en  étais  ravi  de  joie.  Plein  d'espérance,  libre  de 
toute  souffrance  et  de  toute  peine,  et  d'ailleurs  très 
ami  du  travail,  j'étais  heureux  de  vivre.  Et  c'est 
pourquoi  un  soir,  au  lieu  de  m'endormir,  —  je  vois 
encore  cette  cellule  du  dortoir,  —  void  que  je  me 
mis  à  méditer  sur  mon  bonheur. 


I 


B.!t    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  171 

Or,  cette  rêverie  fut,  sous  une  forme  très  simple, 
presque  feanale,  le  plus  grand  événement  de  ma 
vie.  Je  «"étais  qu'un  enfant.  Une  heure  après, 
j'étais  un  homme. 

Je  récapitulais  mes  succès  récents,  et  j'en  médi- 
tais de  plus  grands  pour  l'année  où  j'entrais  et  pour 
celle  qui  suivait. 

Je  croyais  voir  ces  dernières  années  s'achever 
dans  un  travail  vigoureux  et  fécond.  Je  voyais 
croître  peu  à  peu  les  forces  de  mon  esprit,  je  sen- 
tais le  talent  venir. 

Je  sortais  du  collège  et  commençais,  toujours  dans 
ma  vision, —  d'autres  études  qui  préparaient  ma  car- 
rière supposée.  Dans  ces  études  et  cette  carrière, 
j'espérais  parvenir  aux  succès  les  plus  éclatants. 

Cependant  l'orgueil  juvénile  se  mêlait  aussi  de 
prudence  et  de  raison.  Je  voyais  cette  énorme  foule 
de  concurrents  que  la  lutte  acharnée  des  concours 
m'apprenait  à  ne  pas  mépriser.  Mais,  ayant  déjà 
entrevu  que  le  noyau  des  amis  du  travail  diminue 
vite  à  mesure  qu'on  avance  dans  la  vie,  je  mettais 
ma  confiance  dans  un  travail  toujours  plus  éner- 
gique, et  j'arrivais  ainsi  aux  premiers  rangs.  Puis, 
loin  de  m'enfermer  dans  l'étroite  enceinte  d'une 
carrière,  je  prétendais  à  toute  la  gloire  que  peuvent 
donner  les  lettres.  Ici  venaient  encore  des  travaux, 
des  succès,  dont  j'apercevais  en  esprit  tous  les  dé- 
tails, et  dont  je  sentais  toutes  les  joies. 

La  fortune  venait  par  surcroît,  solide,  surabon- 
dante, tout  honorable,  fruit  du  travail  et  de  la 
gloire. 

Puis  se  déroulait  un  tableau  d'une  grande  beauté. 

Je  voyais  une  splendide  demeure,  au  milieu  d'une 


172  LBS    SOURCES 


splendide  nature  ;  mon  père  et  ma  mère  bien-aimés  ' 
y  vivaient  près  de  moi. 

Puis  la  grande  lumière  du  tableau,  l'âme  de  la 
gloire,  de  la  nature,  de  la  fortune,  l'être  idéal,  rêvé 
depuis  la  première  heure  de  l'adolescence,  appa- 
raissait dans  la  splendeur  de  sa  beauté,  dans  la  sur- 
naturelle puissance  de  l'amour  le  plus  pur,  le  plus 
fort  et  le  plus  religieux  qui  fut  jamais. 

Tous  ces  tableaux  vivaient  devant  mes  yeux.  Dieu 
même,  je  crois,  donnait  en  ce  moment  à  mon  esprit 
une  force  créatrice.  Je  sentais  et  palpais  la  vie.  Je 
résumais  des  jours  et  des  années  en  un  instant. 
J'en  tenais  la  substance,  j'en  sentais  les  délices, 
avec  une  force,  une  ivresse,  une  vivacité  que  la 
réalité  n'a  point.  Je  vis  ainsi  se  dérouler,  jour  par 
jour,  année  par  année,  dans  le  plus  bel  ensemble  et 
les  plus  riches  détails,  une  vie  comblée  de  tous  les 
biens  dont  l'homme  peut  jouir  sur  la  terre.  Et  la  vie 
avançait,  toujours  plus  belle  et  plus  remplie,  à  me- 
sure que  mes  années  se  déroulaient  et  se  comptaient. 

Et,  en  effet,  je  comptais  mes  années.  J'allais  de 
la  jeunesse  à  la  virilité,  et  puis  à  la  maturité,  et 
ces  années  de  la  maturité  s'accumulaient. 

Tout  à  coup  j'aperçus,  avec  une  vive  tristesse, 
qu'à  l'âge  où  je  me  voyais  parvenu,  mon  père  dé- 
passait de  bien  loin  les  limites  ordinaires  de  la  vie. 
Mon  père  mourait,  et  j'étais  à  son  lit  de  mort. 

Ma  mère,  ma  mère  presque  adorée,  survivait  jus- 
qu'à l'âge  le  plus  avancé.  Mais  enfin,  elle  aussi 
mourait.  Abreuvé  de  douleur,  je  lui  fermais  le» 
yeux. 

Ma  sœur  et  mes  amis,  peu  à  peu,  suivaient  la 
voie  commune  et  me  quittaient. 


LB    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  173 

Mais  voici  qu'à  son  tour,  la  noble  et  belle  com- 
pagne de  ma  jeunesse,  l'âme  de  ma  vie,  entrait 
dans  son  hiver,  recueillait  ses  rayons  et  se  prépa- 
rait au  départ.  Lui  survivrais-je  aussi?  Oui,  elle 
aussi  mourait.  La  voilà  froide  et  morte  sous  mes 
yeux. 

Epouvanté  et  brisé  de  douleur,  je  serrais  mes  fils 
dans  mes  bras.  Ils  étaient  hommes  depuis  long- 
temps. J'étais  moi-même  fort  avancé  dans  la  vieil- 
lesse. Leur  survivrais-je  encore?  Hélas!  ma  vie  est 
inépuisable!  Je  m'endurcis  et  je  me  dessèche  sans 
mourir.  Comme  le  trône  vidé  d'un  vieil  arbre,  je 
dure  par  mon  écorce,  et  je  vois,  en  effet,  mourir 
mes  fils. 

Me  voilà  seul,  sans  branches  ni  rejetons,  mais  je 
végète  encore  un  peu.  Enfin  mon  heure  arrive,  et 
je  suis  sur  mon  lit  de  mort. 

Oui,  le  moment  viendra  où  je  serai  étendu  sur  un 
lit,  je  m'y  débattrai  pour  mourir,  et  je  mourrai. 

En  ce  point  de  mon  rêve  éveillé,  Dieu,  qui,  vou- 
lait me  faire  traverser  en  une  heure  toute  la  vie 
et  la  mort,  donnait  de  plus  en  plus  à  ma  pensée  la 
puissance  créatrice.  Ce  que  je  pensais  s'opérait. 

Je  voyais  intuitivement  toutes  ces  choses.  Je  les 
éprouvais  toutes.  Et  tout  était  plus  vif  que  la  réa- 
lité. Il  m'est  impossible  de  dire  avec  quelle  vérité 
je  vis  la  mort.  La  mort  me  fut  montrée,  dévoilée 
et  donnée.  Je  ne  pense  pas  qu'à  mon  dernier  mo- 
ment je  doive  la  voir  et  la  sentir,  comme  je  l'ai 
goûtée  à  c.'^te  heure. 

Tout  est  donc  fini!  m'écriai-je.  Tout  est  anéanti! 
Père,  mère,  soeur,  amis,  anéantis!  Bien-aimée  de 
mon  âme,  compagne  de  ma  vie  heureuse,  anéantiel 


174  LBS    SOURCES 


Etres  chéris,  issus  de  mon  sang  et  du  sien,  anéan- 
tis! Moi-même  je  disparais.  Plus  de  soleil!  Plus  de 
monde!  Plus  d'hommes!  Plus  rien  ! 

J'ai  passé  dans  la  vie  un  instant.  Je  vois  encore 
mes  années  d'enfance!  Mon  berceau,  je  le  touche 
de  mon  lit  de  mort.  Certes,  il  n'y  a  pas  loin  de  la 
naissance  à  la  mort  la  plus  dififérée.  C'est  un  seul 
jour,  ou  plutôt  c'est  un  rêve.  Les  antiques  et  ba- 
nales assertions  des  moralistes  sont  la  vérité  pure. 

Voilà  la  vie!  Tous  les  hommes  naissent  et  meu- 
rent ainsi,  depuis  le  commencement  du  monde  jus- 
qu'à la  fin.  Les  générations  se  succèdent,  passent 
en  courant  et  disparaissent. 

Et  je  voyais,  dans  une  lumière  et  sous  des  formes 
que  rien  n'effacera  de  ma  mémoire,  je  voyais  les 
innombrables  multitudes,  depuis  le  commencement 
des  siècles  jusqu'à  la  fin,  passer,  passer  comme  des 
troupeaux  qui  vont  à  la  boucherie  sans  le  savoir. 

Et  puis  je  les  voyais  couler  comme  les  flots  d'une 
rivière  qui  approche  d'une  gratKÎe  cataracte  et  d'un 
abîme.  Tous  les  flots  y  viennent  à  leur  tour,  ils 
tombent,  mais  pour  rester  sous  terre  et  ne  plus 
revoir  le  soleil. 

Je  voyais,  dans  ce  fleuve,  de  petits  flots  surgir  et 
jaillir  un  instant,  et,  pendant  la  durée  d'un  clin 
d'ceil,  refléter  un  rayon  de  soleil,  puis  se  ternir  et 
s'enfoncer.  Ce  flot,  c'est  moi.  Ceux  qui  ont  lui  tout 
à  côté,  ce  sont  les  êtres  que  j'ai  aimés.  Mais  tous 
sont  déjà  sous  la  terre  et  dans  l'ombre. 

A  cette  vue,  j'étais  immobile  et  comme  cloué  par 
rétonnement  et  la  terreur. 

Mais  que  signifie  tout  cela?  m*écriai-je. 

Pourquoi   les  hommes  ne  font-ils  pas   une  ligue 


LB    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  175 

pour  chercher  avant  tout  l'explication  de  cette 
affreuse  énigme  et  pour  transformer  tout  cela?  Per- 
sonne ne  s'en  inquiète!  On  passe  sans  s'informer  de 
rien.  On  vit  comme  les  moucherons  qui  bourdon- 
nent et  qui  dansent  dans  un  rayon  de  soleil.  A  quoi 
servent  ces  apparitions  d'un  instant,  au  milieu  de 
ce  fleuve  qui  passe?  Pourquoi  passe-t-on?  Pourquoi 
est-on  venu?  A  quoi  bon  tout  ce  qui  existe? 

J'étais  désespéré  pour  moi,  désespéré  pour  tous 
les  hommes.  Je  regardais  toujours  avec  terreur 
l'abominable  et  insoluble  énigme. 

Alors  un  inunense  désespoir  rassembla  mes  idées 
et  mes  forces  pour  achever  violemment  quelque 
issue  et  trouver  quelque  part  une  ressource  et  une 
explication.  Se  peut-il  que  ce  soit  là  tout?  Se  peut-il 
que  tout  soit  absurde,  inutile  et  dénué  de  sens?  Les 
clioses  ont-elles  une  raison  d'être,  et  quelle  est-elle? 
Si  ce  que  je  vois  n'est  pas  tout,  où  est  le  reste? 
Et  à  quoi  sert  ce  que  je  vois?  Ne  peut-on  point 
briser  ce  rêve? 

Mais  je  n'apercevais  aucune  réponse  à  ces  ques- 
tions. 

En  ce  temps-là  je  n'avais  aucune  religion.  Je  ne 
croyais  à  rien,  sinon  peut-être  à  Dieu.  J'avais  pour 
le  catholicisme  toute  l'horreur  et  tout  le  dégoût 
qu'ont  pu  jamais  avoir  ses  ennemis  les  plus  aveu- 
gles. 

Cependant  je  me  suis  mis  à  penser  à  Dieu.  O 
mon  Dieu,  m'écriai-je,  m 'entendez- vous?  —  Point 
de  réponse.  Le  ciel  est  sourd  et  vide.  —  Et,  tou- 
jours  plus  désespéré,   j'essayai    un    nouvel    effort. 

Bientôt,  sous  cet  effort  vraiment  immense,  tout 
mon   être  éprouva  comme   une   vigoureuse  contrac- 


176  LES   SOURCES 


tion,    comme    un   reflux   de   la   vie    entière   vers    Icff 
centre. 

Il  me  sembla  que  j'entrais  dans  mon  âme  et  que| 
je  pénétrais  en  moi  à  des  profondeurs  insondables, 
que  pour  la  première  fois  j'entrevoyais.  Je  crois  voir 
encore  aujourd'hui  ces  étranges  profondeurs.  Ce 
que  je  dis  ici  ne  sont  pas  des  paroles  cherchées. 
Vous  devez  le  sentir.  Ce  sont  des  descriptions  de 
faits,  qui  sont  encore  et  seront  toujours  sous  mes 
yeux  ineffaçablement. 

Tout  à  coup  de  l'insondable  et  mystérieux  abîme 
partit  un  cri  perçant,  redoublé,  déchirant,  capable, 
à  ce  qui  me  semblait  d'atteindre  aux  dernières  li- 
mites de  l'univers,  de  pénétrer  et  d'ébranler  tout  ce 
qui  est.  Il  me  semblait  qu'en  ce  fond  de  mon  âme, 
un  être  très  puissant,  autre  que  moi,  donnait  à  fie 
grand  cri  de  toute  ma  nature  soulevée  une  irrésis- 
tible énergie.  «  O  Dieu!  ô  Dieu!  criai-je,  expliquez- 
«  moi  l'énigme.  Mon  Dieu,  je  le  promets  et  je  le 
«  jure,  faites-moi  connaître  la  vérité;  je  lui  consa- 
«  crerai  ma  vie.   » 

Aussitôt  je  compris  que  cet  immense  effort  et  ce 
grand  cri  de  l'homme  entier  n'avait  pas  été  vain. 
Je  sentis  qu'une  réponse  me  viendrait  ;  mais  je  ne 
voyais  pas  de  quel  côté. 

Pourtant  cela  seul  me  calma.  La  vérité  doit 
exister.  La  vérité  existe.  Elle  est  belle,  elle  répond 
à  tout.  Oui,  je  la  chercherai,  et  je  la  connaîtrai  et 
lui  oonsacr^-rai  ma  vie. 

Alors  je  m'aperçus  que  j'étais  encore  au  collège 
dans  ma  cellule.  Mais  je  n'étais  plus  un  enfant. 

Telle  est  la  première  partie  de  l'histoire. 

Voici  la  seconde  : 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  I77 

_ 

Après  le  grand  événement  intime  qui  me  fit  pas- 
ser en  une  heure  de  l'enfance  à  la  virilité,  je  de- 
meurai plus  d'une  année  sans  tirer  de  tout  ce  que 
j'avais  vu  et  senti  aucune  conclusion  explicite. 

Mais  la  direction  morale  de  ma  vie  était  changée. 
Je  n'avais  plus  aucune  illusion,  ni  aucune  espé- 
rance, dans  le  sens  ordinaire  du  mot.  Tout  ce  qui, 
la  veille,  me  séduisait  était  anéanti.  Tous  les  pa- 
lais, tous  les  trésors,  tous  les  honneurs  du  monde, 
tout  le  pouvoir,  toute  la  splendeur  des  rois,  toute 
la  gloire  des  héros,  toute  celle  des  lettres,  tout  cela 
me  semblait  puéril.  On  m'eût  en  ce  moment  pro- 
posé un  empire,  que  je  l'eusse  dédaigné.  La  vie 
entière  me  paraissait  si  stérile  et  si  vide  que  je  pen- 
sais parfois  à  la  quitter.  J'étais  devenu  très  sérieux, 
très  critique  et  très  fier.  Tous  les  hommes  me  pa- 
raissaient nuls  et  inintelligents.  A  mes  yeux,  la 
raison  n'était  chez  eux  qu'en  germe,  mais  point  en 
exercice.  Par  toute  leur  vie,  leurs  habitudes,  leurs 
mouvements  moraux  et  intellectuels,  je  les  voyais 
assez  peu  différents  des  animaux. 

Aujourd'hui,  tout  cela,  sans  doute,  me  semble  en- 
core vrai  en  partie  ;  noais  je  le  sens  tout  autrement, 
et  d'ailleurs  je  sais  autre  chose. 

Il  serait  trop  long  de  vous  dire  comment  je  fus 
ramené  de  la  tristesse  critique  et  de  l'orgueil  à 
l'estime  et  à  la  poursuite  de  cet  état  d'amour  et  de 
bonté,  qui  est  l'état  où  notre  Père  met  l'âme  de 
ceux  qui  veulent  devenir  ses  enfants.  Je  ne  vous 
dirai  point  en  ce  moment  comment  je  fus  conduit  à 
ce  que  je  sait  être  la  lumière.  Je  me  borne  à  l'his- 

LES    SOURCES  12 


178  LBS    SOURCES 


toire  de  ce  bienheureux  commencement  de  mon  édu- 
cation par  Dieu. 

Quand  j'eus  compris  que  le  monde  et  l'humanité 
sont  perfectibles  ;  que  l'état  animal  du  genre  hu- 
main peut  et  doit  être  transformé  ;  que  la  raison 
doit  cesser  d'être  en  germe,  et  qu'elle  doit  parve- 
nir à  régner  sur  le  monde  ;  quand  je  compris  qu'il 
est  un  règne  de  la  justice  et  de  la  vérité  qui  ap- 
proche, et  dont  l'avènement  dépend  de  nos  efforts  ; 
que  la  sainte  compassion  pour  tant  de  larmes  et 
de  souffrances  ne  sera  pas  toujours  stérile  ;  et 
qu'enfin  l'Evangile  de  Jésus  est  l'annonce  de  cet 
avenir,  l'instrument  de  ces  transformations,  la  loî 
nouvelle  de  ce  monde  meilleur  ;  quand  j'ai  su  con- 
templer en  elle-même  cette  loi  de  Dieu,  et  quand 
j'ai  vu,  avec  une  certitude  nécessairement  et  abso- 
lument infaillible,  que  cette  loi  est  la  lumière  même, 
la  vérité  que  j'avais  demandée  :  alors,  avec  une 
joie  immense  et  un  indicible  transport,  embrassant 
ma.  fortune  et  mon  bien  de  toutes  les  forces  de  mon 
âme,  je  consacrai  ma  vie,  comme  je  l'avais  juré,  à 
faire  connaître,  à  faire  régner  cette  vérité,  espoir 
de  tous  les  peuples,  ressource  de  tous  les  hommes 
dans  la  vie  et  la  mort. 

Mais  je  vous  prie,  décidé  que  j'étais  à  consacrer 
ma  vie  à  la  vérité  seule,  —  consécration  qui  était 
mon  bonheur  et  qui  me  suffisait,  —  quel  temps 
pouvais-je  donner  à  autre  chose?  Il  est  clair  que  je  ne 
tenais  plus  à  la  vieille  surface  de  ce  monde  tel  qu'il 
est,  ni  surtout  à  son  dieu,  qui  est  l'argent.  Je  n'avais 
aucun  temps  à  donner  à  l'acquisition  des  richesses. 

Et  pui»,  considérant  que  l'immense  multitude 
des  hommes  doivent,  jour  par  jour,  gagner  leur  vie 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  179 

en  travaillant,  et  ne  possèdent  rien  dont  ils  puis- 
sent vivre  un  jour  sans  travailler,  je  refusai  le  pri- 
vilège et  l'exception,  et  voulus  rester  pauvre, 
comme  le  sont  à  peu  près  tous  les  hommes. 

Jésus-Christ  est  né  pauvre,  a  voulu  vivre  et  mou- 
rir pauvre.  Il  a  travaillé  de  ses  mains  pendant 
trente  ans  pour  gagner  son  pain  de  chaque  jour. 
Lorsqu'il  a  c-ssé  son  travail  pour  commencer  sa 
prédication,  il  n'avait  rien  ;  il  recevait  son  humble 
nourriture  de  ses  amis,  ou  de  la  foule  qui  l'entou- 
rait, ou  des  femmes  qui  le  suivaient  pour  le  servir. 
Il  marchait  et  passait  en  bénissant  et  enseignant, 
mais  n'avait  ni  terres  ni  maisons  où  il  pût  demeu- 
rer. «  Les  renards,  disait-il,  ont  des  tanières,  et  les 
«  oiseaux  du  ciel  leur  nid  ;  le  Fils  de  l'homme  n'a 
«  pas  seulement  un  lieu  pour  reposer  sa  tête.   » 

Cette  parole,  je  l'avoue,  perçait  mon  cœur  de 
part  en  part  et  le  remplissait  d'enthousiasme.  Moi 
aussi,  si  j'avais  du  courage,  je  pourrais  passer  en 
ce  monde  à  la  suite  de  mon  Maître  en  faisant  quel- 
que bien,  sans  jamais  posséder  un  lieu  pour  rejîoser 
ma  tête.  Et  cela  me  semblait  beau  et  bon.  Il  me 
semblait  qu'en  renonçant  à  tout,  —  à  ce  tout  que 
je  connaissais  n'être  rien,  —  je  gagnais  Dieu,  la 
bonté,  la  lumière,  la  liberté,  et  que  je  recevais  en 
échange  le  pouvoir  de  propager  la  vérité. 

Un  jour  donc,  après  avoir  très  mûrement  pesé 
les  conséquences  les  plus  cruelles  de  la  pauvreté 
et  de  la  vie  évangélique,  je  les  acceptai  librement. 
Puis,  pour  donner  plus  de  solennité  à  l'acte  qui 
allait  décider  de  ma  vie,  j'entrai  dans  une  église,  et 
là,  comme  j'étais  seul,  étendant  la  main  vers  l'au- 
tel,  je   fis   vœu  de  ne  jamais  devenir   riche,   de  ne 


i8o 


LES    SOURCES 


jamais  avoir  qu'un   but,   et  de  ne  posséder  qu'un 
bien,  la  vérité,  et  s'il  se  pouvait,  la  justice. 

Vous  comprenez  pourquoi  je  vous  dis  cette  his- 
toire. C'est  pour  vous  montrer,  si  je  puis,  comment 
il  faut,  au  début  de  la  vie,  savoir  d'abord  se  mettre 
en  liberté,  se  dégager  de  la  stérile  routine  du  vieux 
monde,  et  garder  toutes  ses  forces  pour  chercher 
l'unique  nécessaire  et  l'unique  vie  permanente  et 
féconde. 

En  outre,  je  sais  qu'il  existe,  de  plusieurs  côtés, 
un  certain  nombre  d'hommes  de  cœur,  dont  la  rai- 
son est  développée,  qui  aiment,  en  effet,  la  justice 
et  veulent  se  dévouer  à  son  triomphe.  J'ai  voulu, 
en  me  faisant  connaître  à  eux,  non  pas  dans  mes 
inconséquences  ni  dans  mes  fautes,  dont  je  de- 
mande pardon  à  Dieu,  mais  dans  l'intention  droite 
et  bonne  qui,  depuis  ma  jeunesse,  a  dirigé  ma  vie, 
j'ai  voulu  qu'aucun  de  ces  hommes  ne  pût  douter 
de  mon  point  de  départ  et  de  mon  but. 

Qu'ils  sachent  bien  que  dans  toutes  ces  questions, 
politiques,  sociales,  philosophiques  ou  religieuses, 
je  suis  aussi  libre  de  préjugés  et  d'étroites  et  mau- 
vaises passions  que  pourrait  l'être  un  mort.  C'est 
qu'en  effet  j'ai  traversé  la  mort. 

Et  puis  qu'ils  sachent  aussi  que  cette  histoire, 
qui  est  Ta  mienne,  littéralement  vraie  dans  chaque 
mot,  est,  S  peu  de  chose  près,  celle  de  bien  des 
milliers  de  prêtres  en  France  et  dans  le  monde  en- 
tier. Seulement  ces  généreux  et  vénérés  frères, 
presque  tous,  ont  su  mieux  employer  que  moi  le  don 
de  Dieu  (i). 

(1)  Tout  ce  récit,  d©  la  plus  exacte  autobiographie,  se  trouve 
dans  les  Souvenirs  de  ma  jeunesse  publiés  après  la  mort  du 
P.  Gratry.  {Note  de  l'Editeur.) 


CHAPITRE  Ili 


I— «T  maintenant,  je  répète  ma  question  : 
4         Voulez-vous   être  bon?   Voulez-vous   suivre 
y  le  plan  de  Dieu?  Voulez-vous  consacrer  votre 
vie  à  la  justice  et  à  la  vérité? 

Alors  le  premier  pas  à  faire,  c'est  de  vaincre 
l'obstacle.  C'est  de  briser  la  chaîne  qui  tient  cap- 
tifs les  hommes  et  les  nations.  C'est  d'être  libre  à 
l'égard  de  ce  monde  tel  qu'il  est. 

Comprenez  bien  ced  :  les  hommes,  liés  par  la 
tradition  du  vieux  monde,  et  emportés  par  la  pente 
du  grossier  égoïsme,  se  trompent  à  peu  près  tous, 
presque  toujours,  comme  s'ils  n'avaient  pas  la  rai- 
son. Ils  vivent  encore  pour  la  plupart,  dans  une 
avidité  presque  animale.  C'est  là  leur  chaîne,  c'est 
là  le  paganisme  et  l'esclavage  toujours  vivants. 

Il  y  a,  pour  l'individu  comme  pour  la  société, 
deux  voies,  deux  buts,  deux  cultes.  Il  y  a  Dieu  et 
il  y  a  l'idole.  Et  savez-vous,  d'après  l'Evangile, 
oc  qu'est  l'idole?  L'Evangile  dit  qu'il  y  a  deux 
maîtres  qu'on  ne  peut  servir  à  la  fois,  et  ces  deux 
maîtres  sont  Dieu  et  l^argent.  «  Vous  ne  pouvez 
«  servir  à  la  fois  Dieu  et  l'argent  (i).   » 

Ainsi  donc  l'idole,  c'est  l'argent. 
(1)  Non  potestls  Deo  aervlre  et  mammonae.  (Luc,  xvi,  13.) 


l82  LES    SOURCES 


Mais  c'est  ici  que  le  monde  rit  de  l'Evangile  i 
ils  se  moquaient  de  ItU  {deridehant  iîlum),  dit  le 
texte  sacré.  Et  c'est  ici  que  nous-mêmes  nous  avons 
besoin  de  courage  pour  prêcher  l'Evangile  et  pour 
répéter  la  grande  foi  :  «<  Vous  ne  pouvez  pas  servir 
à  la  fois  Dieu  et  l'argent.  »  Mais  l'Evangile  expli- 
que la  loi,  et  pose  le  principe  de  la  science  par  un 
seul  mot  :  richesses  d'iniquités,  dit-il,  manmiona 
iniquitatis. 

Donc,  ce  qui  est  maudit,  ce  n'est  pas  le  travail 
qui  accumule  des  forces  représentées  par  la  richesse, 
maïs  bien  l'iniquité  qui  les  détruit. 

L'argent,  cette  idole  qu'on  ne  peut  pas  servir  si 
i'on  sert  Dieu,  c'est  le  culte  des  richesses  injustes, 
le  culte  des  richesses  pour  jouir,  culte  qui  brise  en 
effet  les  forces  du  travail,  et  qui  ruine  les  nations. 

En  ce  sens  donc,  l'argent  est  véritablement  le 
grand  et  universel  sacremesnt  de  tous  les  cultes 
faux  et  de  toutes  les  idolâtries.  Plus  que  le  Destin, 
plus  que  Jupiter,  il  est  maître  des  dieux  et  des 
hommes.  Il  est  évidemment  maître  de  Jupiter,  dieu 
du  pouvoir  ;  de  Mars,  dieu  de  la  guerre  ;  de  Vénus 
impudique  ou  pudique  (i);  de  Mercure,  dieu  des 
voleurs,  des  vendeurs,  des  joueurs,  et  aussi  dieu 
de  l'éloquence,  c'est-à-dire  de  la  grande  foule  de 
ceux  qui  écrivent  et  qui  parlent.  L'argent  est  donc 
la  grande  idole  et  le  sacrement  de  tout  mal,  et  le 
grand  ennemi  de  Dieu. 

Or,  tant  que  les  individus  et  les  peuples  n« 
reviendront  pas  avec  foi  au  culte  du  vrai  Dieu  et 
ne   briseront    pas    l'idole,    tout    progrès    de   chaque 

(1)  Je  n'ose  absolument  point  citer,  sur  ce  sujet,  le  mot  de 
Bourdaloue  dans  son  Sermon  sur  Us  richesse». 


LB    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  183 

homme  et  du  monde  est  absolument  impossible. 
Aucun  triomphe  du  royaume  de  Dieu  n'est  concîe- 
vable.  La  justice  et  la  vérité  ne  pourront  faire  ua 
pns  de  plus. 

Fouler  aux  pieds  l'idole,  c'est  donc  le  commen- 
cement de  la  vie  morale,  c'est  le  principe  et  la  con- 
dition absolue  de  tout  progrès  de  l'homme  et  de  la 
société. 

Ce  n'est  pas  sans  admiration  qu'en  ouvrant 
l'Evangile  je  trouve  que  la  première  parole  du  pre- 
mier discours  'u  Sauveur  est  celle-ci  :  «  Bienheu- 
«  reux  les  pauvres,  parce  que  le  royaume  du  ciel 
M  est  à  eux.   » 

Ailleurs,  je  lis  cette  étonnante  condamnation  : 
«  Il  est  impossible  qu'un  riche  entre  dans  le 
«  royaume  du  ciel.  »  C'est-à^lire  :  il  est  impossible 
que  l'adorateur  de  l'argent,  que  l'homme  qui  n'a 
pas  vaincu  cette  idole,  entre  dans  le  royaume  du 
ciel,  dans  la  justice  et  dans  la  vérité,  et  vienne  ja- 
mais à  la  lumière  et  au  bonheur  de  l'étemelle  jus- 
tice et  de  l'étemelle  vérité. 

En  effet,  ne  Voyez-vous  pas  qu'il  y  a  dans  toute 
âme  deux  choses,  la  raison  et  la  passion?  J'appelle 
passion  cette  pente  qui  nous  porte  toujours  à  jouir 
et  à  jouir  trop  ;  à  fuir  le  travail  pour  jouir  ;  à 
s'abaisser,  à  se  dégrader,  à  ramper,  à  mentir,  à 
tromper,  à  voler,  à  tuer  pour  jouir,  et  pour  attein- 
dre le  grand  et  universel  sacrement  de  toutes  les 
jouissances,  l'argent.  Tel  est  le  culte  de  l'idole. 
Mais,  je  vous  prie,  qu'est-ce  que  gagnent  ces 
païens  dans  leur  abominable  culte?  Evidemment 
tous  les  maux  physiques  et  moraux. 

La  science  et  l'expérience  nous  disent  qu'il  y  a, 


184  LES    SOURCES 


dans  le  cœur  et  le  sang  humain,  un  instinct  avide 
et  furieux,  une  faim,  une  soif  de  joie,  qui  ne  cesse 
de  nous  emporter.  La  science  ajoute  que  celui  qui 
se  livre  à  cette  pente  tue  son  corps.  Celui-là  marche 
vers  toutes  les  maladies,  vers  la  vieillesse  précoce 
et  vers  la  mort  avant  le  terme. 

Presque  tous  les  hommes  courent  ainsi  prématu- 
rément vers  la  mort.  Et  c'est  pourquoi  la  science 
ajoute  :  «  L'homme  ne  meurt  pas,  il  se  tue.   » 

Mais  s'il  tue  résolument  son  corps,  est-oe  qu'il 
ne  tue  pas  son  âme  encore  plus  vite?  Qu'est-ce 
qu'une  âme  sans  dignité,  sans  vérité,  sani  force 
contre  la  passion,  une  âme  où  régnent  une  bassesse 
incurable,  une  soif  continue  de  jouir,  le  féroce 
égoïsme,  et  le  mépris  du  droit  d 'autrui  et  de  la  vie 
d'autrui,  quand  il  s'agit  d'argent  pour  soi,  de  joie 
pour  soi? 

Evidemment  tous  les  hommes  naissent  dans  la 
passion,  dans  la  pente  vers  soi  contre  tous,  dans  ce 
besoin  du  mauvais  feu  des  jouissances  qui  brûlent 
la  vie,  consument  le  corps  et  l'âme,  et  nous  portent 
vers  la  décadence  continue,  vers  toute  souffrance 
pour  nous  et  autrui. 

Mais,  grâce  à  Dieu,  il  y  a  dans  nos  cœurs  et  dans 
nos  âmes  une  autre  force.  C'est  celle  que  j'appelle 
ici  la  raison.  Je  parle  de  la  vraie  raison,  de  l'éter- 
nelle raison!  La  raison,  dis-je,  parlant  dans  la  cons- 
cience, est  la  force  qui  lutte  contre  la  décadence, 
qui  remonte  le  courant  du  mal  et  brise  l'obstacle 
quand  il  le  faut.  Le  travail,  le  courage,  l'espérance, 
Vi  vertu,  la  justice  pour  autrui,  la  victoire  sur  le 
lâche  et  cruel  égoïsme,  la  tempérance,  la  dignité,  la 
croissance  de  l'esprit  vers  la  seigesse  et  la  lumière, 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  185 

et  celle  du  cœur  vers  la  justice  et  la  bonté,  voilà 
ce  que  j'appelle  l'effort,  dans  la  conscience,  de  la 
raison  bénie  de  Dieu. 

N'est-il  pas  évident  que  l'obstacle  à  tout  bien  et 
à  tout  progrès,  c'est  la  pente  cupide  à  jouir  et  à 
posséder?  L'obstacle,  c'est  cette  avidité  d'esprit  et 
de  cœur  que  l'on  peut  appeler  d'un  seul  mot  l'esprit 
de  lucre  ou  l'amour  des  richesses.  Mais  au  con- 
traire, la  force  régénératrice,  le  ressort  du  progrès, 
le  bien  moral,  c'est  manifestement  cet  esprit  de 
sobriété,  de  désintéressement,  de  dignité,  de  vi- 
gueur contre  l'égoïsme,  que  l'on  peut  appeler  d'un 
seul  mot  :  «  l'esprit  de  pauvreté  ». 

Dès  lors,  comme  le  dit  l'Evangile,  il  est  impos- 
sible qu'un  riche  entre  dans  le  royaume  du  ciel,  et, 
d'un  autre  côté,  il  est  évident  que  :  «  Bienheureux 
«  sont  les  pauvres,  car  le  royaume  du  ciel  leur 
«  appartient.   " 

L'esprit  de  pauvreté  est  le  sel  de  la  terre.  C'est 
l'unique  voie  de  cette  transformation  des  sociétés 
que  Dieu  veut  aujourd'hui.  C'est  la  seule  force  qui 
puisse  accomplir  la  mission  de  l'homme  sur  la 
terre,  savoir  :  Mettre  en  ordre  le  monde,  et  disposer 
le  globe  terrestre  dans  l'équité. 


II 


Mais  entendons-nous  bien  sur  ce  qu'il  faut  nom- 
mer «  l'esprit  de  pauvreté  ».  C'est  le  premier  point 
à  connaître  et  à  pratiquer  en  tout  temps,  mais  au- 
jourd'hui  surtout.     C'est,     comme  je  vous   l'ai   dit, 

LE  PREMIER  MOT  DU  PRENHER  DISCOURS  DE  JÉSUS. 

Il  y   a,  me  dit-on  souvent,   il  y  a  quelque  chose 


l86  LES    SOURCES 


qui  sonne  faux,  et  qui  jamais  ne  sera  vulgairement 
accepté  dans  cet  axiome  qui  est  l'axiome  chrétien, 
savoir  :  «  Etre  misérable  en  cçtte  vie  pour  être 
«  heureux  dans  l'autre.    » 

Je  vous  réponds  :  Ce  mot  que  vous  nommez 
l'axiome  chrétien,  n'est  pas  chrétien,  il  est  absurde. 
Or,  l'Evangile  est,  partout  et  toujours,  la  raison 
même.  L'Evangile  dit  :  «  Celui  qui  renonce  à  tout, 
«  trouve  tout,  au  centuple,  même  en  cette  vie  (i).  » 
Il  dit  encore  :  «Les  pauvres  et  les  doux  posséderont 
«  la  terre.  »  Et  saint  Paul  dit  :  «  Notre  loi  est 
«  utile  à  tout,  et  à  la  vie  présente  et  à  la  vie  fu- 
a  ture.    » 

Mais  qu'est-ce  donc  alors  que  cet  esprit  évangé- 
lique  de  renoncement,  de  détachement,  de  pau- 
vreté? Le  voici  :  On  ne  peut  servir  Dieu  et  l'argent. 
C'est  Dieu  qu'il  faut  servir,  non  l'argent.  Il  faut 
préférer  à  l'argent  la  justice,  la  vérité,  l'honneur, 
la  vertu,  la  morale,  la  dignité,  la  liberté.  Est-ce 
douteux?  Il  faut  encore  lui  préférer  la  science, 
l'art,  la  sagesse,  le  travail,  et  quand  il  faut  choisir, 
on  doit  résolument  fouler  aux  pieds  l'argent,  et 
choisir  !a  justice.  Voilà  ce  qui  est  bon.  Encore  une 
fois,  est-ce  douteux? 

Pensez- vous,  ô  mon  fils,  que  le  chrétien,  lors- 
qu'il choisit  sa  voie  avec  conscience  et  liberté,  se 
dise  jamais  :  «  Je  serai  misérable  en  cette  vie  pour 
«  être  heureux  dans  l'autre?  »  Tout  au  contraire,  il 
doit  oser  se  dire  :  «  Je  voudrais  posséder  le  souve- 
«  rain  bien  dès  cette  vie.    »  Pour  cela,  laissons  ce 

(1)  MARC,  X,  29  et  30.  Nemc  est  qui  relluuerlt...  Qui  noD  ao 
elplat  centles  tantum,  kdnc  in  tempom  hoc. 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  187 

qui  n'est  pas  le  bien  ni  le  bonheur,  et  possédons  la 
vérité,  source  du  vrai  bonheur. 

Mais  quoi!  dans  la  voie  commune  de  ce  monde, 
est-ce  donc  le  bonheur  que  les  hommes  poursuivent 
et  qu'ils  trouvent?  Mais  n'est-il  pas  visible,  tout 
au  contraire,  qu'à  peu  près  tous  les  hommes  se 
trompent,  égarés  par  un  aveuglement  grossier,  par 
une  avidité  presque  animale?  On  se  jette  comme  les 
animaux  sur  la  matière,  et  l'on  se  bat  pour  prendre 
les  grandes  parts. 

Assurément,  la  vie  telle  que  nous  l'avons  faite 
ressemble  à  un  festin  sauvage,  où  de  grossiers  con- 
vives s'arrachent  les  mets  au  lieu  de  se  les  offrir. 
Ne  devrions-nous  pas  changer  cette  manière  de 
poursuivre  le  bien? 

La  vie  ne  pourrait-elle  donc  pas  un  jour  devenir 
une  agape  où  chacun  offrirait  au  lieu  de  prendre  ; 
où  celui  qui  attire  à  lui  prête  à  rire  ;  où  l'honnête 
homme  trouve  bon  de  n'accepter  qu'une  part  mo- 
deste ;  où,  tandis  que  les  petites  gens,  s'il  s'en 
trouve,  s'occupent  des  mets,  les  premiers  animent 
le  festin  par  leur  grâce  et  par  leur  esprit?  Je  ne 
vois  pas  pourquoi  la  vie  entière  ne  prendrait  pas 
cette  forme,  cette  beauté  et  cette  dignité.  Quand 
on  saura  comprendre,  ce  qui  est  évident,  que  l'ar- 
gent et  le  pain  très  nécessaires  assurément,  sont 
pourtant  les  moindres  des  biens,  et  que,  parmi  les 
forces  et  les  biens,  l'esprit,  la  sagesse  et  la  science, 
et  surtout  la  bonté,  le  courage,  la  liberté,  l'amour 
sont  de  beaucoup  les  plus  puissantes  des  forces 
pour  le  bonheur  présent  et  quotidien,  il  y  aura, 
j'espère,  parmi  les  hommes,  une  plus  ardente  pour- 
suite des  plus  grands  biens,  une  plus  faible  recher- 


l88  LES    SOURCES 


che  des  moindres,  et  alors  le  pain  et  l'arg-ent  seront 
moins  grossièrement  poursuivis,  et  moins  odieuse- 
ment partagés. 

III 

Vous  le  voyez,  l'unique  moyen  de  donner  au 
monde  un  élan,  c'est  de  briser  en  votre  cœur 
l'idole,  l'idole  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux, 
et  de  comprendre  le  premier  mot  du  premier  discours 
de  Jésus  :  «  Bienheureux  ceux  qui  ont  l'esprit  de 
«  pauvreté.  » 

Mais,  pour  parler  précisément  :  qu'est-ce  donc 
que  la  pauvreté? 

La  pauvreté,  ce  n'est  pas  la  misère,  ce  n'est  pas 
l'indigence,  c'est  la  vie  quotidienne  conquise  par  le 
travail. 

Ainsi  définie,  la  pauvreté  manifestement  est  chose 
sainte  et  sacrée  :  que  tous  nous  devons  respecter, 
estimer  et  chercher. 

En  effet,  si  Dieu  notre  Père  bien-aimé,  qui  nous 
gouverne  par  sa  Providence,  nous  avait  mis,  tels 
que  nous  sommes,  dans  un  monde  riche,  —  ce 
monde  est  pauvre,  et  Dieu  fait  homme  a  voulu  être 
pauvre  aussi  ;  —  s'il  nous  avait  placés  dans  un 
monde  opulent,  évidemment  nous  étions  tous  per- 
dus. Qu'eût  été  pour  nous  un  tel  monde,  qui  eût 
spontanément  offert  à  nos  besoins,  à  nos  désirs, 
tout  ce  qu'ils  demandaient?  C'eût  été  un  monde 
sans  efforts,  sans  travail,  sans  courage,  sans  hé- 
roïsme et  sans  génie,  sans  rien  de  ce  qui  constitue 
l'homme,  et  encore  moins  l'enfant  de  Dieu.  Il  n'y 
aurait  eu  sur  une  terre  ainsi  faite  ni  hommes,  ni 
fils  de  Dieu. 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  189 

Donc  notre  Père  nous  a  mis  dans  un  monde 
rigoureux,  dans  une  dure  école,  dans  un  monde 
pauvre,  où  son  fils  bien-aimé  peut  développer  son 
âme,  son  cœur,  son  génie  et  son  héroïsme. 

Un  monde  sans  lutte,  sans  obstacles,  sans  danget 
et  sans  mort,  n'eût  fait  de  nous  qu'une  race  mépri- 
sable. Mais  le  monde  où  nous  sommes  fait  des  âmes 
fortes,  qui  ont  l'effort,  la  constance,  l'énergie,  le 
courage  et  le  dévouement,  tout  ce  qui  est  beau, 
digne  et  glorieux. 

Voilà  la  pauvreté  :  elle  est  la  maîtresse  du  travail 
et  de  l'effort,  la  mère  de  toute  vertu.  Elle  est  l'ins- 
titutrice du  genre  humain. 

Or,  il  y  a  des  hommes,  ceux  que  l'Evangile 
nomme  les  riches,  et  dont  il  dit  :  Malheur  aux 
riches!  Il  y  a  des  hommes  qui  méprisent  ces  grands 
biens,  et  dont  la  vie  est  un  perpétuel  souci  pour 
fuir  la  pauvreté,  c'est-à-dire  le  travail,  c'est-à-dire 
l'effort  qui  développe,  le  courage  qui  lutte,  qui 
affronte  le  danger,  et  qui  dompte  l'obstacle. 

L'homme  i^  otr"  place  sur  cette  terre  pour  la 
garder,  la  défendre  el  !a  cultiver.  C'est  évident. 

Or,  il  y  a  3ei  iKjnTTies  qui  s'abstiennent  de  ce 
travail  et  de  cr  combat 

Vous  qui  lisez  ces  lignes,  vous  qui  êtes  riches, 
qui  n'avez  jusqu'ici  vécu  que  pour  jouir,  qui  perdez 
votre  vie  dans  l'immoralité,  dans  l'inutilité,  je  vous 
le  demande,  est-ce  là  le  rôle  que,  définitivement  et 
après  réflexion,  vous  acceptez?  Vous  mettre,  pour 
vous  garantir,  derrière  la  masse  qui  combat  et  qui 
meurt? 

Mais  je  vous  prie,  lorsqu'il  y  a  une  guerre  visible, 
avez-vous  peur  et  fuyez-vous?  Certes,  quand  il  y  a 


igo  LES    SOURCES 


du  fer  et  du  fei  à  braver,  vous  marchez  devant  les 
soldats  sans  qu'aucune  conscription  vous  oblige. 
Vous  êtes  les  premiers  au  danger,  et  vous  trouve- 
riez fort  étrange  qu'un  soldat  prétendît  vous  cou- 
vrir de  son  corps.  Vous  êtes  braves,  vous  êtes  géné- 
reux,  vous  êtes  courageux,   vous  êtes  nobles  1 

Mais  alors  pourquoi  vous  enfouir  dans  la  honte, 
ia  désertion,  la  trahison,  quand  il  s'agit  de  cette 
milice  universelle  et  nécessaire,  qui  est  la  vie?  Sa- 
vez-vous  donc  ce  que  vous  faites,  vous  qui  tenez 
en  main  l'argent,  c'est-à-dire  l'arme  ou  l'instru- 
ment ;  vous  qui  avez,  par  cela  même,  entre  les 
mains,  la  force  de  cent  ou  de  mille  hommes  ;  qui, 
à  vous  seul,  êtes  une  légion  par  l'or  dont  vous  êtes 
armé?  Voici  ce  que  vous  faites  :  pendant  le  combat 
même  vous  désertez,  et  alors  vos  frères  sont 
vaincus.  Les  chefs  désertent,  ceux  qui  sont  bien 
armés  s'en  vont  :  alors  la  pauvreté  qui  était  un 
ressort  et  une  force,  la  pauvreté  S€  transforme  en 
misère,  en  faiblesse,  en  dénûment,  en  esclavage,  et 
l'homme  vaincu  meurt  par  la  faim. 

O  ridies,  comprenez- vous  bien  maintenant  ce 
qu'est  la  pauvreté?  Comprenez- vous  enfin  qu'elle 
est  l'universel  devoir,  puisqu'elle  est  le  travail,  la 
lutte  et  l'effort  quotidien?  En  ce  sens,  tout  homme 
doit  vouloir  être  pauvre  et  se  faire  pauvre,  car  c'est 
en  ce  sens  qu'il  est  dit  :  «  Malheur  aux  riches!  » 
Comprenez-vous  aussi  ce  qu'est  en  elle-même  la 
richesse,  et  ce  qu'est  la  propriété?  Comprenez- vous 
que  la  propriété  est  le  salaire  de  cent  ou  de  mille 
ouvriers,  donné  d'avance  à  un  chef  de  travail?  Et 
oc  chef  de  travail  doit  compte  à  Dieu  de  l'emploi 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  I9I 

des  salaires,  comme  il  doit  compte  en  outre,  ainsi 
que  tous  les  autres,  de  l'emploi  de  sa  vie. 

Et  de  ce  point  de  vue,  quand  on  prêche  le  mépris 
des  richesses,  ne  pourrait-on  aussi,  et  pour  arriver 
au  même  but,  prêcher  l'estime,  le  respect  de  l'ar- 
gent? Qu'est-ce  donc  que  l'argent,  et  d'où  vient-il? 
L'argent,  c'est  du  travail  accumulé,  c'est  du  temps, 
c'est  de  la  vie  humaine,  c'est  du  sang,  des  sueurs 
et  des  larmes.  Voilà  ce  que  vous  tenez  en  vos  mains. 
Qu'en  ferez- vous? 

Ne  voyez- vous  pas  en  ce  point  tout  l'Evangile  et 
tout  le  jugement  de  Dieu? 

L'Evangile  appelle  riche,  riche  maudit,  celui  qui, 
tenant  en  sa  main  ce  sang,  ces  larmes  qui  d'ordi- 
naire ne  sont  pas  les  siennes,  les  prostitue,  les  ré- 
pand pour  jouir.  L'Evangile  appelle  pauvre,  pauvre 
d'esprit,  celui  qui,  sachant  ce  qu'il  tient  en  sa 
main,  respecte  ces  biens  sacrés,  et  ne  les  donne 
qu'au  salut  des  hommes  et  au  progrès  du  monde. 
Et  je  comprends  alors  que  la  morale,  comme 
r Evangile,  se  résume  en  une  seule  question  :  Que 
fcrez-vous  du  sang  de  l'homme  et  de  ses  larmes? 
Consécration?  Profanation? 


«Ê-^ 
*V^ 


CHAPITRE  IV 


OUI,  nobles  cœurs,  vous  comprenez  ces  choses, 
et,  je  l'espère,  vous  les  aimez.  Vous  voulez 
la  justice,  et  vous  sentez  que  vous  pourrez 
aimer  votre  devoir  dans  cette  lutte  héroïque  qui  est 
la  marche  de  l'humanité  vers  son  but.  Vous  com- 
prenez ce  qu'il  y  a  d'honneur  et  de  vraie  gloire  à 
marcher  parmi  les  premiers  et  à  conduire  les  autres 
avec  courage  vers  la  terre  à  venir  d'un  siècle  meil- 
leur et  plus  heureux. 

Peut-être  même  avez-vous  dans  le  cœur  un  de 
ces  impétueux  courages,  capables  de  tout  oser  et 
de  tout  sacrifier  pour  renverser  l'obstacle  et  par- 
venir au  but. 

Dans  ce  cas,  il  est  une  vertu  qu'il  faut  joindre 
au  zèle  de  la  justice  :  c'est  la  sagesse. 

Si  vous  voulez  par  vos  efforts,  devenir  un  soldat 
du  progrès,  un  ouvrier  de  la  justice,  il  faut  au 
désintéressement  et  au  courage,  qui  est  la  première 
condition,  unir  cette  sagesse  paisible  et  lumineuse 
qui  voit  clai-ement  l'œuvre  et  le  but,  qui  ne  produit 
que  des  efforts  vrais,  ne  s'agite  pas  dans  la  vio- 
lence, et  n'arrache  pas  le  blé  pour  arracher  l'ivraie. 

Parlons  plus  clairement.  Si  vous  voulez  aujour- 
d'hui travailler  au  bien  des  hommes,  il  vous  faut 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  193 

renoncer  d'abord  à  la  grande  maladie  mentale  de 
notre  époque,  savoir  :  la  manie  aveugle  et  farouche 
qui  renverse  et  qui  brise. 

Tout  briser  pour  tout  reconstruire  sur  un  plan 
tout  nouveau,  tel  est,  au  milieu  de  nous,  depuis 
bientôt  un  siècle,  le  risible,  cruel  et  criminel  effort 
du  zèle  ignorant  et  farouche  de  la  grande  foule  des 
insensés. 

Si  vous  ne  savez  pas  vous  dégager  absoltunent  de 
cette  folie  stupide,  vous  pouvez  beaucoup  pour  le 
mal,  mais  vous  êtes  impuissant  pour  le  bien.  Vous 
n'essuierez  pas  une  seule  larme,  vous  en  ferez  cou- 
ler beaucoup. 


II 


Ami,  quand  j'étais  jeune  et  ignorant,  mais  déjà 
décidé  à  travailler  pour  la  justice,  j'ai  eu  d'abord 
aussi  ce  zèle  amer,  sombre  et  stérile,  qui  veut  tout 
arracher  et  qui  blasphème  le  bien  présent,  faute 
d'en  comprendre  la  grandeur. 

Ecoutez  :  voici  un  mystère  que  j'ai  bien  long- 
temps ignoré,  aveuglé  que  j'étais  par  la  folie  du 
siècle.  Ce  beau  mystère,  je  n'en  vois  la  splendide 
clarté,  je  vous  l'avoue,  que  depuis  peu  de  jours. 

Le  voici  :  c'est  qu'en  toutes  choses.  Dieu  a  beau- 
coup plus  fait  pour  nous  que  nous  ne  le  savons. 

Nous  sommes  plus  près  de  tous  les  biens  que 
nous  ne  pouvons  le  soupçonnerl  Nous  ne  sommes 
séparés  du  ciel  et  de  la  terre  promise  que  par  un 
obstacle  moral  que  la  liberté  peut  briser. 

Tout  est  donné,  mais  l'homme  ne  sait  pas  encore 
prendre. 

LUS    SOUllCES  13 


194  LES   SOURCES 


Notre  aveugle  ignorance,  notre  tristesse  ingrate 
ne  savent  pas  voir  que,  dans  tous  les  ordres  de 
choses,  même  dans  l'ordre  social,  Dieu  nous  donne 
tout. 

«  Si  vous  saviez  le  don  de  Dieu  (i)!  »  dit  l'Evan- 
l^ile   :  parole  universelle,   vraie  toujours  et  partout. 

«  Cette  terre  est  sainte,  »  s'écrie  le  patriarche 
dans  sa  vision,  «  et  moi,  je  l'ignorais  (2)!  »  Oui, 
nous  ignorons  presque  tous  ce  qu'il  y  a  de  saint  et 
de  sacré  dans  le  monde  présent  tel  qu'il  est. 

La  vie  des  hommes  sur  terre  n'est  pas  plus  livrée 
au  hasard  que  celle  de  la  nature,  ou  que  la  vie  des 
astres. 

La  bonté  de  Dieu  donne  tout  germe,  et  ses 
saintes  lois  providentielles  travaillent  à  tout  déve- 
lopper. 

Que  manqiîc-t-il  donc?  où  est  le  mal?  où  est 
l'obstacle?  Le  voici  :  c'est  notre  aveuglement  et 
notre  iniquité!  L'aveugle  iniquité!  Il  n'y  a  que  cet 
obstacle  unique,  que  ce  seul  ennemi  à  combattre 
pour  que  tout  bien  se  développe. 

Tout  le  travail  humain  se  résimie  dans  cette  di- 
vine et  merveilleuse  parole  :  «  Cherchez  d'abord  le 
«  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous 
«  sera   donné  par  surcroît.    » 

Oui,  tout  le  reste  sera  donné,  ou  plutôt  tout 
n'est-il  pas  déjà  donné? 

III 

Ah!  si  vous  saviez  le  don  de  Dieu!  La  grâce  de 

Dieu  est  donnée  à  tous,   dès  l'origine.   Dieu  verse 

(1)  St  Mires  donum  Del.   (JOan.,  iv.  10.) 

(3)  Loaxs  Iste  sanctus  est,  et  ego  nesciebam.  (Gen.,  xjtviu, 
16.) 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  I95 

son  soleil  et  sa  rosée,  dit  l'Evangile,  sur  les  mé- 
chants comme  sur  les  bons.  Otez  l'obstacle  de  l'in- 
justice,  et  l'esprit  de  Dieu, remplit  l'âme. 

Ce  que  le  dogme  enseigne  de  la  grâce  et  de  l'es- 
prit de  Dieu  est  vrai  de  toutes  les  sources  de  la  vfe. 

Le  pain  du  corps  nous  est  donné.  La  chaleur  est 
donnée  à  nos  membres,  la  lumière  à  nos  yeux.  Les 
germes  sont  donnés  à  profusion  au  vaste  sein  de 
la  nourrice  du  genre  humain.  L'eau,  l'électricité,  la 
lumière,  la  chaleur,  la  fécondité  lui  sont  versés  à 
flots. 

Le  lait  maternel  est  donné  aux  lèvres  de  l'enfant, 
dès  qu'il  peut  l'attirer  et  le  prendre  ;  et  quand  il  ne 
pouvait  rien  prendre,  le  sang  lui-môme  était  donné, 
le  sang  providentiel  et  maternel  coulait  en  lui  sans 
lui. 

Et,  quant  à  la  lumière  de  la  raison,  elle  illumine 
tout  homme  venant  en  ce  monde.  La  vérité  aussi 
nous  est  donnée  ;  la  certitude  nous  est  inoculée  ; 
mais  l'inquiétude  ingrate  et  sophistique  de  nos 
esprits  s'en  dégage  et  s'échappe  ;  et  la  réflexion 
maladroite  et  défiante,  par  je  ne  sais  quel  aveugle 
effort,   parvient  au  doute  et  à  l'erreur  (i). 

Pourquoi  Dieu  n'aurait-il  pas  fait  pour  le  cœur  et 
pour  l'esprit  de  l'homme  ce  qu'il  a  fait  manifeste- 
ment pour  son  corps? 

La  vraie  sagesse  est  donnée  dans  ses  bases  né- 
cessaires ;  et  les  sophistes  qui  cherchent  à  créer  le 

(1)  Les  anges  des  petits  enfants,  <llt  l'Kvanelle.  volent  sans 
eesse  la  fac«  du  Père  qui  est  au  ciel.  N'ost-ce  pas  dire  qu'un 
lien  de  lumière  ratta-che  À  Dieu  toutes  les  âmes  Innocentas  T 
Et  quand  Jésus-Christ  parle  de  ces  petits  qui  croient  en  lui, 
ne  semble-t-U  pas  nous  apprendre  que  les  àines  Innocentes  des 
enfants,  comme  elles  ont  la  raison  Implicite,  ont  aussi  la  fol 
Implicite  et  le  germe  de  l'éternelle  lumière? 


J96  LES   SOURCES 


commencement  de  la  sagesse  sont  d'inintelligents 
ingrats. 

La  vraie  religion  est  donnée,  et,  s'il  est  évident 
que  l'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  mais  de 
toute  parole  qui  sort  de  la  bouche  de  Dieu,  j'en  con- 
clus: que  la  parole  de  Dieu  est  au  milieu  de  nous, 
aussi  bien  que  le  pain  :  je  dis  qu'elle  couve  le 
monde,  et  qu'elle  atteint,  explicitement  ou  implici- 
tement tous  les  hommes.  La  religion  est  vraie.  II 
n'y  a  qu'une  seule  religion.  C'est  celle  qui  est  en- 
tière, universelle,  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
lieux.  Oui,  la  vraie  religion  est  au  milieu  de  nous, 
richement  répandue,  comme  les  bienfaits  de  la  na- 
ture. Oui,  Dieu  même  s'est  donné.  Oui,  le  céleste 
idéal,  le  bien  suprême  qu'appelle  tout  cœur  et  que 
rêve  tout  esprit,  c'est-à-dire  Dieu,  Dieu  s'offre  à 
nous,  s'incarne,  s'unit  à  l'âme  et  à  l'esprit,  s'unit 
à  l'homme  entier,  se  donne  à  respirer  comme 
l'air  (i),  se  distribue  en  nourriture  et  en  breuvage  : 
sang  immortel  de  la  vie  à  venir,  qui,  dans  cette  vie 
terrestre,  pénètre  en  nous  sans  nous,  —  comme 
dans  la  vie  préparatoire,  antérieure  à  notre  nais- 
sance, le  sang  providentiel  et  maternel  entrait  en 
nous  sans  nous. 

Et,  de  nos  jours  surtout,  les  biens  nous  sont 
donnés  jusque  dans  les  détails  du  luxe.  Sans  parler 
des  merveilles  et  des  beautés  de  l'art,  la  vraie 
science  aujourd'hui  est  à  nous.  D'immenses  régions 
de  vérités  merveilleuses  et  fécondes  sont  accessi- 
bles à  tous.  L'immense  domaine  des  sciences  mathé- 
matiques offre  à  l'esprit  humain  un  monde  indéfini 
d'affirmations,   applicables  à  la  domination    de    la 

(1)  Splrltus  orls  Dostri  Cbrlstiu. 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALE  I97 

nature.  La  forme  du  ciel  visible  est  connue  dans  le 
détail  de  ses  mouvements  et  dans  le  principe  de  ses 
lois.  On  calcule  la  distance  des  astres  :  on  sait  leur 
poids.  Puis  enfin  viennent  les  merveilles  contempo- 
raines des  applications  de  la  science,  et,  avant  tout, 
l'espace  vaincu  par  l'homme,  et  le  genre  humain 
ramené  à  n'avoir  plus  qu'une  seule  demeure,  où 
bientôt  tous  les  hommes  pourront  s'entendre  comme 
dans  une  assemblée. 


IV 


Et,  après  tout  cela,  les  amis  de  l'humanité,  les 
cœurs  altérés  de  justice,  ceux  qui  contemplent  la 
charité  humaine,  et  qui,  comme  Jésus-Christ  lui- 
même,  pleurent  à  la  vue  de  ses  souffrances,  ces 
âmes  généreuses,  lumineuses  entre  toutes,  ne  soup- 
çonneraient pas  que  là  aussi,  je  veux  dire  dans 
l'ordre  social,  d'innombrables  biens  sont  donnés,  et 
que  de  puissantes  et  saintes  lois  vivent  et  travail- 
lent pour  le  riche  développement  de  ces  biens!  Ils 
ne  soupçonneraient  pas  que  le  mal,  que  l'obstacle, 
c'est  notre  aveugle  ingratitude  qui  ne  voit  pas  les 
biens,  n'en  comprend  pas  les  germes,  et  foule  aux 
pieds  les  lois!  Ils  n'auraient  pas  la  joie  de  décou- 
vrir que  notre  tâche  est  simple  :  anéantir  l'obs- 
tacle de  l'injustice,  c'est-à-dire  pratiquer  simple- 
ment, d'homme  à  homme,  de  peuple  à  peuple,  de 
gouvernant  à  gouverné,  les  grandes  lois  morales 
nécessaires,  éternellement  connues,  sensibles  à  toute 
conscience,  visibles  à  toute  raison!  Ils  ne  compren- 
draient pas  enfin  qu'en  cherchant  la  justice  toute 
seule,  tout  est  donné  ou  vous  sera  donné! 


198  LES    SOURCES 


O  ami!  entendez  donc  bien,  avec  la  sainte  et 
pleine  logique  du  cœur,  avec  la  sainte  raison  de  la 
nature  non  mutilée,  que,  puisque  vous  avez  trouvé 
dans  ce  monde,  en  y  venant,  cette  merveilleuse 
création  de  Dieu,  la  famille,  et,  par  l'amour  pater- 
nel et  la  providence  maternelle,  la  vie  donnée  à  ce 
qui  n'était  pas,  entretenue  et  suppléée  en  ce  qui  ne 
pouvait  pas,  par  cela  seul  il  est  certain  qu'il  y  a 
une  éternelle  et  toute-puissante  paternité,  pour  tous 
les  hommes  unis,  aussi  bien  que  pour  l'homme  isolé. 

Il  y  a  une  paternité,  une  famille,  une  patrie  invi- 
sible qui  veille  sur  nous,  c'est-à-dire  toute  l'huma- 
nité ;  famille  qui  d'abord  nous  donne  tout,  sans 
nous,  et  qui  développe  tout,  ensuite,  avec  nous  et 
par  nous,  si  nous  n'y  mettons  pas  d'obstacle  et  si 
nous  voulons  travailler. 


Espérons,  ô  mon  frère,  que  cette  sérénité  de 
regard  qui  voit  ces  choses  va  se  joindre  à  votre 
zèle  et  à  votre  courage.  L'homme  et  le  monde,  en 
s'élevant,  marchent  de  la  terreur  à  la  confiance,  en 
même  temps  que  de  l'aveuglement  à  la  lumière.  La 
lumière  montre  la  beauté  des  choses  que  cachaient 
les  ténèbres.  Un  des  vices  trop  peu  remarqués  de  la 
nature  humaine,  c'est  l'esprit  de  blasphème,  cet 
esprit  qui  dénigre,  qui  voit  noir  et  qui  parle  noir. 
«  Si  vous  avez  la  vie  nouvelle,  dit  saint  Paul  aux 
«  chrétiens,  déposez  l'aigre  levain  de  la  vieille 
«  forme  :  colère,  indignation,  malignité,  blas- 
«  phème.  »  Oui,  à  mesure  que  l'homme  se  renou- 
velle en  Dieu,  le  blasphème  cesse  et  la  reconnais- 


LE    PREMIER    LIVRE    DE    LA    MORALB  I99 

sance  vient  avec  la  lumière.  L'homme  cesse  de  voir 
en  noir  ce  jardin  de  la  terre,  de  blasphémer  la  vie 
et  son  auteur.  Peu  à  peu  il  découvre  l'immense 
beauté  des  choses,  et  dans  les  biens  présents  la 
magnificence  des  promesses.  Gardons-nous  de  nos 
impatiences  idéales  vers  la  perfection  absolue,  et  Ju 
mépris  des  biens  présents  et  relatifs.  Que  d'hommes 
se  tuent  corporellemeiit  par  la  recherche  d'une  santé 
parfaite,  par  le  mépris  et  par  la  stagnation  des  forces 
suffisantes  qu'ils  ont,  mais  qu'ils  n'emploient  pas! 
Et,  dans  la  vie  des  âmes,  que  d'âmes,  au  moment 
où  Dieu  les  inspire,  s'éloignent  de  Dieu,  par  je  ne 
sais  quelle  froideur  chagrine,  sous  prétexte  d'indi- 
gnité, en  attendant  un  temps  meilleur!  Et  quand  on 
a  perdu,  dans  l'ingrate  inertie,  ses  forces  d'âme  ou 
de  corps,  on  sent  qu'alors,  avant  cette  perte,  on 
possédait  la  vie  assez  pour  conquérir  la  vie  plus 
abondante.  Quant  à  moi,  je  sais,  par  une  longue 
expérience,  qu'un  des  plus  grands  obstacles  de  ma 
vie  a  été  l'ignorance  et  le  dédain  du  bien  présent. 
On  attend  un  présent  meilleur  pour  l'exploiter,  et 
ce  présent  meilleur  ne  peut  venir  que  du  présent 
réel  et  actuel  que  l'on  délaisse  et  que  l'on  détruit. 
Et  les  méchants,  par  leur  noir  et  sinistre  esprit,  et 
les  bons,  par  leur  impatience  exaltée  ou  par  leur 
inquiétude  ingrate,  conspirent  dans  ce  dédain. 

La  vraie  sagesse,  dans  la  sérénité,  voit  autre- 
ment. Elle  voit  dans  l'homme  et  dans  le  monde  trois 
choses  :  des  germes  magnifiques,  des  lois  qui  déve- 
loppent les  germes,  et  l'obstacle  moral  qui  les 
arrête.  Elle  voit  que,  en  tout,  l'état  du  monde,  des 
peuples  et  de  chaque  homme,  d'ordinaire,  est  tout 
ce  que  comporte  la  vie  morale  qu'on  a.  Vous  parlez 


200  LES    SOURCES 


d'esclavage!  Etes-vous  capables  de  liberté?  Soyez 
capables  de  liberté,  et  dites  :  Que  la  liberté  soit  ;  la 
liberté  sera,  et  tout  le  reste  ainsi. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  à  la  sombre  violence  qui 
brise  et  tue  pour  arriver  à  vivifier.  Il  n'y  a  pas  lieu 
à  détruire  la  société  contemporaine  pour  la  refaire 
sur  un  plan  meilleur.  Il  n'y  a  pas  lieu  à  ces  risibles 
et  impuissants  efforts  de  génie  fou,  d'héroïsme 
effaré  qu'on  dépense  à  créer  l'organisation  sociale 
véritable.  L'organisation  sociale  véritable,  ô 
mon  frère,  bien  avant  que  vous  fussiez 
né,  est,  depuis  l'origine,  créée  de  Dieu  et  donnée 
de  Dieu  dans  ses  bases  essentielles  et  dans  les  lois 
qui  la  développent  ;  tout  aussi  bien  que  l'organisa- 
tion de  votre  corps  était  créée  de  Dieu,  dans  le  sein 
maternel,  bien  avant  qu'il  vous  fût  possible  de  le 
savoir  et  de  le  vouloir. 

Encore  une  fois,  comprenez-le.  Ce  qui  se  fait  en 
nous  et  dans  le  monde,  sans  nous  ou  malgré  nous, 
par  la  bonté  de  Dieu  et  par  ses  lois  providentielles, 
est  toujours  beaucoup  plus  de  la  moitié  de  l'œuvre. 
Nous,  nous  avons  à  saisir,  à  comprendre,  à  suivre, 
à  obéir  et  à  continuer.  Mais  surtout,  —  là  est  notre 
grandeur  et  notre  royauté,  —  nous  avons  à  con- 
naître et  à  vaincre,  par  la  raison  et  par  la  liberté, 
et  par  d'héroïques  entreprises,  quand  il  le  faut, 
l'obstacle,  l'obstacle  moral,  qui  s'interpose  entre 
l'homme  et  les  dons  de  Dieu. 

Donc  la  morale,  la  morale  absolue,  nécessaire, 
évidente,  la  justice,  en  un  mot  ;  voilà,  dans  tous  les 
ordres  de  choses,  la  sainte  et  simple  condition  de 
tout  progrès  et  de  tout  bien. 


DEt^HlER  LiVfîE 


LES    APHORISMES 

OB 

LA    SCIENCE    DU    DEVOI» 


CHAPITRE  PREMIER 


Courage!  oui,  l'esprit  humain  marche,  et  en  ce 
siècle  même,  il  développe  une  science  qui 
aura  sur  le  monde  plus  d'influence  que  n'en  a 
eu,  depuis  deux  siècles,  la  science  des  forces  de  la 
nature. 

Cette  science,  c'est  !a  science  du  Devoir. 
J'entends  par  là  qu'en  ce  siècle-ci  l'Histoire,  la 
Politique,  la  Science  économique,  le  Droit,  et  tout 
l'ensemble  des  sciences  sociales,  se  rattachant  déci- 
dément à  rétcrnelle  justice,  tendent  à  s'unir  en  une 
science  supérieure,  qui  sera  la  science  du  Devoir. 

Et  cette  grande  science,  la  plus  féconde  de  toutes, 
démontrera  en  toute  lumière,  développera,   dans  le 


S02  LES    APHORISMES 


détail  des  précisions  et  des  applications,  la  riche 
beauté  de  l'inspiration  primitive  des  consciences,  et 
la  divine  fécondité  des  préceptes  et  des  conseils  de 
Jésus-Christ  et  de  l'Eglise. 

La  conscieûise  est  donnée  à  tous,  en  tous  temps, 
en  tous  lieax,  et  elle  suffit.  Chacun  sera  jugé  sur 
ce  qui  lui  aura  été  donné.  Mais  l'homme  juste  doit 
travailler,  chaque  jour,  à  éclairer  sa  conscience  par 
la  science,  et  la  science  doit,  par  l'effort  de  la  rai- 
son et  de  la  liberté,  se  développer  de  siècle  en 
siècle. 

Le  principe  de  la  science  est  simple  :  comme  en 
astronomie,  l'attraction  est  sa  loi.  Mais  ses  appli- 
cations constituent  la  plus  variée  et  la  plus  étendue 
des   sciences. 

Ce  principe  simple  qui  est  dans  la  science  du 
Devoir  ce  qu'est  en  astronomie  l'attraction,  on 
le  peut  énoncer  ainsi  :  Assistance  due  par  tout  être 
à  tout  être. 

Assistance  due  par  tout  être  à  tout  être!  C'est 
une  autre  manière  de  dire,  comme  saint  Paul  : 
«  Toute  la  loi  est  dans  un  seul  mot  :  Tu  aimeras 
«  ton  prochain  comme  toi-même  (i).  »  C'est  une 
autre  manière  de  dire  :  «  Faites  à  autrui  ce  que 
«  vous  voudriez  qu'on  vous  fît  (2).  »  Voilà  le  prin- 
cipe du  Devoir. 

Et  je  laisse  à  dessein,  dans  la  formule,  le  mot 
être  au  lieu  du  mot  homme,  moins  général.  Cette 
éfendue  sans  bornes  de  l'objet  du  devoir  me  rap- 

(1)  Omnls  lex  In  uno  sermone  Impletur  :  dillges  prozlmum 
tuum   sicut  te  Ipsum.    (Galat.,   v,  14.) 

(3)  Omala  quaecuinq[ti«  vulUs  ut  faciant  robls  bomlnes,  et 
TOs  facita  mis.  liaec  est  enlm  lez  et  propbetae.  /Matth., 
va,  19) 


DB    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  203 

pelle  la  parole  du  Seigneur  :  «  Allez  dans  l'univers 
«  entier,  et  portez  à  toute  créature  la  bonne  nou- 
«  velle  (i)!  »  C'est  qu'en  effet,  le  devoir  ne  va  pas 
seulement  de  l'homme  à  l'homme,  mais  bien  aussi 
à  toute  la  création,   à  tout  être,   sans  exception. 

Le  devoir,  c'est  d'aller  au  but  et  d'y  mener  toute 
la  création.  Et  nous  devons  aller  au  but,  qui  est 
l'union  des  êtres  entre  eux  et  avec  Dieu,  «  de  toute 
«  notre  âme  et  de  tout  notre  cœur,  de  tout  notre 
«  esprit  et  de  toutes  nos  forces  (2).  » 

Et  je  médite  avec  bonheur  l'universalité  sans  res- 
triction de  la  formule  :  «  par  tout  être  à  tout 
être.  »  Je  me  souviens  de  l'insistance  avec  laquelle 
saint  Paul  demande  avant  tout  aux  chrétiens  d'as- 
sister et  de  porter  par  l'âme  et  l'incessante  prière 
«  TOUS  LES  HOMMES  ;  car  Dieu  veut  sauver  tous 
«  LES  HOMMES,  Car  le  Christ  s'est  donné  pour 
«   TOUS  (3).    » 

Et  ce  principe  de  l'universalité  du  devoir  et  de 
son  objet  rentre  encore  dans  cette  sublime  parole  : 
«  Chrétiens,  vous  rendrez  compte,  non  pas  seule- 
«  ment  de  vous-mêmes,  mais  bien  du  monde  en- 
«  tier  (4).  » 

L'universalité  absolue  du  devoir  à  l'égard  de  tout 
le   genre   humain,   voilà  ce   qu'il   convient   plus   que 


(1)  Funtes  lu  mundum  unlversum,  pracdlcat«  EvaDgelluiQ 
omnl   creaturae,   (Matth.,  xvi,  15.) 

(8)  DiUges  Domiiuim  Deum  tuum,  ex  toto  corde  tuo,  fit  tn 
tota  anima  tua,  et  In  tota  mente  tua.  (Deut,,  vi,  6.  —  MATth., 
xxii.  37.  —  MARC,  xn,  30.  —  LUC.  x.  87.) 

(3)   I   Timoth..  II. 

(i)  Non  de  vestra  tantum  salute,  sed  de  uolverso  orbe  yobU 
ratio  rcddenda  est.  (Salot  Cbrysostome.) 


204  ^^^    APHORISMKS 


jamais,  aujourd'hui  que  le  globe  est  ramené  à  l'unité, 
d'inculquer  par  l'éducation  à  tout  homme  venant  en 
ce  monde.  Pourquoi?  parce  que  cette  vue  sublime 
est  propre  à  décupler  dans  tous  les  cœurs  l'enthou- 
siasme et  l'effort.  Pourquoi  encore?  Parce  qu'il  est 
plus  facile  de  mettre  en  ordre  le  monde  entier  qu'un 
seul  Etat  ou  une  seule  ville.  Les  nations  ne  se  sau- 
veront point  isolées,  non  plus  que  les  individus.  En 
ce  siècle,  c'est  un  mouvement  de  totalité  que  Dieu 
demande  au  genre  humain.  Et  je  répète  avec  une 
joie  profonde  que  cette  belle  science  du  Devoir, 
nécessaire  à  ce  grand  mouvement,  Dieu  veut,  au- 
jourd'hui, la  donner  à  l'Europe  dans  le  détail  de  ses 
applications.  Cette  science  n'était  encore  que  dans 
sa  tige,  maintenant  voici  les  rameaux  et  les  fruits. 
Notre  Maître  disait  :  «  Si  vous  conservez  ma  parole, 
«  vous  connaîtrez  la  vérité.  »  Oui,  la  parole  évan- 
gélique,  vérité  implicite  complète,  conservée  dans 
le  monde  chrétien,  a  fructifié  ;  et  nous  arrivons 
aujourd'hui  à  la  lumière  visible,  à  la  connaissance 
scientifique  d'une  partie  de  cette  vérité. 

Dans  ce  chapitre  intitulé  Aphorism^s  de  la  science 
du  Devoir,  je  veux  essayer  d'énoncer  en  résumés 
succincts,  mais  non  pas  secs,  les  résultats  scientifi- 
ques principaux  auxquels,  dans  l'ordre  moral,  l'es- 
prit public  des  peuples  européens  parvient  ou  sera 
parvenu,  j'espère,  avant  un  siècle. 


I 


Voici   donc   le   prfncTpe    sTmpte   de   la   science   du 
Devoir  :  Assistance  due  par  tout  être  à  tout  être. 


I 


DS    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  20$ 


II 


L'accomplissement  du  Devoir,  dans  le  sens  plein 
du  mot,  c'est  l'effort  de  l'homme  tout  entier  pour 
porter  toute  la  création  à  son  but. 


III 


L'effort  de  l'homme  entier,  l'acte  de  l'âme  totale, 
en  style  évangélique,  qui  est  le  style  de  Dieu,  se 
nomme  amour.  C'est  pourquoi  il  est  dit  :  «  Tu 
«  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  —  qui  est  le  but  et 
«  la  fin  des  êtres  —  de  toute  ton  âme,  de  tout  ton 
«  cœur,  de  tout  ton  esprit  et  de  toutes  tes  forces.  » 
L'acte  d'amour,  l'effort  pour  assister,  c'est  l'opéra- 
tion générale  de  l'âme  dans  la  lumière  et  dans  la 
liberté.  Amour  n'est  pas  passion,  mais  acte  d'âme. 


IV 


L'amour,  comme  le  pose  la  divine  formule,  doit 
être  l'amour  du  prochain,  c'est-à-dire  que  l'effort 
pour  assister  tout  être  doit  suivre  la  hiérarchie  des 
devoirs.  La  règle  donc,  c'est  d'aller  au  plus  près  ; 
d'aimer  dans  la  proximité,  comme  l'attraction  attire 
sous  la  loi  des  distances.  Mais  entendez-le  bien. 


L'homme  se  doit  au  prochain  d'abord.    Mais  qui 
est   mon   prochain?  demandait-on    au   Christ.    Et   le 


2o6  LES    APHORISMES 


Christ   répondait   que   le    prochain,     c'est     l'homme 
que  vous  trouvez  blessé  sur  le  chemin. 


VI 


Mais  la  règle  d'aimer  le  prochain  est  absolue 
dans  son  énoncé  et  métaphysiquement  rigoureuse. 
L'effort  pour  assister  ou  pour  aimer  est  véritable- 
ment réglé  par  la  loi  de  proximité  ;  proximité  non 
pas  physique,  mais  morale  et  métaphysique. 
D'après  cette  règle,  l'amour  bien  ordonné  com- 
mence par  Dieu,  qui  m'est  plus  intime  que  moi- 
même  ;  puis  il  descend  à  moi,  qui  suis  d'abord  res- 
ponsable de  moi  ;  puis  il  s'étend  au  prochain  qui 
me  touche,  et  puis  à  la  patrie  et  puis  au  genre  hu- 
main. 


VII 


Oui  certes, le  premier  de  tous  nos  devoîrs,c'est d'ai- 
mer Dieu  par-dessus  toutes  choses.  Oui  :  servir  Dieu, 
le  mot  est  bon.  Je  dirai  même  assister  Dieu  :  car  le 
Verbe  incamé  nous  dit  :  «  C'est  moi-même  que  vous 
«  assistez.  »  Et  mihi  fecistis.  Assister  Dieu!  c'est  le 
mot  de  saint  Paul.  «  Nous  aidons  Dieu!  »  Dei  adju- 
tores  sumus.  Oui,  aider  Dieu,  c'est-à-dire  lui  ouvrir 
les  âmes,  la  mienne  d'abord,  et  puis  les  autres  ;  le 
faire  entrer  dans  tous  les  êtres  que  lui  ferme  la 
perversité,  l'assister  et  l'aider  pour  qu'il  vienne  à 
son  but  et  y  mène  toute  la  création,  afin  que  lui, 
bonté  suprême,  vérité  absolue,  beauté,  félicité, 
amour,  soit  tout  en  tous. 


DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  207 


VIII 

Oui,  je  l'assiste  ainsi  et  je  le  sers,  lui,  source  de 
tous  les  biens,  en  m'efforçant  incessamment  de  le 
connaître  et  de  l'aimer,  et  d'être  à  lui  et  avec  lui  de 
tout  mon  coeur,  de  toute  mon  âme,  de  toutes  mes 
forces  et  de  tout  mon  esprit. 


IX 


Et  cela  même,  si  je  sais  l'accomplir,  opère  tout 
mon  Devoir  envers  moi-même  et  toute  l'assistance 
que  je  dois  à  tout  mon  être.  Car  ne  cessant,  par 
l'amour  et  l'effort,  de  puiser  en  Dieu,  comme  fait 
le  nouveau-né  attaché  au  sein  maternel,  je  puise  la 
vie  dans  la  source  infinie,  et  je  la  fais  descendre 
dans  toutes  mes  forces  et  toutes  mes  facultés.  Je  fais 
descendre  la  vie  de  Dieu  dans  mon  cœur,  et  puis 
dans  mon  esprit,  et  enfin  dans  mon  corps. 


Et  ce  n'est  pas  en  vain  que  l'Evangile  nous  dit 
que  les  deux  grands  préceptes  aimer  Dieu  et  aimer 
son  prochain  sont  semblables  et  ne  font  qu'un.  C'est 
qu'en  effet  l'amour  de  Dieu  donne  l'amour  du  pro- 
chain, et  le  service  de  Dieu  sert  le  prochain.  Car 
que  puise-t-on  en  Dieu  par  l'acte  d'âme,  sinon  la 
foi  et  la  lumière,  la  liberté,  l'ainour?  Or,  ce  sont 
là  les  forces  qui  bénissent  la  terre,  qui  nous  rendent 
riches  pour  assister  le  genre  humain,  clairvoyants, 
résolus,  pour  pousser  le  monde  à  son  but. 


2o8  LES    APHORISMES 


XI 


Celui  donc  qui  remplit  le  premier  devoir,  qui 
puise  en  Dieu  la  foi,  la  certitude,  la  lumière  et  la 
liberté,  celui-là  veut  et  opère  le  devoir  tout  entier, 
car  il  veut  et  opère  l'assistance  de  tout  son  être  à 
tous  les  êtres. 


XII 


Ainsi  jnchn  premier  devoir,  mon  devoir  envers 
Dieu,  implique,  s'il  est  rempli,  l'accomplissement  de 
mon  devoir  envers  moi-même  et  envers  les  autres  ; 
car  si  je  suis  le  coopérateur  de  Dieu  dans  sa  vo- 
lonté très  certaine  de  me  conduire  au  but,  c'est 
moi-même  que  j'ai  assisté.  Et  si  la  vie  de  Dieu  ré- 
side en  moi,  c'est-à-dire  si  j'ai  pu  acquérir  la  jus- 
tice, il  est  visible  encore  que  j'ai  travaillé  pour 
autrui. 

Ainsi  les  trois  devoirs  sont  identiques.  Distin- 
guons,  cependant,    afin  d'arriver  au  détail. 


#^ 


CHAPITRE  II 

LE    DEVOIR    ENVERS    DIEU 


JE  VOUS  le  dis  solennellement  :  voici  le  fond  des 
choses,   voici   toute  la  perfection    de    la    vie. 
C'est  l'Evangile  qui  parle  : 
«  Je  ne  suis  pas  seul  ;  mon  Père  est  en  moi.  — 
«   Mon   Père  agit   incessamment,    et  moi   j'agis   in- 
«  cessamment.  Et  ce  que  je  vois  dans  mon  Père,  je 
«  le  fais.   » 

Ainsi  parle  celui  qui  est  1*  Homme-Dieu. 


Il 


Et  moi  aussi,  moi  le  dernier  des  hommes,  je  porte 
en  moi  mon  Père,  mon  créateur,  la  source  éternelle 
de  ma  vie.  Mon  Père  ne  cesse  d'opérer  en  moi,  et 
de  m'exciter  vers  le  but,  par  de  continuelles  inspi- 
rations et  impulsions.  Le  désir  nécessaire  du  bon- 
heur et  la  perpétuelle  inquiétude  de  toute  âme  sont 
les  effets  de  l'incessante  opération.  C'est  à  moi  de 
sentir,  de  comprendre  ce  que  veut  opérer  le  Père, 
et  d'agir  sous  l'actrcn,  avec  raison  et  liberté. 

IIS    SOUKCES  14 


2îO  LES    AFnORISMSa 


III 


Dieu  qui  nous  porte,  qui  est  en  nous,  qui  est 
notre  principe  et  notre  source,  prépare,  commence 
nos  actes  et  nos  pensées.  Il  vit  d'avance,  en  lui, 
éternellement,  ce  qu'il  nous  veut  faire  vivre  dans  le 
temps.  L'idée  qu'il  a  de  nous,  son  éternelle  volonté 
sur  nous,  constituent  notre  histoire  idéale,  le  grand 
poème,  possible  de  notre  vie.  Ce  beau  poème,  notre 
Père  plein  d'amour  ne  cesse  pas  de  nous  l'inspirer 
dans  le  profond  désir  de  l'âme,  dans  la  conscience, 
dans  la  lumière  de  la  raison  qui  éclaire  tout  homme 
en  ce  monde.  Il  y  a  une  immobile  et  simple  et  infinie 
activité  providentielle,  qui  contient  et  opère  en  elle 
éternellement  tout  le  détail  possible  de  nos  actes  et 
de  nos  mouvements.  Il  faut  que  notre  vie,  déve- 
loppée dans  le  temps  et  l'esDace,  soit  l'image  de  cet 
infini. 


IV 


Je  supplie  Dieu  d'ouvrir  les  yeux  à  tous  les 
hommes  qui  pensent,  afin  qu'ils  se  liguent  pour 
comprendre  et   pour  faire  comprendre    ce    point     : 

LE  PÈRE  EST  AVEC  NOUS  ;  NOTRE  DiEU  EST  EN  NOUS. 

Il  vit  en  nous,  et  il  veut  nous  guider,  et  nous,  ses 
enfanta  libres,  nous  suivons  ou  nous  résistons.  Eh 
quoil  est-ce  que  la  profonde  séduction  du  Pan- 
théisme, jointe  à  sa  manifeste  absurdité,  ne  nous 
ouvriront  pas  les  yeux?  Ne  comprenez-vous  pas 
qu'assurément  tout  être  n'est  pas  Dieu  mais  qu'en 
tout  être  est  Dieu,   surtout  dans  l'âme  intelligente 


DE  LA  SCIENCE  DU  DEVOIR  211 

et  libre,  où  il  opère,  éclaire,  inspire?  Voilà  le  fond 
commun  de  la  métaphysique,  de  la  logique,  de  la 
morale  et  de  toute  la  science  du  Devoir. 


V 


Oui,  mon  Père  est  en  moi,  au  cœur  de  l'âme  et  à 
la  source  de  mon  être  ;  et  il  éclaire,  et  il  opère,  et 
il  inspire,  et  il  remplit  ma  jeunesse  d'une  sainte 
joie.  Et  ma  jeunesse,  ce  n'est  pas  seulement  le  com- 
mencement de  mes  années,  c'est  encore  cette  jeu- 
nesse radicale,  qui,  à  tout  âge,  est  toujours  en  mon 
centre,  à  l'origine  des  flots,  au  commencement  des 
impulsions  et  des  inspirations.  Heureux  ceux  qui, 
par  la  tendresse  reconnaissante,  par  l'humble  re- 
cueillement, ne  cessent  de  se  retremper  dans  la 
source!  C'est  ainsi  que  mon  Père  me  rajeunit  in- 
cessamment, me  renouvelle  en  tout  mouvement  de 
ma  vie.  Qui  ne  sait  plus  se  rajeunir  touche  à  la 
mort. 


VI 


En  aimant  Dieu,  c'est-à-dire  en  ne  cessant  d'opé- 
rer l'acte  d'âme  qui  sert  Dieu  et  l'assiste,  c'est 
moi-même  que  j'assiste,  c'est  à  moi  que  je  donoe 
la  vie. 

Je  puise  en  Dieu  d'abord  la  force  radicale,  le  res- 
sort premier  de  la  vie,  c'est-à-dire  le  ressort  crois- 
sant de  la  lumière  et  du  bonheur,  ue  la  justice  et 
de  la  vérité.  J'y  puise  ce  bien  fondamental,  la  cer- 
titude, la  foi!  J'y  puise  l'espoir,  et  la  joie  de  l'effort. 
De    là   coulent    dans     mon    intelligence   l.i    lumière 


212  LES    APHORISMES 


grandissante,  et  dans  ma  volonté  la  liberté  crois- 
sante. La  source  vive  dont  parlait  Jésus  à  la  Sama- 
ritaine, la  source  divine  est  ouverte  en  moi. 

VII 

L'effort  moral  pour  puiser  dans  cette  source, 
c'est  la  prière,  nom  sacré,  le  plus  clair  de  tous  pour 
exprimer  l'acte  fondamental  de  la  vie  libre  et  rai- 
sonnable. La  prière  continue  est  donc  le  devoir 
essentiel,  universel  et  principal  de  tous  les  hommes, 
précisément  comme  le  devoir  de  la  feuille  verte  est 
d'attirer  la  sève  et  de  respirer  l'air  :  sans  quoi  la 
feuille  va  sécher  et  tomber. 

VIII 

Il  faut  se  rappeler  ici  cette  autre  déclaration 
évangélique  :  «  Ayez  la  foi  en  Dieu,  et  alors,  quoi 
«  que  vous  demandiez  {quidquid  petieritis),  quoi 
«  que  vous  commandiez  sans  hésiter,  ce  sera  fait 
«  [quidquid  dixeritis  fiet).  »  Telle  est  l'idée  com- 
plète de  la  prière.  L'Evangile  nous  apprend  que  la 
prière,  c'est-à-dire  l'acte  d'âme  fondamental,  est 
d'un  côté  demande  à  Dieu,  et  de  l'autre,  ordre  in- 
cîilqué  aux  choses.  L'âme  supplie  Dieu  d'envoyer 
la  vie,  et  aux  obstacles  de  disparaître,  transportant 
par  la  foi  les  montagnes,  qui  arrêtent  la  marche  du 
monde. 

IX 

évangélique,   le  grand  devoir  de  la  prière,   celui-là 
remplit  tout  devoir. 
Quiconque  donc  remplit,  dans  l'étendue  du  sens 


DB   LA    SCIENCE   DU    DEVOIR  213 

Celui  qui  prie  assiste  toutes  les  âmes,  il  assiste 
ses  frères  et  les  soutient  par  le  salutaire  et  puis- 
sant magnétisme  d'une  âme  qui  croit,  qui  sait  et 
veut.  Il  opère  ce  que  saint  Paul  nous  supplie  de 
faire  avant  toutes  choses^  -ries  prières,  des  suppli- 
cations, des  instances,  et  des  actions  de  grâces 
pour  tous  les  hommes. 

Quel  est  le  sens  scientifique  de  ceci?  c'est  que, 
très  réellement,  comme  le  dit  Fénelon,  les  hommes 
se  touchent  d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  Ils  nous 
touchent!  Voilà  donc  ce  prochain  qu'il  nous  faut 
assister.  Or,  en  ce  réel  contact  des  âmes,  est-ce  que 
mes  élans  de  cœur,  mes  certitudes,  mes  résolutions, 
mes  lumières  ne  sont  en  rien  communicablesr*  Certes, 
si  aujourd'hui  les  corps  se  touchent  et  se  communi- 
quent d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  dans  l'élec- 
tricité, me  fera-t-on  croire,  je  vous  prie,  que  les 
âmes  ne  communiquent  pas?  Mais  le  contact  des 
âmes,  certain  d'avance  par  la  raison  et  par  la  foi, 
est  aujourd'hui  sensible  par  l'expérience.  Ici  en- 
core, moi  qui  écris  ces  lignes,  je  sais,  j'ai  \'u.  Eh 
bien!  ô  âme,  si  vous  avez  en  vous  la  source  vive, 
la  source  des  rayons,  des  impulsions,  des  convic- 
tions, des  espérances,  comment  ces  flots  vivants 
pourraient-ils  ne  pas  découler  de  votre  âme  sur 
toute  âme?  Oh!  voilà  la  grande  assistance!  C'est 
pour  cela  qu'Isaîe  dit  :  «  Quand  tu  auras  versé 
«  ton  âme  dans  une  autre  âme  qui  allait  succom- 
«  ber,  quand  tu  auras  rempli  l'âme  affamée,  ce  sexa 
•  la  justice  et  la  plénitude  du  Devoir  (i).    o 

<1)    ISAIK,   cap.    XtVUL. 


214  LES    APHORISMES 


Et  saint  Paul  nous  demande  l'incessante  vij^î- 
lance  dans  l'essentiel  et  nécessaire  accomplissement 
de  ce  devoir  :  assistance  de  l'âme  à  toute  âme. 
Ecoutez-le  :  «  Ne  cessez  de  prier,  ne  cessez  de 
«  supplier,  en  tous  temps,  dans  le  Saiot-Esprit  ; 
«  ne  cessez  de  veiller,  dans  cet  Esprit-Saint,  en 
«  toute  instance  et  toute  supplication  pour  tous  vos 
«  frères  (i).   » 

Et  ne  semble-t-il  pas  que  si  vous  cessez  de  veiller, 
d'insister,  de  faire  effort,  de  tenir  bon,  tout  va  se 
relâcher,  le  monde  va  reculer,  vos  frères  vont  sentir 
en  eux  moins  de  force  et  d'appui?  Oui,  certes,  il  en 
est  ainsi.  Chacun  de  nous,  pour  sa  part,  porte  le 
monde  ;  et  ceux  qui  cessent  de  travailler  et  de 
veiller  chargent  les  autres. 

Donc,  encore  une  fois,  le  devoir  envers  Dieu 
implique  tout.  Tout  devoir  implique  tout  devoir. 
Mais  distinguons  encore. 

(1)  Tim^  u. 


<#•# 


CHAPITRE    III 

DEVOIR  DE   l'homme  ENVERS   LUI-MÊME 


NOTRE  devoir  envers  nous-mêmes,  c'est  de 
nous  élever  nous-mêmes. 
Il  y  a  une  éducation  primitive,  imperson- 
nelle, qui  est  de  Dieu,  de  la  nature  et  de  la  société. 
Mais  Dieu  qui  nous  commence  par  lui-même  ou  par 
sa  création,  Dieu  veut  que  nous  nous  achevions  par 
réflexion  et   liberté    :   c'est  l'éducation   personnelle. 

II 

Ici,  la  première  partie  du  Devoir,  c'est  le  profond 
respect  de  ce  qui  est  commencé  en  nous,  sans  nous, 
par  Dieu,  par  la  famille,  par  la  société,  par  l'Eglise. 
C'est  l'assimilation  laborieuse  et  l'adoption  par 
choix  de  ce  qui  nous  était  d'abord  imposé  ou  ino- 
culé. Ici  commence  la  crise  de  l'éducation  person- 
nelle. 

III 

Cette  crise,  de  nos  jours  surtout,  n'est  pas  bien 
traversée  par  la  plupart  des  hommes.  Ils  ne  res- 
pectent pas,  n'acceptent  pas  et  n'approfondissent 
pas.  Ils  méprisent  et  ils  foulent  aux  pieds  les  riches 


2l6  LES    APHORISMES 

données  providentielles.  Au  lieu  d'imiter  les  Apô- 
tres en  présence  des  filets  remplis  ;  au  lieu  de  dis- 
cerner, de  prendre  à  peu  près  tout,  en  repoussant 
quelques  rebuts,  ils  rejettent  en  bloc  dans  la  mer 
cette  abondance  qui  leur  était  venue  par  grâce. 
Après  quoi,  la  plupart  vivent  tout  le  jour,  pauvres 
de  vie  morale,  pauvres  de  foi,  et  ce  n'est  que 
l'épuisement  et  la  tristesse  du  soir  qui  les  ramènent 
à  rechercher,  à  retrouver  quelque  chose  des  ri- 
chesses qu'ils  tenaient  le  matin  dans  leur  miracu- 
leux filet. 

IV 

Beaucoup  d'hommes,  il  est  vrai,  manquent  du 
bienfait  de  l'éducation  primitive  ;  ils  naissent  sans 
patrimoine  m.oral,  et  n'ont  reçu  peut-être,  pour  via- 
tique de  cette  vie  difficile,  que  la  perversité  des 
exemples  et  des  maximes.  Mais  la  raison  et  l'Evan- 
gile le  disent  :  il  ne  sera  demandé  à  chacun  que  ce 
qui  lui  aura  été  donné.  Dieu  demande  à  chaque 
âme  une  seule  chose,  toujours  possible  et  toujours 
provoquée  en  nous  par  la  conscience  et  l'impulsion 
actuelle  du  Père,  savoir  :  l'effort  pour  s'orienter 
vers  le  bien  à  partir  du  point,  quel  qu'il  soit,  où 
l'on  est. 

V 

En  chaque  point  où  se  trouve  une  âme,  s'ouvre 
toujours  la  double  voie.  Toujours  ceci  est  vrai  : 
«  Dieu  pose  l'homme  et  lui  donne  sa  loi,  puis  le 
«  laisse  à  sa  liberté  ;  la  vie,  la  mort  sont  devant 
o  lui,  il  aura  ce  qu'il  choisira  (i).  »  Le  premier  acte 
de  l'éducation  personnelle,  acte  d'où  tout  dépend, 
(1)  Eccii..  xr.  1*. 


DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  21 J 

c'est  le  choîx  primitif  radical,  entre  la  double  direc- 
tion :  droiture,  perversité,  bien  ou  mal,  vie  ou  mort? 
Voulez-vous  être  bon?  Voilà  bien  la  question  pre- 
mière. 

VI 

La  droiture,  l'orientation  instinctive  vers  le  but, 
quelque  pratique  de  la  justice  connue,  quelque 
amour  de  la  vérité  entrevue,  voilà  ce  qui  conduira 
l'homme,  de  proche  en  proche,  où  Dieu  le  veut,  s'il 
persévère,   s'il  fait  effort,   s'il  veut  marcher. 

VII 

Qu'il  marche  donc  et  fasse  effort,  et  entreprenne, 
à  partir  du  point  où  il  est,  l'éducation  de  tout  son 
être,  esprit  et  corps. 

VIII 

On  parle  quelquefois  du  devoir  envers  notre 
corps.  Pourquoi  non?  Or,  le  premier  devoir  envers 
le  corps,  c'est,  avant  tout,  le  bon  choix  entre  les 
deux  directions  morales,  bien  ou  mal,  vie  ou  mort. 
La  santé,  la  longévité,  la  beauté,  vous  les  donnez 
le  plus  souvent  à  votre  corps  par  votre  choix.  La 
grande  majorité  des  hommes  tuent  leur  corps  par 
le  vice.  La  science  a  fait  l'axiome  qu'il  faut  répéter 
à  chaque  page  :  L'homme  ne  msurt  pas,  il  se  tue. 
Et  quant  à  la  beauté,  c'est  l'âme  qui  transfigure  le 
corps  et  qui  lui  donne  un  sens.  L'expression  de  la 
face  de  l'homme  n'est  que  la  résultante  des  habi- 
tudes. Assistez  donc  ce  pauvre  corps,  soutenez-le, 
transfigurez-le,  s'il  se  peut,  par  la  sérénité,  la  pu- 
reté, la  paix,  par  le  courage,  par  rintelligeoce,  et 


2l8  LES    AFHORISMES 


par  la  noblesse  décidée  des  désirs,  des  habitudes  et 
des  résolutions. 

IX 

Encore  un  mot  sur  le  devoir  envers  le  corps. 
Souvenez-vous  de  ces  trois  paroles  :  «  i"  La  sa- 
^^  gesse,  dit  l'Ancien  Testament,  ne  peut  pas  ha- 
«•  biter  dans  un  corps  que  le  péché  corrompt  (i). 
«  2**  Lorsque  votre  intention  est  simple  et  droite, 
«  dit  l'Evangile,  tout  votre  corps  est  éclairé,  et  il 
«  devient  pour  vous  comme  un  réflecteur  de  lu- 
a  mière  {2).  3*  La  beauté  du  visage  dans  un  âge 
m  avancé  est  comme  la  lampe  qui  luit  sur  le  chan- 
«  délier  saint  {3).  »  N'oubliez  pas  que  c'est  l'homme 
tout  entier,  âme  et  corps,  qui  agit  en  tout,  même 
dans  l'œuvre  morale  et  intellectuelle.  Enfin  n'ou- 
bliez pas  que  la  sainte  communion  catholique  se 
donne  pour  protéger  et  soutenir  l'âme  et  le  corps  : 
Ad  tutamentum  mentis  et  corporis. 


Mais  revenons  à  l'âme.  Le  choix  fait,  la  mort 
écartée  et  la  vie  posée  en  principe  par  la  droiture 
de  l'intention,  il  faut,  pour  que  cet  acte  fondamen- 
tal de  l'éducation  personnelle  donne  ses  fruits,  il 
faut  agir  et  travailler,  et  déployer  ses  forces.  C'est 
le  moment.  «  Prends  de  la  force,  et  deviens 
«  homme,  »  dit  alors  la  conscience  :  Confortare  et 
esto  vif.  Cette  parole  est  dite  à  tout  homme  à  l'en- 
trée de  la  vie,  comme  au  prophète  à  l'entrée  de  la 

(1)  Sagesne,  i,  4. 
(î)   LT3C,   XI,    38. 

(8)   Luoema   splendens  snper  candel&brum  sanctum,   specle.^ 
laclei  SQper  aetatem  stabilem.  {Eccli,    zxyi,  99.) 


DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  2I9 

terre  promise.  Il  s'agit  en  effet  d'entreprendre,  et 
cela  par  nous-mêmes,  l'éducation  de  l'inteUigence 
et  l'éducation  de  la  volonté.  Il  s'agit  de  conquérir 
la  vérité,  la  liberté. 

XI 

La  vérité,  la  liberté,  quel  but!  L'Europe  contem- 
poraine n'est  pas  encore  arrivée  à  ce  but.  Le  monde 
n'a  pas  encore  poussé  l'Evangile  assez  loin  pour  le 
connaître  comme  vérité,  à  plus  forte  raison  pour  en 
tirer  la  liberté.  Les  immenses  régions  lumineuses 
déjà  conquises  sont  éparses  comme  sciences  sépa- 
rées, ne  sont  pas  encore  rassemblées  comme  vérité, 
ramenées  à  Dieu  et  à  l'âme,  au  devoir,  comme 
source  et  instrument  de  liberté.  Mais  je  ne  cesse  de 
dire  que  nous  sommes  en  cette  crise,  et  que  a  les 
aigles  »  cherchent  à  s'assembler.  Les  sciences  con- 
vergent, et  c'est  dans  la  science  du  Devoir  qu'elles 
semblent  vouloir  s'unir.  Beaucoup  d'esprits  l'entre- 
voient et  le  veulent.  Gloire  aux  héroïques  ouvriers  de 
l'esprit  qui  précédant  leur  siècle,  découvriront  le 
grand  passage  vers  la  terre  promise,  le  passage, 
par  la  vérité,  à  la  justice  et  à  la  liberté!  Voilà  le 
devoir  du  génie. 

XII 

Mais  il  s'agit  ici  de  nous,  de  nous  tous,  du  der- 
nier d'entre  nous.  S'éclairer  et  s'instruire,  chercher 
la  vérité,  c'est  le  devoir  de  tous  les  hommes.  Que 
faire  si  le  génie,  si  les  peuples  le»  plus  avancés 
cherchent  encore? 

Or,  ce  qui  est  le  suprême  devoir  du  génie  est 
aussi  le  premier  et  le  plus  simple  devoir  intellectuel 


2aO  LES    APHORISMBS 


de  tout  homme.  Et  pour  tout  homme,  le  devoir  est 
possible.  Voici  comment  :  «  Cherchez  d'abord  le 
«  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous 
«  sera  donné  par  surcroît.  »  Voilà  toute  la  mé- 
thode, méthode  simple  et  méthode  nécessaire  pour 
arriver  à  la  vérité. 

Poursuivez  la  justice,  la  vérité  est  donnée  par 
surcroît.  Cherchez  la  connaissance  et  la  pratique  du 
devoir,  c'est  le  propre  commencement  de  la  marche 
vers  l'ensemble  des  vérités  ;  c'est  aller  vers  cette 
science  suprême  dont  Jésus  dit  :  Si  vous  conservez 
ma  parole,  c'est-à-dire  si  vous  pratiquez  la  justice, 

vous    CONNAITREZ    LA   VÉRITÉ. 
XIII 

La  morale,  morale  sociale  et  individuelle,  natio- 
nale et  internationale,  la  morale,  dis-je,  ses  consé- 
quences et  sa  sanction,  ses  conséquences  éternelles 
et  présentes,  quelle  science  ne  rentre  pas  dans  cette 
science-là?  h'hygiène  y  rentre,  et  combien  n'est-il 
pas  nécessaire  d'enseigner  l'hygiène  à  tout  homme! 
Toute  Véconomie  politique  est-elle  donc  autre  chose 
que  la  morale  :  science  du  travail  et  de  la  sagesse, 
de  l'équité  et  de  la  liberté,  et  des  sanctions  immé- 
diates, matérielles,  manifestes,  du  travail,  de  la 
sagesse,  de  l'équité  et  de  la  liberté?  C'est  l'un  des 
plus  saisissants  points  de  vue  de  la  science  du 
Devoir.  La  politique  est  identique  à  la  morale  ; 
ceux  qui  l'ignorent  sont  politiques  du  temps  passé. 
Et  Vhistoire  n'est-elle  pas  la  morale  en  action? 
Qu'y  doit-on  voir,  sinon  la  marche  du  genre  hu- 
main, accélérée  ou  entravée  par  le  bien  ou  le  mal? 
Et   la   géographie,   inséparable   de   l'histoire,   n'im- 


DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  221 

plique-t-elle  pas  la  science  de  la  nature  entière,  et 
o'apport€-t-elle  pas  dès  lors  à  la  morale  tout  ce  tri- 
but? Que  dire  de  la  logique?  N'est-elle  pas  vérita- 
blement inséparable  de  la  morale,  comme  sont  in- 
séparables l'intelUgence  et  la  volonté,  deux  facultés 
d'une  même  âme  simple  (i)? 

Le  devoir  donc,  le  devoir  intellectuel,  est  de 
chercher  surtout  cette  science  d'ensemble  qu'on  peut 
nommer  la  vérité.  Et  ce  résumé  se  trouve  être  plus 
clair  que  les  détails  et  ce  tout  est,  à  la  fois,  et  plus 
riche  et  moins  lourd  que  les  parties. 


XI 


Mais,  à  vrai  dire,  le  devoir  intellectuel  consiste 
moins  encore  dans  l'acquisition  de  la  science  que 
dans  l'éducation  des  facultés.  «  La  vie  est  plus  que 
«  que  la  nourriture,  dit  l'Evangile,  et  le  corps  plus 
que  le  vêtement;  »  formule  applicable  partout.  Con- 
sidérez vot-e  esprit  comme  un  être  à  qui  vous  devez 
assistance,  et  comprenez  qu'il  vaut  mieux  lui  don- 
ner la  force  que  le  vêtement,  et  la  santé  que  la 
richesse,  et  la  vertu  que  tout  le  reste.  Rendez  votre 
esprit  juste,  actif,  prudent,  droit,  sincère,  désinté- 
ressé. Acquérez  ce  que  saint  Thomas  nomme  les 
vertus  intellectuelles,  et  vous  aurez  donné  à  votre 
esprit  plus  que  la  science.  Vous  lui  aurez  donné  la 
lumière  et  la  liberté,  et  vous  aurez  créé  en  vous  la 
raison  consistante,  capable  de  se  tenir  debout  dans 
les  tempêtes  de  l'opinion  et  de  la  passion. 


(1)   Notre   siècle   est   oelul    de   la   sclonc^   comparée,   et   11   « 
comniADcé   avec    bonb«ur   tous   ces   rapprocbemeuts. 


222  LES    APHORISMES 


XV 

La  maternelle  Providence  a  voulu  que  C€  premier 
devoir  intellectuel,  la  poursuite  des  vertus  de  l'es- 
prit, fût  beaucoup  plus  accessible  à  tout  homme, 
riche  ou  pauvre,  que  l'acquisition  de  la  science. 
Lisez  les  admirables  pages  de  Channing  sur  l'édu- 
cation personnelle  de  l'ouvrier.  La  science  elle-même 
d'ailleurs,  quand  on  le  voudra  bien,  sera  beaucoup 
moins  inaccessible  à  la  masse  des  hommes  qui 
travaillent,  qu'on  ne  le  saurait  croire  à  la  vue  de 
l'état  pédantesque  où  vivent  encore  nos  sciences. 
L'exposition  des  sciences  en  langue  vulgaire  est  l'un 
des  plus  pressants  devoirs  intellectuels  des  grands 
esprits  et  des  amis  de  l'humanité. 

XVI 

Et  n'oublions  jamais  que,  de  toutes  les  vertus  in- 
tellectuelles (i),  la  plus  féconde  et  la  plus  nécessaire, 
c'est  la  foi  :  la  foi  dans  tous  les  sens  du  mot,  y 
compris  son  grand  sens  théologique.  La  foi,  c'est 
l'assentiment  libre,  habituel,  de  l'esprit  et  de  la  vo- 
lonté, aux  vérités  que  Dieu  révèle.  Qu'il  les  révèle 
à  la  conscience,  à  la  raison,  au  genre  humain  ou  à 
l'Eglise,  par  la  nature  ou  par  l'histoire,  par  tradi- 
tion ou  par  inspiration,  naturellement  ou  sumatu- 
rellement,  la  foi  est  une  vertu  de  l'âme  qui  sent, 
en  toutes  choses,  ce  qui  est  de  Dieu  ;  qui  le  sent, 
dis-je,  qui  s'y  attache,  et  prend  Dieu  même.  Dieu 
réel  et  présent,  pour  fondement  de  ses  magnifiques 
certitudes.  La  foi,  divine  ténacité  de  l'âme,  tient  à 

(1)  Voyez   dans  notre  Logique,   le  livre  des   Vertus  intellec- 
tuelles inspirées. 


DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR  223 

Dieu  même,  à  Dieu,  source  de  vérité  et  source  de 
liberté.  La  foi  est  l'orientation  de  l'âme  tout  en- 
tière vers  le  vrai.  Elle  sait  d'avance  que  la  vérité 
EST,  qu'elle  est  belle,  qu'elle  répond  à  tout.  La  foi 
possède  la  vérité  avant  de  l'avoir  vue,  et  y  tient 
par  le  centre  et  le  fond  quand  la  surface  de  ré- 
flexion n'en  analyse  encore  aucun  détail. 

XVII 

Et  c'est  ainsi  que  les  vertus  intellectuelles  tien- 
nent aux  vertus  morales.  La  foi  est  la  racine  com- 
mune. La  foi  est  précisément  cette  parole  dont 
Jésus  a  dit  :  «  Si  vous  conservez  ma  Parole,  vous 
«  connaîtrez  la  vérité,  et  la  vérité  vous  rendra 
«  libres.  »  O  hommes,  c'est  ici  ou  jamais  qu'il  faut 
l'effort  de  l'éducation  personnelle.  C'est  de  la  li- 
berté maintenant  qu'il  s'agit,  et  de  toute  votre 
dignité  d'hommes.  C'est  ici  qu'il  faut  dire  :  «  Aide- 
«  toi,  le  ciel  t'aidera  ;  prends  de  la  force,  et  de- 
ce  viens  homme!  »  —  Courage,  ami  ;  fussiez- vous 
courbé  tout  le  jour  par  le  travail  vers  la  terre,  fus- 
siez-vous  enfoui  dans  les  mines,  courage,  levez  la 
tête,  et  laissez  bondir  votre  cœur!  L'éducation  mo- 
rale, encore  beaucoup  plus  importante  que  l'éduca- 
tion intellectuelle,  est  toujours  en  vos  mains.  Vous 
avez  Dieu,  la  raison  et  la  foi,  la  droiture,  la  bonne 
volonté,  la  prière  et  l'élan  du  cœur  ;  vous  pouvez 
faire  de  votre  esprit  une  lumière  toujours  grandis- 
sante, et  de  toute  votre  âme,  une  âme  libre.  Vous 
pouvez  devenir  un  homme,  un  sage,  un  saint,  un 
bienfaiteur  de  votre  race  et  du  genre  humain.  Oui, 
par  la  seule  consistance  de  votre  âme  en  Dieu, 
dans  la  justice  et  dans   la   vérité  vouJues,  dans   le 


224  LES    APHORISMES 


courage  qui  donne  la  liberté,  vous  bénissez  implici- 
tement  et  vous  aidez  les  âmes  de  tous  les  hommes. 
Vous  êtes  dans  le  faisceau  des  âmes,  un  aimant  vi- 
goureux qui  aimante  et  oriente  les  autres. 

Et  nous  venons  ici  à  nos  devoirs  envers  autrui, 
presque  déjà  remplis  par  l'accomplissement  du  de- 
voir envers  Dieu  et  envers  nous-mêmes. 


^^ 


CHAPITRE  IV 

DEVOIRS    DE    l'homme    ENVERS    AUTRUI 
LA    FAMILLE 


IL  les  faut  tous  assister  et  aimer!  la  famille,  la 
patrie,  l'homme,  quel  qu'il  soit,  qui  se  trouve 
blessé  près  de  nous,  le  genre  humain,  l'Eglise, 
c'est-à-dire  l'assemblée  des  hommes  unis  entre  eux 
et  avec  Dieu.  Quels  objets  à  aimer,  à  servir,  à 
aide*  dans  la  marche  avec  Dieul 

I 

Mais,  pour  accomplir  toutes  ces  choses,  après 
votre  éducation  personnelle,  ô  homme,  bénissez 
Dieu,  vous  n'êtes  pas  seul!  Oh!  si  vous  étiez  seul, 
que  la  tâche  serait  lourde!  Malheur  à  l'être  moral 
qui  serait  seul!  Mais  l'homme  n'est  pas  un  être  soli- 
taire, c'est  un  être  groupé.  La  grappe,  l'épi  sont 
bien  plutôt  notre  symbole  que  la  perle  ou  que  le 
diamant.  Ami,  il  y  a  la  famille,  la  famille  dont  vous 
sortez,  et  la  famille  que  vous  fondez. 

II 

La  famille!  Parlons  de  celle  que  vous  fondez. 
Peut-être  comprendrez-vous  mieux.  Oui,  pour  ac 
complir  ce°  devoirs  et  vous  aider  dans  ces  efforts, 

LES    SOURCES  )5 


226  LES    APHORISMES 

VOUS  avez  un  secours  intime,  un  aide  qui  est  pres- 
que vous-même  :  Adjutorium  simile  sihi.  Vous  avez 
une  permanente  ressource,  une  récompense  tou- 
jours présente,  un  objet  visible  d'amour  à  qui  Dieu 
même  vous  a  uni  par  contrat  naturel,  social,  légal, 
sacré.  Voilà  la  force;  «  car,  dit  le  Christ,  lorsque 
«  deux  d'entre  vous  s'unissent  en  mon  nom  sur  la 
«  terre,  quoi  qu'ils  demandent,  ils  l'obtiendront.  » 
On  peut  donc  tout.  O  ami,  dix  années  de  travail 
et  d'éducation  personnelle  vigoureuse,  est-ce  trop 
pour  vous  rendre  digne  que  Dieu  vous  donne  sa 
fille  comme  compagne  de  toute  votre  vie?  Ingorez- 
vous  que  le  mariage  chrétien  dans  sa  condition 
sainte  implique  ceci  :  c'est  que  Dieu  même  donne 
son  fils  ou  sa  fille,  et  une  dot  qui  est  un  royaume? 

III 

Cette  condition,  notre  théologie  inconnue,  —  elle 
est  publique,  écrite  partout,  mais  inconnue,  — 
notre  théologie  catholique  la  définit  ainsi  :  Le  ma- 
riage est  un  sacrement  des  vivants,  c'est-à-dire 
qu'il  faut  être  en  état  de  grâce  pour  se  marier 
comme  pour  communier.  Qui  d'entre  nous  ose  com- 
munier indignement?  Personne.  Pourquoi  donc 
osez-vous  vous  marier  indignement? 

IV 

Oui,  îa  voilà,  cette  fille  de  roi,  qui  méritait  qu'on 
travaillât   pour   l'obtenir   et   que,    pour   gagner   son 
amour  qui  vient  du  ciel,  on  fût  beau,   pur,  coura- 
geux,   intelligent,    libre,   honoré,   ami   de   Dieu,    ca 
pable  par  le  caractère  et  le  talent  de  la  défendre, 


DE    LA    SCIENCE   DU    DEVOIR  227 

de  l'aider  et  de  la  glorifier,  elle  et  les  fils  qu»  naî- 
tront d'elle! 


Mais  ces  choses  sont  si  grandes,  que  l'amour 
seul,  l'amour  d'un  noble  cœur,  peut  les  compren- 
dre. Heureux  la  siècle,  prochain  j'espère,  qui  aura 
le  respect  pratique  et  l'intelligence  de  ce  sacrement 
des  vivants!  Alors  on  pourra  dire  :  Retour  à  Dieu, 
commencement  de  l'ère  sociale  du  christianisme  par 
la  transformation  de  la  famille,  par  le  mariage 
chrétien  enfin  compris! 

VI 

Le  vrai  mariage,  le  mariage  saint,  le  mariage 
avec  le  fils  ou  la  fille  de  Dieu,  quelle  fortune  et 
quel  avenir!  Mais  est-ce  que  le  dernier  des  hommes 
n'y  est  pas  appelé?  Gloire  à  Dieu!  Tous  les 
hommes  ont  une  grande  mission!  Les  différences 
sociales  s'effacent  devant  cette  grande  égalité  du 
royal  mariage  offert  '  à  tous  avec  le  fils  ou  la  fille 
de  Dieu. 

VII 

Et  que  serait-ce  si  je  parlais  ici  de  ceux  qui  par 
un  plus  étonnant  mystère,  entrent  plus  avant  en- 
core, pour  la  vie  et  l'éternité,  dans  l'intime  adop- 
tion de  Dieu?  Voilà  surtout  ceux  qui  peuvent  dire  : 
«  Je  ne  suis  pas  seul,  car  mon  Père  est  en  moi.   » 

VIII 

Mais  c'est  surtout  quand  l'homme  est  père  qu'il 
connatt   de  quels   biens   Dieu  nous  comble   dans   la 


228  LES    APHORISMES 


famille.  Quant  à  moi,  je  ne  comprends  bien  la 
grandeur  de  ces  dons  primitifs  qu'à  mesure  que 
j'avance  dans  la  vie.  Heureux  les  petits  enfants, 
récentes  fleurs  que  rien  n'a  flétries,  et  dont  l'Evan- 
gile dit  r  a  Leurs  anges  voient  en  tout  temps  la 
«  face  du  ^ère  qui  est  au  ciel.  »  Oui,  l'inspiration 
pure  du  Père,  qui  est  au  ciel  et  dans  leur  âme, 
coule  abondante  et  sans  entrave  dans  leurs  âmes 
innocentes.  Leurs  anges  voient  Dieu.  Eux,  ils  n'en 
savent  rien,  mais  ils  en  vivent,  et  tressaillent  de 
joie  dans  cette  lumière  universelle  du  Père  où  ils 
croissent  pleins  de  pressentiments,  de  germes,  de 
ravissants  élans.  Or,  qui  est  le  ministre  et  le  prêtre, 
et  j'allais  presque  dire  le  Dieu  visible  de  cette  pre- 
mière période  de  la  vie?  C'est  le  Père. 

IX 

Oui,  j'en  ai  le  plein  et  bienheureux  souvenir, 
comme  s'il  était  d'hier,  et  beaucoup  d'âmes  m'ont 
raconté  les  faits  de  leur  enfance,  assez  nombreux, 
assez  distincts  pour  servir  de  base  scientifique.  Oui, 
l'âme  pure  du  petit  enfant  voit  dans  son  père  un 
homme  divin,  tout  sage  et  tout-puissant,  et  dans 
sa  mère  tous  les  trésors  de  la  bonté,  de  l'amour  et 
de  la  beauté.  Je  ne  sais  rien  de  plus  profond  que 
ces  paroles  de  la  piété  chrétienne  que  disent  aux 
petits  enfants,  dans  les  écoles  et  les  églises,  les 
prêtres  et  les  religieuses  :  «  Mon  enfant,  voyez 
«  dans  votre  père  Jésus-Christ,  et  dans  votre  mère 
«  la  sainte  Vierge!  »  La  famille,  c'est  l'Eglise  pri- 
mitive et  privée,  c'est  la  religion  naturelle,  admi- 
rable symbole,  puissante  préparation  de  la  surnatu- 
relle et  universelle  religion.  O  homme,  ô  compagne 


DE    LA    SCIENCE    DIT    DKVOIR  22g 

de  l'homme,  voilà  donc  ce  que  croient  de  vous  ces 
petits!  Voilà  ce  que  Dieu  leur  fait  croire,  Dieu  qui 
veut  leur  donner,  en  vous  mointrant  à  eux,  les 
saintes  visions  et  les  idées  divines,  les  plus  grandes, 
les  plus  vraies,  les  plus  fécondes  qu'ils  pourront 
jamais  acquérir!  Parlez!  est-ce  une  assez  magni- 
fique mission?  Votre  devoir,  c'est  donc  de  repré- 
senter Dieu!  Etre  pour  eux  un  Dieu  visible,  les 
remplissant  ainsi  de  joie,  de  foi,  de  confiance, 
d'idéales  espérances,  de  célestes  images,  et  sou- 
vent, dès  la  plus  tendre  enfance,  d'ineffaçables  sen- 
timents de  justice,  d'héroïsme  et  d'honneur.  Voilà 
ce  que  vous  leur  devez.  C'est  pour  eux  l'impulsion 
initiale  de  la  vie  :  ne  voulez-vous  donc  pas  la  ren- 
dre, pour  ces  pauvres  petits  que  Dieu  vous  a  con- 
fiés, puissante,  heureuse  et  sainte?  Dieu  soit  loué! 
il  y  a  des  pères  et  des  mères  qui  remplissent,  en 
esprit  et  en  vérité,  cet  admirable  sacerdoce.  Et 
vous,  ne  le  voulez-vous  pas  aussi?  Vous  leur  devez 
donc,  ô  mon  frère,  le  spectacle  de  toute  beauté  mo- 
rale. Le  leur  donnerez-vous,  si  vous  n'êtes  pur, 
digne,  juste,  tempérant,  intelligent  et  religieux, 
maître  de  vous  dans  la  douceur  et  la  bonté?  Prenez 
garde!  ils  sentent  l'imperceptible  :  ils  voient  tout, 
comprennent  tout. 

X 

Heureux,  mille  fois  heureux  ceux  quf  ont  reçu 
de  leurs  pères,  et  laissent  à  leurs  enfants,  comme 
héritage  fondamental,  ces  images  et  ces  souvenirsl 
Puissance  bénie  des  traditions  sacrées  de  la  famille, 
que  vous  êtes  grande  et  que  vous  êtes  rare!  Au- 
jourd'hui,  les  générations  morcelées   vivent  à  part, 


I 


230  LES    APHORTSMES 


et  les  familles  ne  forment  plus,  dans  la  trame  so- 
ciale, ces  lig'nes  suivies,  fermes  et  continues,  qui 
font  la  solidité  de  l'ensemble.  Oh!  que  ne  com- 
prend-on la  noblesse!  Et  comment  tous  les  hommes, 
depuis  le  prince  jusqu'au  dernier  des  pâtres,  ne  la 
désirent-ils  pas  et  ne  travaillent-ils  pas  à  la  fonder? 
Oui,  la  noblesse  pour  tous!  Elle  est  ouverte  à  tous 
par  le  travail  et  la  vertu.  Le  culte  des  ancêtres! 
Belle  parole  et  grande  chose!  Est-ce  donc  que  tout 
homme  n'a  pas  en  lui  le  profond  et  providentiel 
désir  de  laisser  une  mémoire  bénie?  Le  Christ  lui- 
même,  second  père  des  hommes,  lorsqu'il  transmet 
son  sang  à  la  nouvelle  humanité,  n'a-t-il  pas  dit  : 
a  Faites  ceci  en  mémoire  de  moi?  »  Est-ce  que  tout 
père  ne  devrait  pas  aussi  vouloir  transmettre,  avec 
son  sang,  uine  noble,  sainte  et  bienfaisante  mé- 
moire? 

XI 

Voici  que  depuis  peu  de  jours  l'art  de  fixer 
l'image  de  la  figure  humaine  devient  si  populaire  et 
si  facile,  que  les  peintres,  aidés  du  soleil,  parcou- 
rent dans  toute  l'Europ^e  jusqu'aux  moindres  vil- 
lages, et  font  si  bien  que  fort  souvent  ils  ne  lais- 
sent pas  dans  la  contrée  une  seule  figure  humaine 
sans  la  saisir.  Eh  bien!  voilà  les  portraits  des  an- 
cêtres. Ce  qui  n'était  possible,  il  y  a  quelques  siè- 
cles, qu'aux  rois  et  aux  seigneurs,  sera  bientôt 
réalisé  pour  tous  ;  l'usage  de  ces  collections  s'éten- 
dra :  on  mettra  les  noms  et  les  dates,  puis  quelques 
faits  saillants  :  fonctions,  honneurs,  services,  actes 
de  dévouement.  Les  maires  et  les  curés  signeront 
les   portraits,  ccwistateront  les  souvenirs.    Voilà  les 


DE    LA    SCI    NCE    DU    DEVOIR  23 1 

parchemins,  voilà  les  titres  <ie  noblesse!  O  mon 
frère,  qui  que  vous  soyez,  devenez  fondateur  ou 
bien  régénérateur  d'une  race  noble!  Portez  avec  vi- 
gueur à  son  grand  but,  qui  est  la  multiplication  des 
justes  et  des  enfants  de  Dieu,  celle  des  lignées  hu- 
maines dont  vous  êtes  un  anneau  :  en  cela  seul, 
vous  aurez  été  un  bienfaiteur  de  l'humanité. 


XII 

Oui,  nous  ferons  ces  choses,  et  bien  d'autres, 
quand  la  lumière  et  la  céleste  sève  évangél'ques 
rentreront  dans  ces  masses  humaines  desséchées, 
comme  lumières  et  ondées  de  printemps  sur  les 
campagnes  après  l'hiver  (i).  Oui,  c'est  mon  cher 
espoir,  avant  trois  siècles  quand  le  chaos  présent 
sera  dompté,  quand  la  science  du  Devoir  aura  fait 
le  progrès  dont  la  crise  s'opère  aujourd'hui,  les 
nations  deviendront  plus  nobles,  et  la  noblesse  pé- 
nétrera jusqu'à   leurs   dernières   fibres   (2). 


(1)  «  Mais  la  tempête  se  dissipera,  comme  11  est  déjà  plu» 
«  d'une  fois  arrivé,  et  la  lumière  chrétienne  rei>renclra  au- 
«  dessus  des  nuages  amassés  de  mains  d'hommes,  son  éclat  eÊ 
«  son  empire.  Cet  avenir  est  écrit  dans  l'histoire  du  passé.  • 
(GuizoT,  L'Eglise  et  la  SocUté  chrétienne,  p.  94.) 

(2)  Ici  se  placeront,  en  temps  opportun,  les  deux  chapikroa 
sur  DOS  devoirs  envers  la  patrie  et  le  genre  humain. 


•#■•#* 


CONCLUSION 


La  volonté  d'abolir  la  misère  con- 
duit à  l'Evangile  et  puis  à 
l'Eglise  catholique. 

La  terre  remplie,  et  trop  petite, 
tend   vers   le   ciel. 

Au  fond,  la  grande  terreur  et  la 
grande  douleur,  c'est  la  mort.  La 
grande  consolation  sera  donc 
l'immortalité  manifeste. 

E  ne  demande  au  monde  contemporain  qu'une 
seule  chose  :  la  volonté  déterminée  d'abolir  la 
misère. 

Qu'on  se  décide  publiquement,  solennellement,  à 
prendre  pour  devise  la  parole  de  Moïse  :  «  O 
«  Israël,  tu  ne  souffriras  pas  qu'il  y  ait  dans  ton  sein 
«  un  seul  mendiant  ni  un  seul  indigent.    » 

Que  tous  les  peuples,  toutes  les  sectes,  tous  les 
partis  s'accordent  sur  ce  point  unique  et  le  pour- 
suivent sans  jamais  s'arrêter,  et  il  suffit. 

Je  dis  que,  par  cela  même,  la  justice,  la  vérité, 
la  religion  se  répandent  sur  la  terre. 

Par  cela  même,  le  christianisme  et  le  catholi- 
cisme, qui  est  le  christianisme  entier,  gouvernent 
le  monde. 

Comment  cela? 

C'est  que  le  christianisme  entier,  on  ne  peut  trop 


CONCLUSION  233 


le  répéter,  se  réduit  à  un  point  :  «  J'ai  eu  faim, 
«  dit  le  Christ,  et  vous  m'avez  nourri  :  vous  êtes 
«  sauvés.  —  J'ai  eu  faim,  et  vous  ne  m'avez  pas 
«  nourri  :  vous  êtes  jugés  et  condamnés.  »  Voilà 
le  point.  Selon  l'Evangile,  tout  est  là,  non  en  ce 
sens  que  ce  seul  point  exclut  le  reste,  mais  en  ce 
sens  qu'il  implique  tout.  Il  implique  et  attire  et  sup- 
pose toute  pratique,  toute  vertu  chrétienne,  et  la 
vraie  vie  de  l'âme  en  Dieu. 

Donc,  si  nourrir  ou  ne  pas  nourrir  Jésus-Christ, 
c'est-à-dire  le  moindre  des  hommes  qui  souffre,  est 
toute  la  base  du  jugement  dernier,  toute  la  ques- 
tion du  salut  éternel,  il  est  bien  clair  que  ce  point 
seul  est  et  implique  le  christianisme  entier. 

Donc  les  individus  et  les  peuples  opéreront 
le  christianisme  entier,  c'est-à-dire  le  catholicisme, 
dès  qu'ils  travailleront  de  tout  leur  cœur  et  de 
toutes  leurs  forces,  avec  persévérance  jusqu'au 
succès,  à  nourrir  de  pain  la  masse  des  hommes  que 
la  misère  dévore. 

Donc,  encore  une  fois,  c'est  l'œuvre  chrétienne, 
essentielle,  qu'entreprendront  les  sociétés  humaines, 
dès  qu'elles  entreprendront  de  bannir  de  leur  sein 
la  misère. 

N'est-ce  pas  évident? 

Essayez  de  multiplier  les  paîns  en  Europe,  dans 
une  nation.  Essayez  de  chasser  la  misère,  en  la 
remplaçant  par  l'aisance,  ou  seulement  par  la  pau- 
vreté supportable,  —  j'appelle  ainsi  celle  qui  ne  tue 
pas  ;  certes,  ce  n'est  pas  demander  trop  ;  —  eh 
bien!  dès  le  premier  effort,  vous  voyez  de  vos  yeux 
qu'il  est  de  toute  impossibilité  de  modifier  en  rien 
la  condition  des  classes  souffrantes,   si  vous  ne  les 


234  CONCLUSION 


moralisez.  Vous  voyez  de  vos  yeux  où  est  l 'obs- 
tacle, le  grand  obstacle  fondamental  et  presque 
unique  :  c'est  l'état  moral  des  classes  pauvres,  c'est 
l'ignorance,  la  paresse  et  le  vioe.  Vous  voyez  de 
vos  yeux  l'absolue  impossibilité  de  modifier  en  rien 
la  condition  de  ceux  qui  souffrent,  si  vous  ne  les 
rendez  meilleurs. 

Cela  bien  vu,  essayez  ce  second  travail,  et.  dès 
le  premier  effort,  vous  découvrez  le  nœud  de  la  dif- 
ficulté :  vous  voyez  s'il  est  possible  de  rendre  les 
hommes  meilleurs  sans  religion  ;  si  vous  pouvez 
transformer  la  famille,  élever  l'homme,  la  femme, 
l'enfant,  sans  Dieu,  sans  loi,  sans  foi.  Oui,  ce  défi 
banal  du  prêtre  au  philosophe,  cet  axiome  rebattu  : 
«  Point  de  morale  sans  religion,  »  est  de  la  plus 
absolue  solidité  ;  bien  compris,  il  ne  peut  manquer 
de  devenir,  avant  un  siècle,  la  démonstration  à  la 
fois  expérimentale  et  scientifique  du  christianisme 
et  du  catholicisme. 

Mille  ans  d'efforts  par  la  morale  abstraite  et  pu- 
rement philosophique  ne  feront  pas  avancer  d'un 
seul  pas.  Mais  vingt-cinq  ans  de  bonne  volonté 
dans  la  propagation  de  la  vraie  religion  peuvent, 
en  une  seule  génération,  changer  la  face  d'un 
peuple. 

Mais  de  quelle  religion   s'agit-il? 

13  n'y  en  a  qu'une  dans  le  monde,  le  christia- 
nisme ;  les  autres  ne  sont  pas  discutables. 

Donc  en  persévérant,  on  démontrera  que,  pour 
vivre  de  pain,  il  faut  vivre  d'abord  de  vie  morale,  et 
que,  pour  vivre  de  vie  morale,  il  faut  vivre  de  Dieu, 
du  Dieu  de  l'Evangile. 

On  démontrera,  dis-je,  que  Dieu  seul  multiplie  les 


CONCLUSION  235 


pains,  et  l'on  verra  par  expérience  que  Dieu,  Dieu 
incarné  et  réellement  présent  dans  l'Eglise  catholi- 
que, est  la  seule  force  qui  multiplie  les  pains.  Jésus- 
Christ  seul  multiplie  les  pains. 

Et  telle  est  en  réalité,  je  l'espère,  la  marche  que 
va  suivre,  et  même  que  suit  dès  à  présent,  l'histoire 
des  peuples  européens. 


II 


Il  y  a  parmî  nous,  depuis  longtemps  d^jà,  une 
bonne  volonté  générale  et  croissante  d'améliorer  le 
sort  des  hommes  qui  souffrent,  c'est-à-dire  de  la 
grande  masse  humaine  qui  couvre  la  terre. 

Mais,  il  y  a  cent  ans,  les  hommes  qui,  comme 
Voltaire,  parlaient  le  plus  d'humanité  et  du  soula- 
gement des  opprimés,  ces  hommes  espéraient  déli- 
vrer les  peuples,  et  leur  apporter  le  bonheur  en  les 
livrant  à  la  nature  et  à  la  volupté,  en  leur  donnant 
la  liberté  sans  frein,  et  en  brisant  le  joug  des  lois 
morales. 

Aujourd'hui,  grâce  à  Dieu,  s'il  est  un  point  que 
les  tribuns  les  plus  fougueux  soutiennent  avec 
ardeur,  dans  la  lumière  de  l'évidence  et  dans  le  dé- 
tail de  la  science,  c'est  la  Morale,  comme  unique 
source  du  progrès. 

Aujourd'hui,  l'esprit  du  siècle  dit  :  Nul  progrès, 
nul  bonheur,  sans  loi  morale!  et  sans  le  culte  austère 
de  la  justice;  travail,  continence  et  sobriété!  Jus- 
tice et  loi  morale?  Voilà  ce  que  disent  toutes  les 
voix.  Mais  plusieurs  crient  :  Point  de  religion!  Or, 
avant  cent  ans,  j'espère,  tous  les  yeux  verront  que 
si  la  vie  du  corps,  si  le  pain  quotidien  n'est  donné 


236  CONCLUSION 


que  par  la  vie  morale,   la  vie  morale,   à  son  tour, 
n'est  donnée  que  par  la  religion. 

Je  sais  un  homme,  considérable  et  fort  connu,  qui 
m'assure  être  devenu  chrétien  par  cette  voie  expéri- 
mentale :  «t  Je  me  suis  attaché,  me  dit-il,  à  quelques 
familles  pauvres  que  j'ai  suivies  pendant  plu- 
sieurs années  dans  tout  le  détail  de  leur  vie,  me 
demandant  comment  leur  donner  le  bien-être?  j'ai 
vu  qu'un  progrès  de  bien-être  dépendait  d'un  pro- 
grès moral,  et  qu'un  progrès  moral  dépendait  d'un 
progrès  religieux.  Ceci  est  à  mes  yeux  de  la 
science  expérimentale  aussi  certaine  que  celle  des 
lois  physiques.  —  J'ai  fait  plus.  J'ai  conseillé  le 
même  travail  à  des  jeunes  hommes  indécis  dans 
leurs  convictions.  Je  leur  ai  dit  d'entreprendre,  sans 
aucun  préjugé,  ni  parti  pris,  l'étude  suivie  et  dé- 
taillée de  quelques  familles  pauvres,  et  de  chercher 
la  cause  et  le  remède.  Leur  conclusion  n'a  jamais 
varié  :  nul  progrès  de  prospérité  sans  un  progrès 
moral  ;  nul  progrès  moral  sans  progrès  religieux.   » 

Un  écrivain  souvent  furieux,  mais  quelquefois 
lucide,  adressait  au  clergé  catholique  l'exhortation 
suivante. 

Après  avoir  puissamment  démontré  que  la  source 
de  la  misère  n'est  autre  que  le  défaut  d'équilibre 
dans  la  raison  publique  et  dans  les  mœurs,  il  disait  : 

«  Voilà  la  vérité,  6  prêtres,  qu'il  serait  digne  de 
vous  d'annoncer  dans  toutes  vos  églises  ;  voilà,  de 
nos  jours,  le  commentaire  le  plus  éloquent  que  vous 
puissiez  faire  de  l'Evangile  ;  voilà  les  vérités  qui, 
publiées  par  vous,  et  entrant  dans  la  foi  des  peuples 
en  même  temps  qu'elles  sont  démontrées  par  la 
science,    termineraient    pacifiquement    la   crise   pré- 


CONCLUSION  237 


sente  en  faisant  de  vous  les  chefs  naturels  du  pro- 
grès. 

a  Et,  en  même  temps  que  vous  adresseriez  aux 
riches  l'exhortation  évangélique  commentée  par  la 
science  évidente,  nous,  les  tribuns  du  peuple,  nous 
lui  dirions   : 

«  Que  la  cause  de  ses  souffrances,  c'est  l'immo- 
«  ralité  universelle,  et  que  la  prenûère  chose  à  faire 
«  pour  détruire  le  paupérisme  et  assurer  le  travail, 
«  est  de  revenir  à  la  sagesse.  Nous  démontrerions 
«  à  ce  peuple,  par  des  chiffres  qu'il  comprendrait, 
«  que  dans  les  conditions  les  plus  favorables,  en 
«  supposant  réunies  toutes  les  influences  heureuses 
«  du  del,  de  la  terre,  de  l'ordre  et  de  la  liberté, 
«  il  ne  peut  espérer  une  somme  de  richesse  maté- 
«  rielle  qui  égale  la  moyenne  de  un  franc  cinquante 
«  centimes  par  tête  et  par  jour,  pour  une  popula- 
«  tion  de  trente-six  millions  d'âmes  répandue  sur  un 
«  territoire  de  ving-sept  mille  lieues  carrées. 

«  Qu'ainsi,  la  plus  grande  partie  de  sa  félicité 
«  doit  être  cherchée  au  for  intérieur,  dans  les  joies 
«  de  la  conscience  et  de  l'esprit. 

«  Et  après  l'avoir  ainsi  disposé  à  la  modération, 
«  nous  lui  ferions  comprendre  qu'aucun  homme,  au- 
«  cune  classe  de  la  société  ne  pouvant  être  accusée 
«  du  mal  collectif,  toute  pensée  de  représailles  doit 
«  être  abandonnée,  et  qu'après  nous  être  si 
*  longtemps  écartés  de  la  justice,  notre  de- 
«  voir  est  de  revenir  à  l'équilibre  par  une  marche 
«  graduelle  qui  ne  soulève  pas  de  colères,  et  ne 
«  fasse  ni  coupables,   ni  victimes. 

«  Vous  chargerez-vous,  ô  prêtres,  tandis  que 
«  nous  prêcherions  ainsi  le  prolétaire,  de  prêcher  de 


238  CONCLUSION 


«  votre  côté  les  puissants  et  les  riches?  Ce  jour-là 
«  serait  un  grand  jour,  et  la  paix  serait  bientôt 
«  faite.   » 

Oh!  oui,  nous  le  ferons,  nous  l'avons  déjà  fait 
depuis  des  siècles,  et  pour  les  pauvres,  et  pour  les 
puissants  et  les  riches.  C'est  nous,  ce  semble,  qui 
vous  avons  enseigné  tout  cela.  Mais  il  est  bon  que  vous 
le  compreniez  enfin,  en  croyant  l'avoir  découvert. 

Oui,  c'est  ainsi  et  ainsi  seulement  que  se  feront 
la  paix  et  le  progrès,  que  sera  terminée  la  crise  qui 
dure  depuis  bientôt  un  siècle,  et  ce  sera  la  plus 
grande,  la  plus  puissante  et  la  plus  évidente  démons- 
tration évangélique  et  catholi<aue  iwii  se  soit  jamais 
faite. 

Par  la  volonté  ferme  de  sortir  enfin  de  cette  mi- 
sère universelle,  qui  est  la  lèpre  originaire  du  globe, 
les  peuples  modernes  en  masse  verront,  dans  le  dé- 
tail comme  on  voit  les  objets  corporels,  que  la  vraie 
cause  du  mal,  c'est  l'immoralité  universelle,  et  que  la 
ressource  du  monde,  c'est  de  revenir  à  la  sagesse. 

Mais  bientôt  ils  verront  que  la  lumière  qui  peut 
seule  éclairer  la  marche  vers  la  sagesse,  c'est  la  lu- 
mière de  l'Evangile,  et  que  la  force  par  laquelle  on 
marche,  c'est  la  vertu  réelle  et  efficace  et  régénéra- 
trice des  vertus  et  des  sacrements  catholiques. 

Ce  jour-là,  se  sera  accomplie  dans  le  monde  la 
plus  grande  des  révolutions  depuis  la  venue  de 
r Homme-Dieu  ;  ce  jour-là  commencera  véritable- 
ment l'effet  de  la  prière  évangélique  universelle  : 
«  Que  votre  règne  arrive  ;  que  votre  volonté  soit 
a  faite  en  la  terre  comme  au  ciel  ;  donnez-nous  au- 
«  jourd'hui  notre  pain  quotidien  ;  délivrez-nous  du 
«  mal.  » 


CONCLUSION  23g 


III 

C'est  alors  que  le  genre  humain  tout  entier,  dans 
une  force,  une  lumière,  une  liberté  croissantes, 
s'élancera  pour  remplir  et  dominer  le  globe  :  «  Crois- 
«  sez,  multipliez  et  remplissez  la  terre.  »  Et  lors- 
que notre  terre,  vraiment  peuplée  et  cultivée,  fera 
vivre  dix  milliards  d'hommes,  le  genre  humain  verra 
de  nouveau  que  la  terre  est  petite  et  qu'elle  ne 
suffit  pas. 

Un  temps  viendra,  si  le  monde  vit,  oii  les  hommes 
comprendront  que  le  nombre  ici-bas  doit  s'arrêter, 
et,  comme  il  arrive  à  chaque  homme  au  sommet  de 
la  vie,  on  cessera  de  croître.  L'équilibre  commen- 
cera, et  peut-être  la  décroissance. 

C'est  alors  que  l'on  connaîtra  le  devoir  de  trans- 
figurer par  la  chasteté  et  par  Vinnocence  réparée  le 
dernier  tiers  de  sa  vie,  aussi  bien  que  de  maintenir 
le  premier  tiers  dans  la  pureté  angélique.  C'est 
alors  que  les  lois  catholiques  sur  le  mariage  appa- 
raîtront comme  la  vérité  même,  comme  la  vraie  loi 
sociale.  On  verra  quelle  chose  sacrée  est  le  mariage, 
quelle  grande  chose  c'est  de  mettre  un  homme  au 
monde,  quelle  divint;  chose  c'est  de  sanctifier  un 
homme,  et  comment  l'homme  est  élevé  au  ciel  dès 
cette  vie,  par  le  divin  développement  personnel  in- 
térieur que  donne  la  chasteté. 

a  S'élever  au  ciel  »  est  une  parole  que  le  genre 
humain  comprendra  lorsqu'il  verra  que  la  terre  est 
par  trop  étroite. 

Représentez-vous  donc  ce  que  sera  l'esprit  hu- 
main, où  il  se  tournera,  quand  l'universelle  préoccu- 
pation des  peuples,  de  la  science,  et  de  la  politique 


240  CONCLUSION 


sera  celle-ci  :  Tout  est  rempli,  la  terre  nous  manque  î 
Et  les  flots  humains  montent  toujours!  Sobriété 
croissante  et  continence  croissante,  voilà  donc  la 
justice,   la  vertu,   la  nécessité. 

Mais  quoi?  l'homme  voudra  toujours  croître  en 
bonheur,  et  il.  aura  raison.  C'est  alors  qu'il  sera 
démontré  au  monde  entier  :  que  la  plus  grande  par- 
tie de  la  félicité  doit  être  recherchée  dans  l'âme,  au 
for  intérieur,  et  dans  les  laies  de  la  conscience  et 
de  l'esprit. 

Mais  les  hommes  veulent  une  félicité  concrète,  et 
les  joies  de  la  conscience  et  de  l'esprit,  si  le  sens  de 
ces  mots  n'est  bien  pris,  sont  une  ressource  abs- 
traite, dont  l'humanité,  toujours  plus  altérée  à  me- 
sure que  la  lumière  monte,  ne  peut  se  contenter. 

Mais  si  ces  joies  sont  l'amour  de  Dieu  et  des 
âmes,  du  Dieu  vivant,  et  riche,  et  infini  dans  les 
biens  qu'il  prodigue,  l'amour  des  êtres  personnels, 
immortels  dans  la  vie  et  dans  la  beauté  :  oui,  alors 
l'humanité  entière  a  trouvé  son  issue.  Alors  le  cœur 
humain  se  demandera,  comme  je  me  le  demande  au- 
jourd'hui, moi  qui  ai  traversé  le  monde  et  la  vie, 
par  l'âge  et  par  la  réflexion,  on  se  demandera  s'il 
n'est  pas  quelque  extension  possible  de  cette  vie 
courte  et  de  ce  petit  monde  :  on  regardera  au  ciel, 
au  ciel  visible  et  au  ciel  invisible  :  on  cherchera  les 
liens  vivants,  les  communications  possibles  de  la 
terre  à  ce  qui  l'entoure;  on  cherchera,  on  trouvera. 

Par  les  merveilleux  développements  des  sciences 
de  la  lumière,  on  saura  quelque  chose  peut-être  de 
l'usage  des  étoiles,  quelcue  chose  de  la  vie  actuelle, 
des  destinées  communes  de  l'univers  entier,  quelque 


CONCLUSION  241 


chose  de  la  vie  intime  du  radieux  soleil  qui  nous 
donne  la  fécondité. 

Et  qui  sait  si  les  autres  mondes  ne  nous  seront 
point  une  ressource?  qui  sait  tout  ce  que  l'on  peut 
tirer  du  soleil,  et  quel  travail,  im  jour,  l'homme  peut 
faire  faire  à  ses  rayons? 

Qui  sait  jusqu'à  quel  point  le  Christ  saura  multi- 
plier les  pains,  et  surtout  les  rayons  de  l'Esprit,  et 
si  sa  promesse  était  vaine  quand  il  disait  :  «  O  Père, 
«  je  dis  ces  choses  au  monde,  afin  qu'ils  aient  ma 
«  joie,  ma  joie  pleine  résidant  en  eux!  » 

Qui  sait  si  l'espèce  de  toute-puissance  que  la 
prière  pourra  donner  au  genre  humain,  quand  on 
dira  :  Jusqu'à  présent  nous  n'avons  point  prié! 
maintenant  que  notre  terre  n'est  plus  qu'un  temple 
unique,  où  nous  nous  touchons  tous,  maintenant 
que  nous  sommes  toujours  assemblés,  prions,  afin 
que  tous  les  cœurs  se  touchent,  encore  plus  que  les 
lieux,  et  que  l'intensité  de  la  vie  des  âmes,  que  leur 
divine  vigueur,  leur  ardente  prière  continue  soient 
un  soutien,  une  force  morale  et  même  une  force 
physique,  et  presque  un  aliment,  pour  les  plus  pau- 
vres et  les  plus  faibles. 

Oui,  le  Seigneur  a  dit  :  «c  Jusqu'à  présent,  vous 
«  n'avez  rien  demandé  en  mon  nom,  demandez  et 
«  vous  recevrez,  afin  que  votre  joie  soit  pleine  (i).   » 

Demandons  la  joie  pleine. 

Et  qui  sait  si  le  grand  effet  de  cette  prière  et  ce 
don  de  joie  pleine  ne  consisteront  pas  à  croire  et  à 
savoir  que  nous  sommes  tous,  et  pour  toujours,  une 
même  vie,  un  même  amour,  comme  le  Père  et  le 

(1)  joAH..  xn,  M. 

LES    SOURCES  16 


243  CONCLUSION 


Fils  sont  un  dans  l'unité  de  l'amour  éternel  (i),  et 
que  chaque  homme  peut  et  dort  dire  avec  le  Christ  : 
«  O  Père,  je  désire  que  là  où  je  serai,  tous  ceux  que 
«  vous  m'avez  donnés  y  soient  aussi  (2)!  » 

Qui  sait,  dis-je,  si  la  joie  pleine,  la  joie  suprême 
du  Salnf-Esprit  consolateur,  ne  consistera  pas,  dès 
cette  vie  même,  dans  la  claire  vue  donnée  au  genre 
humain,  que  cette  prière  est  la  vérité,  que  les 
hommes  vivent  et  qu'ils  vivront,  et  qu'ils  seront 
ensemble  dans  un  lieu  où  ils  se  verront,  dans  ce 
lieu  que  le  premier-né  de  la  vie  étemelle,  Jésus- 
Christ,  a  promis,  lorsqu'il  quitta  cette  terre,  d'aller 
cous  préparer  :  «  je  vais  vous  préparer  le  lieu  (3)!  » 

Qui  sait  enfin  si  la  science  et  la  foi,  et  la  révéla- 
tion et  la  lumière  de  T  Esprit-Saint,  ne  nous  mon- 
treront pas  l'existence  du  ciel  de  l'immortalité,  et 
sa  nature  et  son  rapport  à  l'univers,  et  si  de  vi- 
vantes relations,  réelles  et  personnelles,  naturelles 
ou  surnaturelles,  avec  les  immortels  de  l'autre  vie, 
ne  seront  pas  l'accomplissement  de  la  grande  joie» 

Alors  l'humanité  pourra  dire  avec  i'apôtre  des  na- 
tions :  «  Oui,  tout  est  à  nous,  et  le  monde,  et  la  vie, 
B  et  la  mort  même  ;  les  clioses  présentes  et  les 
«  choses  à  venir  :  tout  est  à  nous  (4).  » 

Oui,  nous  sommes  dans  la  vie,  et  nous  y  reste- 
rons! 

Au  fond,  la  grande  terreur  et  la  grande  douleur, 
c'est  la  mort.  La  grande  consolation  sera  donc  l'im- 
jHîortalité  manifeste. 

Pourquoi  la  vue  de  T  immortalité  ne  nous  serait- 

(1)  Slnt  anum  slcut  et  nos  unum  sumus.  (/KM,  zix,  %,) 

(9)    JOAH,.  XVII,  Si. 

(a,  JOAN.,  xrv,  «. 

(4)  !.  Corinth.,  m,  %, 


CONCLUSION  243 


elle  pas  donnée  un  jour,  comme  tous  les  jours  nous 
avons  la  vue  de  la  mort? 

Mais  quoi!  est-ce  que  le  fond  même  du  christia- 
nisme n'est  pas  déjà  cette  vue  de  la  vie  étemelle,  la 
vue  du  Christ  ressuscité?  N'est-ce  pas  ainsi  que  le 
Christ  nous  délivre?  En  se  montrant  vivant,  dit 
saint  Paul,  il  met  en  liberté  les  hommes  que  la 
crainte  de  la  mort  faisait  esclaves  pendant  la  vie  en- 
tière. 

Oui,  j'ai  cette  espérance;  oui,  si  l'humanité  de- 
vient juste,  si  dans  la  dernière  phase  de  sa  vie  ter- 
restre, elle  renaît  vraiment  de  l'Esprit,  comme  Dieu 
le  veut,  oui,  je  l'espère,  il  en  sera  ainsi.  Et  l'huma- 
nité, sur  cette  terre,  finira  comme  un  saint,  dans  la 
sérénité  de  la  lumière,  dans  la  joie  pleine  du  Christ. 


FIN 


\ 


TABLE   DES  MATIÈRES 


\vis  de  l'éditeur 


PREMIÈRE  PARTIE 

CONSEILS    POUR    LA    CONDUITB    DE    L'esPRIT 

Chapitre  Premier.  —  Silence  et  travail  du  matin.  9 

Chapitre  II.  —  L'Idée  inspiratrice a5 

Chapitre  III.  —  Le  Soir  et  le  Repos 3o 

Chapitre  IV.  —  La  Prière   37 

CHAPrrrvE  V.   —  La  Lecture ^5 

Chaph-rb   VI.    —    Foi 5i 

Chapitre  VI  [.    —   Science  comparée 6a 

Chapitre  VIII.   —  Mathématiques 7a 

Chapitre    IX.    —    Astronomie 83 

Chapitre  X.   —  Physique 88 

Chapitre    XI.     —    Physiologie g4 

CHAPfTRE   XII.   —   Géologie,    Géographie,    Histoire.  g6 

Chapitre    XIII.    —   La    Morale io5 

Chapitre  XIV.    —   La  Théologie 110 

Conclusion    ^ lao 


246  TABLE  DES   MATIÈRES 

Discours  sxir  le  devoir  intellectuel  des  chrétiens 
au  dix-neuAième  siècle  et  sur  la  mission  des 
prêlres    de    l'Oratoire 125 


SEœNDE   PARTIE 

LE   PREMIER    ET   LE   DERNIER    UVRB 
DE    LA    SCIENCE    DU    DEVOIR 


Premier   livre.    —   Préparation i63 

Chapitre    Premier i63 

Chapitre  II 170 

Chapitre    III 181 

Chapitre    IV 194 

Dernier  ijvre.   —  Les  Aphorismes  de  la  science 

du   devoir    201 

Chapitre    Premier.    —    Aphorismes 201 

Chapitre   II.   —  Le  devoir  envers  Dieu 209 

GHAprrRE  III.   —  Devoirs  de  l'homme  envers  lui- 
même    2x5 

CHAPrTRE  rv.  —  Devoirs  de  l'homme  envers  autrui. 

La  famille    225 

Conclusion ^^^ 23a 


^2^ 


Librairie  P.   TEQUI,  82,  rue  Bonaparte,  Paris   (6*) 


Vient  de  paraître  :  Collection  Présence  du  Catholicisme 


D'AMBRIERES    s.J. 


LE   SACERDOCE   DU    PEUPLE   CHRÉTIEN 


Le  Sacerdoce  du  peuple  chrétien!  un  sujet  d'actualité, 
intéressant  le  renouveau  de  I'action  catholique  et  de  Ul 
LITURGIE.  L'ouvrage  apporte  sa  part  de  clarté  et  de  préci- 
sion à  l'expression,  en  approfondissant  le  fondement 
théologique,  contenu  dans  les  Epîtres  de  saint  Pierre  et 
de  saint  Paul. 

C'est  la  mise  en  relief  d'un  aspect  trop  peu  connu  du 
caractère  baptismal.  La  grâce  est  d'abord  purification  des 
péchés,  et  restauration  du  temple  du  Saint-Esprit,  mais 
encore  aptitude  surnaturelle  à  rendre  à  Dieu  le  culte 
qui  lui  agrée,  le  culte  institué  par  Notre  Seigneur  :  c'est 
précisément   l'aspect   sacerdotal   qu'envisagent   ces   pages. 

Un  sujet  qui  intéresse  tous  les  membres  de  l'Eglise  : 

Les  prêtres,  pour  en  instruire  les  fidèles  capables  de 
profiter  de  ce  mystère; 

Les  séminaristes,  adonnés  aux  mouvements  de  jeunesse, 
pour  discerner  le  rôle  du  clergé  de  celui  du  laïcat  :  celui- 
ci  doit  en  définitive  attirer  au  prêtre,  qui  seul  est  apte 
à  remplir  le  «  ministère  de  la  réconciliation   »; 

Les  élites  laïques,  pour  mieux  entendre  leur  rôle  de 
membres  du  corps  mystique  du  Christ; 

Les  religieuses,  qui  trouvent  une  source  surabondante 
de  consolation  et  de  courage  dans  la  pensée  de  leur 
participation  au  sacerdoce  de  Jésus,  et  de  leur  aptitude 
à  prolonger  sa  vie  de  religion  sur  terre. 

Un  sujet  d'une  portée  immense  pour  la  mystique  chré- 
tienne. Que  toute  âme  de  baptisé  vive  son  sacerdoce,  et 
c'est   un   renouveau   de   ferveur   et   de   zèle   dans   l'Eglise. 


Librairie  P.   TEQUI,   82,   rue  Bonaparte,  Paris   (6*) 
Vient  de  paraître  dans  la  collection  «  Croire  et  Savoir  ». 

BRÈVES   RÉFLEXIONS 
SUR   L'ATHÉISME   MARXISTE 

par   M.   DUQUESNE 


L'étude  de  M.  Duquesne  retrace  les  grandes  lignes  du 
matérialisme  dialectique  et  historique.  Celui-ci  ne  pré- 
conise pas  seulement  des  discussions  d'idées,  des  chan- 
gements partiels,  un  programme  limité,  mais  bien  une 
transformation  de  l'univers,  une  révolution  intégrale, 
une  refonte  totale  de  l'existence  humaine.  Il  veut  créer 
un  homme  nouveau  dans  un  monde  nouveau.  Cet  homme 
doit  être  parfaitement  libéré.  Maître  de  la  nature,  il  la 
dominera,  non  plus  pour  son  profit  personnel  et  en 
opprimant  ses  semblables,  mais  avec  eux,  dans  une 
société  sans  classes  et  toute  fraternelle.  Mais  ce  règne 
de  l'homme  dans  l'universelle  fraternité  exige  qu'il 
rejette  au  préalable  l'écrasante  «  paternité  divine  »  et 
qu'il  supprime  avec  violence  la  propriété  privée  des 
moyens  de  production.  C'est  alors  seulement  qu'une  orga- 
nisation rationnelle,  scientifique  et  progressive  de  la 
planète  sous  l'égide  du  prolétariat  pourra  restituer  à 
chacun  sa  vraie  nature  qu'avaient  aliénée  les  régimes 
d'exploitation,  servis  et  consolidés  eux-mêmes  par  les 
religions 

La  deuxième  partie  de  l'ouvrage  dégage  la  part  de 
vérité  que  renferme  le  message  marxiste.  On  ne  peut  que 
souhaiter  l'avènement  d'une  «  société  fraternelle 
d'hommes  vraiment  libres,  maîtres  de  la  nature  ».  Le 
tout  est  de  savoir  à  quelles  conditions  une  telle  société 
pourra  se  réaliser.  Les  solutions  proposées  —  ou  impo- 
sées —  par  le  communisme  apparaissent  terriblement 
ambiguës,  finalement  inefficaces,  voire  opposées  à  la  fin 


rers  laquelle  il  voudrait  acheminer  la  caravane  humaine. 
Cette  fin  impliquerait  une  refonte  de  l'homme,  bien  plus 
profonde  encore  que  celle  qui  est  envisagée  :  une  refonte 
ontologique,  et  non  pas  seulement  économique,  de  notre 
condition.  Or  pareille  tâche  déborde  manifestement  n»s 
forces,  même  parfaitement  unifiées  et  décuplées  par  la 
technique.  Comment,  du  reste,  parvenir  ici-bas  à  la  fra- 
ternité totale  et  à  la  totale  maîtrise  de  l'univers?  Ce  n'est 
possible  qu'avec  Dieu  et  en  Dieu,  dans  un  état  trans- 
historique, après  la  résurrection  de  la  nature  et  de 
l'homme,  dans  une  victoire  que  le  Christ  notre  Paix, 
nous  a  méritée  lors  de  son  Passage  vers  le  Père  et  qui, 
dès  maintenant,  se  prépare  lentement,  obscurément,  mais 
certainement,  avec  notre  concours  actif. 

Rêverie  mystique?  Démission  de  l'homme?  Nous  ne  le 
pensons  pas,  car  la  mystique  véritable  appelle  le  progrès 
mécanique  et  l'amour  de  Dieu,  loin  d'exténuer  l'humain 
pour  l'asservir,  nous  procure  au  contraire  la  promotiom 
la  plus  haute  dans  l'ordre  de  la  liberté,  en  même  temps 
qu'une  générosité  assez  lucide  et  assez  forte  pour  accom- 
plir les  tâches  révolutionnaires  les  plus  authentiques. 


Librairie    TEQUI,    82,    rue    Bonaparte    -    PARIS    (6'> 


J.  CANTINAT,  CM. 

AU    CŒUR    DE    NOTRE   RÉDEMPTION 

LA    CENE,    LA    PASSION    ET    LA    RESURRECTION 
(traduction  et  commentaire) 


Avant  tout,  ce  livre  est  un  commentaire  des  textes 
évangéliques  sur  la  dernière  Cène,  la  Passion  et  la 
Résurrection.  Il  a  pour  but  d'expliquer  ces  textes, 
parfois  difficiles,  aussi  clairement  que  possible.  Il  veut 
rendre  très  vivants  les  événements  les  plus  graves  des 
Evangiles,  ceux  qui  ont  immédiatement  trait  à  notre 
Rédemption  et  se  trouvent  effectivement  au  cœur  de 
ce  mystère. 

Le  lecteur  se  rendra  vite  compte  que  bien  des  tra- 
vaux antérieurs,  français  ou  étrangers,  ont  été  consultés 
pour  l'élaboration  de  ce  nouveau  commentaire.  Il 
pourra  donc  l'utiliser  en  toute  confiance. 

Il  y  trouvera  la  réponse  à  bien  des  questions  qu'il 
se  pose,  comme  il  y  trouvera  un  aliment  spirituel  de 
premier  choix.  Tout  pasteur  et  tout  éducateur  pourra 
de  plus  s'en  servir  utilement  dans  ses  instructions, 
il  le  pourra  même  d'autant  mieux  qu'après  le  com- 
mentaire (de  la  Passion  et  de  la  Résurrection),  il  ren- 
contrera de  longs  paragraphes  sur  les  leçons  qui 
découlent  de  ces  mystères. 

En  un  mot,  ce  commentaire,  précédé  d'une  traduction 
sur  le  texte  grec,  peut  devenir  occasion  d'une  plus 
intense    «  Présence  du  Catholicisme  j>    dans  le  monde. 


Librairie   P.    TEQUI,    82,   rue   Bonaparte   -   Paris    (6*> 


FOI  ET  INTERROGATION 

par 
HENRY    DUMÉRY 


Cet  essai  n'est  ni  une  étude  théologique  sur  la  foi  ni  un  écrit 
apologétique.  Il  est  un  témoignage  et  il  définit  une  attitude. 

L'auteur  y  poursuit  un  dialogue  avec  l'incroyance  contemporaine. 
Il  affronte  les  objections  des  nouveaux  professeurs  d'athéisme  : 
Sartre,  Merleau-Ponty,  Camus,  Polin.  Et  il  tente  de  montrer  que 
la  foi  chrétienne  n'est  ni  un  alibi  du  courage  ni  une  abdication 
de  la  liberté.  A  la  foi-démission,  qui  trahit  l'engagement  chrétien, 
il  oppose  la  foi-promotion,  celle  qui  interroge,  qui  cherche  et  qui 
préfère  l'initiative  à  la   sécurité. 

A  notre  connaissance,  11  n'existe  nulle  part  dans  la  littérature 
chrétienne  d'aujourd'hui,  une  telle  volonté  de  reprendre  aux  jeunes 
maîtres  athées  le  droit  d'affirmer  que  l'homme  est  un  être  qui  se 
fait,  —  hardi  créateur  de  soi  par  soi,  artisan  libre  et  responsable 
de  sa  destinée.  Mais  cette  autonomie  de  l'homme,  loin  d'impliquer 
la  mort  de  Dieu,  comme  le  croit  l'existentialisme  néo-nietzschéen, 
exige  au  contraire  l'intervention  libératrice  de  la  grâce.  Ainsi, 
l'humanisme  redevient  chrétien,  non  par  accident,  mais  par 
essence. 

L'intérêt  de  l'ouvrage  réside  dans  l'honnêteté  de  la  discussion 
avec  les  incroyants,  dans  le  scrupule  apporté  à  prouver  qu'ils  ne 
vont  pas  jusqu'au  bout  de  leur  véritable  pensée. 

D'autre  part,  l'auteur  a  su  joindre  à  ses  exposés  théoriques  des 
suggestions  pratiques.  Ses  études  sur  le  comportement  des  catho- 
liques dans  l'Eglise,  la  famille,  la  Cité,  ont  de  tels  accents  de 
sincérité,  une  telle  acuité  critique,  parfois  une  telle  verdeur,  que 
nul   ne   pourra   rester  indifférent. 

Livre  de  réflexion  et  d'action,  de  clairvoyance  et  de  fierté  chré- 
tienne. Foi  et  interrogation  s'adresse  à  tous  ceux  qui  désirent 
ranimer  en  eux,  avec  la  Joie  de  penser,  le  courage  de  vivre. 


Librairie   P.    TEQUI,    82,   rue   Bonaparte,   Paris-Vl» 

dai»  la  collection  «  Présence  du  Catholicisme  ■»  : 

Michel    DURAND 
des  Missionnaires  diocésains  de  Bayeux 

GUIDES  VIVANTS   SUR   NOS   ROUTES 


€  Guides  Vivants  >...  On  s'attend  à  voir  présenter  des 
contemporains!  On  ouvre  le  livre.  Et  quoi?  Des  portraits 
de  Saints.  Et  des  portraits  sous  forme  de  sermons. 

Est-ce   une    gageure? 

Non. 

Un  mari,  un  père  de  famille,  au  milieu  du  xx*  siècle, 
peut  se  mettre  à  l'école  de  saint  Louis  :  il  ne  sera  ni 
désemparé,  ni  déçu.  Sainte  Jeanne  de  Chantai  ne  «  date  » 
pas  pour  une  maîtresse  de  maison  d'aujourd'hui.  Tout 
prêtre  reconnaît  dans  le  Bon  Curé  d'Ars  un  «  confrère  » 
dont  il  a  tout  à  apprendre.  L'itinéraire  de  saint  Ignace 
de  Loyola  est  parlant  pour  un  jeune,  pour  un  homme 
au  cœur  bien  né;  et  celui  de  Thérèse  de  Lisieux  pour  une 
jeune  fille.  Bien  des  malades  trouveront  certainement 
plus  de  réconfort  à  regarder  la  petite  Bernadette,  leur 
sœur,  qu'à  lire  des  traités  sur  la  valeur  de  la  souffrance. 
Et  quel  enfant  ne  serait  séduit  par  l'héroïsme  de  Maria 
Goretti? 

Ces  saints,  ces  saintes-là,  et  bien  d'autres,  sont  des 
Guides  tout  désignés  pour  quiconque  chemine  sur  les 
routes  de  la  vie.  La  Très  Sainte  Vierge  ferme  leur  cortège 
comme  leur  Reine  à  tous. 

C'est  ce  que  l'auteur  de  ces  pages  a  voulu  mettre  en 
lumière. 

L'   «   auteur  »...  il  faut  plutôt  dire  le  «   prédicateur  ». 

Ce  n'est  point  par  procédé  littéraire  que  ces  portraits 
se  présentent  sous  forme  de  sermons  :  c'est  leur  forme 
naturelle.  Il  eut  été  artificiel  de  les  en  dépouiller  à 
l'édition. 

Ces  sermons  étaient  donnés  aux  assistants  des  Messes 
de  Trouville,  l'été  1952.  On  leur  a  porté  assez  d'intérêt 
pour  les  faire  publier,  comme  eu  témoigne  l'un  des  audi- 
teurs,  le   Général   du   Vigier,   dans   sa   préface. 

Beaucoup  de  livres  tentent  de  s'imposer  au  public.  Ici 
c'est  le  contraire  :  le  public  a  imposé  le  livre.  C'est  sans 
doute  sa  meilleure  recommandation. 


Librairie   P.   TEQUI,   8,   rue   Bonaparte,  8    —  Paris   (6») 
Vient  de  paraître  dans  la  collection  «  NOTRE  MONDE  » 

LA    PHÉNOMÉNOLOGIE 

par 
Francis  JEANSON 


Méthode  de  description  de  l'hnmain,  la  phénoméno- 
logie a  déjà  manifesté  son  exceptionnelle  fécondité  dans 
l'étude  des  comportements  humains,  qu'ils  soient  phé- 
nomènes de  la  conscience  individuelle  ou  phénomènes 
historiques  et  sociaux.  Mais  sa  vogue  actuelle  lui  vient 
en  outre  de  l'usage  qui  en  est  fait  par  l'existentialisme, 
et  singulièrement  par  Sartre  et  Merleau-Ponty  —  dont 
le  rôle  est  d'ailleurs  considérable  dans  l'élaboration  de 
cette  méthode  telle  que  nous  la  connaissons  aujourd'h«i. 

De  cette  phénoménologie  actuelle,  aucun  exposé  d'en- 
semble n'avait  encore  été  proposé  au  public,  et  le  pré- 
sent ouvrage  vise  d'abord  à  combler  cette  lacune,  à 
l'intention  du  public  déjà  fort  étendu  que  cette  question 
intéresse  et  qui  n'est  évidemment  pas  composé  de  spé- 
cialistes de  la  technique  philosophique.  Il  convenait  donc 
d'aborder  le  sujet  de  la  façon  la  plus  simple,  en  un 
langage  accessible  à  tous,  sans  toutefois  sacrifier  la  rela- 
tive complexité  de  certains  aspects  essentiels.  Dans  ce 
but,  l'auteur  a  préféré  adopter  d'emblée  un  ton  person- 
nel et,  dans  son  introduction,  jouer  en  quelque  sorte 
«  cartes  sur  table  ».  Les  divers  chapitres  du  livre  s'orga- 
nisent ensuite  selon  une  progression  qui  vise  à  fami- 
liariser le  lecteur  avec  l'usage  même  de  la  méthode  avant 
d'en   fournir  l'exposé  théorique. 


Librairie  P.   TEQUI,   82,   rue   Bonaparte,  Paris   (6') 

LE    DIALOGUE 

par 
Jacques  DELESALLE 

Le  langage  est  au  centre  des  problèmes  philosophiques 
que  la  pensée  moderne  a  redécouverts.  L'existentialisme, 
d'une  part,  le  marxisme  et  ses  prolongements  politiques, 
de  l'autre,  nous  ont  fait  mesurer  la  distance  qui  nous 
sépare  de  la  raison,  ils  nous  ont  rappris  combien  était 
fragile  la  promesse  d'humanité  que  chacun  porte  en  soi. 

Le  présent  essai  prend  acte  de  l'inquiétude  qui  pèse 
sur  notre  temps.  Il  rappelle  que  le  langage  est  une  pensée 
naissante,  le  dialogue  une  communication  incertaine. 
Dans  un  premier  chapitre,  l'auteur  montre  le  langage 
tendu  entre  le  sensible  et  l'Idée,  dépassant  l'un  mais 
inégal  à  l'autre,  et  toujours  tenté  d'enrôler  l'universel 
précaire  dont  il  s'inspire  au  service  de  la  violence  et  de 
la  ruse. 

Un  second  chapitre  analyse  le  dialogue.  De  même  que 
la  sensation  fait  obstacle  au  triomphe  de  la  raison,  le 
sentiment  interdit  l'établissement  d'une  véritable  commu- 
nauté humaine.  Parce  que  la  distinction  des  consciences 
reste  invincible  aux  industries  les  plus  subtiles,  aux 
élans  les  plus  fervents  de  l'amour,  la  vie  d'un  sentiment 
vrai  consiste  en  un  jeu  de  questions  et  de  réponses  qui 
évoquent  le  silence  mais  ne  sauraient  s'y  abolir  sans 
équivoque.  «  La  taciturnité  est  un  attribut  de  la  pléni- 
tude »,  a  écrit  Kafka.  Pour  l'homme  elle  est,  le  plus 
souvent,   le   signe  de  la  défaite. 

Enfin  une  dernière  partie  «  éclaire  »  (au  sens  jasper- 
sien  du  mot)  les  «  situations-limites  »  évoquées  par  les 
deux  premières.  Le  premier  chapitre  étudiait  le  langage, 
le  second  analysait  le  dialogue,  le  troisième  s'intitule 
«  Le  Verbe  ».  Et  il  précise  que  le  principe  de  tout  langage 
et  de  toute  communication  ne  peut  être  ni  la  Raison  des 
philosophes  ni  l'arbitraire  de  l'existant  humain,  mais 
l'unité  de  ces  deux  aspects  ou,  mieux,  la  synthèse  vivante 
de  la  Raison  universelle  et  du  parti-pris  de  l'existence  : 
Jésus-Christ.  Le  Christ  «  qui  facit  utraque  unum  »  est 
à  la  fois  la  Conscience  absolue  qui  comprend  les  inter- 
locuteurs et  fonde  leur  dialogue,  et  le  partenaire  vivant 
qui   s'engage   dans   ce  dialogue   et  le   fait  progresser. 


Librairie  P.  TEQUI,   82,  rue  Bonaparte,  Paris   (6") 
Collection    «  PRESENCE    DU    CATHOLICISME  > 

LA  SAINTETÉ  DE  LA  MÈRE  DE  DIEU 

par  Mgr  SOUBIGOU,  les  Chanoines  BLOND  et  CATTA 
et  les  RR.PP.  GERLAUD,  O.P.,  et  HOLSTEIN,  s.j. 


Qui  ne  saluerait  avec  joie  le  renouveau  des  études 
mariales  dont  nous  sommes  les  témoins?  Le  culte 
de  la  Mère  de  Dieu  et  la  filiale  dévotion  à  son  endroit 
ne  veulent  pas  se  fonder  sur  une  connaissance  rudi- 
mentaire  de  ses  mystères  ou  un  pur  attrait  senti- 
mental. La  foi  cherche,  dans  ce  domaine  également, 
à  s'éclairer  toujours  davantage. 

Auprès  des  théologies  mariales,  qui  étudient  l'en- 
semble des  questions,  il  y  a  place  pour  des  travaux 
plus  délimités.  Le  présent  volume  sur  «  La  Sainteté 
de  la  Mère  de  Dieu  »  envisage  un  thème  qui,  théo- 
logique dans  ses  multiples  aperçus,  ouvre  sur  la  vie 
spirituelle  des  horizons  insoupçonnés.  Une  équipe 
de  travailleurs,  rattachés  au  Centre  d'Etudes  et  de 
Recherches  Mariales  d'Angers  (C.E.R.M.A.),  a  traité 
ce  thème  en  douze  leçons,  dont  on  trouvera  ici 
l'essentiel.  Les  chapitres  sont  signés  respectivement 
par  Mgr  Soubigou,  MM.  les  chanoines  Blond  et  Catta, 
les  RR.PP.  Gerlaud  et  Holstcin.  Us  envisagent  la 
sainteté  de  Marie  dans  l'Ecriture,  les  Pères,  la  litur- 
gie; ils  parlent  de  l'aspect  maternel  et  virginal  de 
cette  sainteté;  de  l'influence  du  Saint-Esprit  sur 
Marie;  de  sa  sainteté  initiale,  progressive  et  termi- 
nale. Us  envisagent  l'absence  de  toute  faute  en  Marie, 
ses  vertus,  ses  mérites,  ses  soudrances  et  sa  prière. 
L'Assomption  est  le  couronnement  de  cette  sainteté 
mariale  que  ce  volume  présente  à  notre  étude  et  à 
notre  contemplation. 


Librairie    P.    TEQUI,    82,    rue    Bonaparte    -    Paris    (6*) 

L'EUCHARrSTIE 

par  le  R.P.  TREVIKO 


Voici  l'édition  française  d'un  livre  déjà  traduit  en 
plusieurs  langues  (Anglais,  Italien,  Hollandais,  etc.). 
L'Auteur,  le  P.  Trevino,  prêtre  mexicain,  appartient  à  une 
jeune  Congrégation  déjà  florissante  qui  fut  fondée  par 
un  Religieux  français.  Il  aime  notre  pays,  il  en  connaît 
la  langue  et  les  écrivains  religieux  et  ascétiques  qu'il  se 
plaît  à  citer  à  l'occasion. 

Son  livre  «  L'Eucharistie  »  est  une  riche  synthèse  des 
merveilles  insondables  que  le  Cœur  de  Jésus  a  accumu- 
lées dans  ce  Sacrement  d'amour  où  II  nous  a  aimés 
jusqu'à  l'excès.  Il  a  su  mettre  en  lumière  attirante  toutes 
les  richesses  du  dogme  eucharistique  et  il  le  fait  d'une 
façon  saisissante,  prenante  et  très  pieuse  à  la  fois,  dans 
un  style  imagé,  plein  de  chaleur  qui  est  de  nature  à 
émouvoir  les  âmes  et  à  leur  faire  mieux  comprendre  et 
aimer  l'Eucharistie. 

Nous  croyons  que  dès  le  début  de  ce  livre  on  se  sentira 
captivé  par  cette  suite  de  tableaux  très  vivants  qui  font 
défiler  devant  notre  âme  d'abord  les  précurseurs  des  âmes 
eucharistiques  comme  Madeleine  et  saint  Jean,  puis  cette 
extrême  bonté  de  Jésus  que  rien  n'arrête,  —  ni  l'ingra- 
titude des  hommes,  ni  les  outrages  qui  l'attendent  au 
cours  des  siècles,  —  pour  instituer  ce  sacrement,  la  veille 
même  de  sa  Passion,  dans  la  nuit  de  la  trahison,  et  cela 
afin  de  ne  pas  nous  laisser  orphelins,  de  consoler  nos 
tristesses  et  nos  chagrins,  de  renouveler  sans  cesse  parmi 
nous  son  sacrifice  de  la  croix  et  de  nous  en  appliquer 
les  mérites,  de  nous  apprendre  enfin  à  nous  donner  à 
Lui  comme  II  se  donne  à  nous  totalement,  pour  toujours. 


Imprimerie  P.  TEQUI,  86,  rue  Bonaparte,  Paris  (6') 

Imprimé  en  France 


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1572 
Les  sources,  .G6  . 


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2H  6».  JO  St.  Micirul's  Street,  OxforvI 


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